• André Thérive (Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques, 25 août 1928)

    André Thérive (Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques, 25 août 1928)André Thérive (Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques, 25 août 1928)

    LES “SANS-AME”

    Vers une religion nouvelle

                         par PIERRE MAC ORLAN.

        J'emprunte le titre de cette chronique au livre de M. André Thérive. Il me paraît s'appliquer non seulement au remarquable roman d'un grand écrivain, mais encore à tous ceux qui errent dans les rues ou à travers les accessoires de la rue, comme des « corps sans âme ». Vulgairement, un corps sans âme est un personnage désemparé. C'est un fantôme provisoire, qui appartient, quand il a dépassé un certain âge, aux romanciers, et qui irrite les parents quand il est jeune. Cette phrase : « As-tu fini de tourner comme un corps sans âme ? » ne fait présager rien de bon pour un enfant. Ce malaise, qui parfois précède les enthousiasmes saugrenus de la puberté, chez un adolescent isolé, s'empare quelquefois de l'humanité quand il arrive à celle-ci de retomber dans cet état de transition qui n'est plus l'enfance et qui n'est pas encore l'adolescence.
        En ce moment, l'humanité, secouée par quelques crises parfaitement connues, cherche, comme un corps sans âme, une issue pour sortir de ces vieilles chambres à coucher. Mis à part les paysans qui appartiennent aux choses du sol, comme l'arbre et l'herbe, le reste des hommes travaille parce que le travail est une obligation sociale qui entraîne la mort quand on se refuse à l'accepter. Mais personne ne sait plus très bien vers quelle apothéose morale le travail de chacun doit aboutir. Beaucoup craignent que des guerres nouvelles ne soient le résultat de leurs petits efforts quotidiens et d'autres pensent que vingt années de bureau consciencieusement vécues au goût de l'administration se convertiront en un phénomène instantané d'insécurité absolue.
        Je pense que cette insécurité, devinée et crainte, est la seule raison qui le puisse expliquer l'inquiétude générale. Nous sommes encore loin d'une religion nouvelle, qui pourrait enfin donner une expression à la fois littéraire et morale aux petits mystères sociaux de notre temps.
        Pour l'instant, nous connaissons de nombreuses petites religions, que l'on pourrait dire de poche, car on emporte avec soi les objets du culte. Le scapulaire cède la place à l'éléphant blanc, au sou percé et à toutes les matérialisations plus ou moins décoratives de l'espoir de conjurer le mauvais sort. Au moment même où la science nous donne la T. S. F., la télévision et toutes les merveilles qui attendent dans des laboratoires leur forme définitive et publique, la croyance en la fatalité triomphante domine les hommes. On conduit une vingt-cinq chevaux sous la protection d'une poupée-mascotte, et l'on prend la route en touchant du bois. Tout cela éparpille cette force, la crédulité humaine, en mille petites chapelles qui, réunies au profil d'une entreprise sentimentale, pourraient cette fois constituer une force capable de bâtir, elle aussi, des cathédrales. Rien n'est plus émouvant et plus séduisant qu'un effort formidable quand il aboutit à la réalisation d'une œuvre qui ne s'adapte à rien de pratique, mais dont on peut dire qu'elle a été édifiée avec toutes les forces sentimentales, secrètes et inemployées, d'un nombre illimité d'individus.
        Quelques-uns se dirigent bien encore vers les anciens temples. Mais dans cette foule qui prie, combien sont prêts aux suprêmes sacrifices pour la défense de leur foi ? Il est évident qu'une religion nouvelle, et qui tiendra compte vraiment de la présence du pauvre et du riche pourra ressusciter cet état de grâce qui insensibilise les fidèles contre les supplices des bourreaux et les boniments goguenards des sceptiques. Des mots seront revalorisés, en quelque sorte, des mots usés jusqu'à la corde comme : honneur, vertu, fidélité, fraternité, justice, etc. Le mot liberté a tout de même gardé un peu de sa valeur sentimentale, et je crois qu'il restera l'idéal le plus pur d'une société qui va excessivement vite vers un destin que j'ignore.
        Ce qu'on pourrait espérer de cette religion nouvelle serait qu'elle fût moins soumise à cet hypocrite amour de l'humanité pour elle-même. Il est convenu de présenter la race humaine en un seul bloc. Si au point de vue physique cette estimation, peut paraître assez logique, il n'en est pas ainsi au point de vue spirituel. L'expérience a prouvé qu'en général les hommes n'étaient point organisés pour vivre ensemble. La peur, et quelquefois des cas assez prévus de folie collective peuvent les rapprocher pour quelque temps. Ils tâchent alors, et sincèrement, de donner un sens pratique aux mots cités plus haut. L'indifférence – quand ce n'est pas la haine – des hommes pour les autres hommes est malgré tout impressionnante. Mais c'est de cette haine, ou simplement de cette indifférence que naît cette bonté purement littéraire qui donne à certaines personnes sensibles des regrets distingués. Ces regrets distingués, soumis aux exigences de la liberté de penser, deviennent des romans qui sont émouvants, parce que chacun, en les lisant, se sent un peu responsable de cette angoisse, de cette tristesse et de ce mystère, qui donnent aux créations littéraires une vérité qu'il est difficile de découvrir sans le secours de certains intermédiaires, bons conducteurs des petites forces secrètes qui nous animent.
        M. André Thérive vient d'écrire un roman tel que l'époque l'exige, c'est-à-dire un témoignage devant quelques cas de désespoir, que la plupart des hommes ne peuvent contrôler que par l'intermédiaire d'un écrivain. L'honnêteté d'un écrivain est l'équivalent, à elle seule, de l'honnêteté de sept mille personnes. Ce qui indique déjà un « tirage » satisfaisant. Le livre de Thérive me paraît – je ne suis pas un critique littéraire, et c'est pour cette raison que je prends quelques précautions – ce roman, Sans âme, me parait un des livres les plus curieux de notre époque. C'est un livre d'aventures qui pénètre en profondeur dans l'arrière-boutique cérébrale de deux filles et de quelques hommes parfaitement dépourvus de ce pittoresque social qui facilite les recherches. Il est difficile d'émouvoir plus honnêtement ; sans ruse et sans se mêler soi-même à la misère des autres.
        Lucette et Lydia sont deux jeunes femmes absolument réduites aux apparences de toutes celles qui peuplent la rue, pour un soir... un soir de 14 juillet, par exemple. Elles n'offrent rien de conventionnel, cependant, car s'il y a des lois dans la vie des hommes, rien de conventionnel n'existe réellement. Et c'est ce qui donne à notre existence cet attrait dont les plus déshérités demeurent les esclaves...
        Lucette et Lydia, jeunes filles, ne sont pas des filles publiques. Leur sentimentalité est d'une qualité plus fine. Elle est même tout à fait délicate chez Lydia. Les deux femmes cherchent à se défendre de l'homme, mais par des moyens qui reflètent très bien le désarroi sentimental de notre temps. Autour de ces trois personnages – les deux femmes et l'homme qui est entré dans la vie de ces deux femmes – un décor assez commun et très familier prend une qualité extraordinaire et se peuple de fantômes grâce à M. Comte, qui mesure les réactions motrices et sexuelles des sergentes salutistes, grâce à M. Pardoux, qui sait se déboîter légèrement les parois de la fontanelle comme Philoxénès, mage autrichien, et grâce à la présence de Mme Lormier et des fidèles de l'antoinisme. Le fantastique, qui emprunte souvent les formes les plus mesquines pour se glisser sous les portes les mieux closes, entre par quelques fissures, dans ce livre, qu'un autre écrivain aurait peut-être – je pense à Charles-Louis Philippe – mieux fermé. C'est pourquoi je préfère la sensibilité de M. Thérive et son art qui n'est pas imperméabilisé.
        Ce livre est mobile comme la vie et la mort. Thérive a tenu compte de la mobilité de la matière. Ces personnages sont maintenus au rythme de la vie. En lisant ce roman, on n'éprouve pas cette impression de trébucher comme celui qui, sans habitude, tente de poser le pied sur un escalier roulant. Notre propre part de mystère et de tragique se mêle sans effort aux créations de l'écrivain. C'est ainsi qu'il faut voir et aimer la rue ; c'est du moins ainsi que j'aime à entendre parler de la rue, d'une ville que je connais, et de fantômes qui, çà et là, semblent agir inutilement pour le plaisir pervers d'on ne sait qui. Dans le livre de Thérive, chacun cherche à sa façon la connaissance de Dieu. Cette recherche de la connaissance de Dieu pour des gens qui n'ont plus confiance dans les anciennes directives est encore un des éléments du fantastique social de notre temps. Certains, parmi les plus pauvres en imagination vont jusqu'au couperet de la guillotine pour atteindre la révélation. C'est tout cela et autre chose que je ne peux juger et qui appartient à André Thérive, qui font de son dernier roman une œuvre dont l'importance a déjà été soulignée, sans doute depuis longtemps.
                                                           Pierre MAC ORLAN.

    Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques, 25 août 1928


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