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Chronique de la Semaine (Le Grand écho du Nord de la France, 30 juin 1912)
Chronique
de la SemaineIl n'y a plus de « prophètes ». Le dernier vient de succomber ou, comme disent ses disciples, de se « désincarner », car vous pensez bien qu'un prophète ne peut mourir tout simplement comme vous et moi. Le « désincarné » se nommait Antoine prosaïquement, mais ses fidèles l'appelaient « le Père ». Entendez bien qu'ils ne disaient pas le « Père Antoine », ce qui eût évoqué un mauvais calembour et eût nui au prestige du Prophète, mais « le Père » tout court. Cela vous a une tout autre allure.
« Le Père » avait commencé modestement par être employé d'usine, puis encaisseur ; il s'était ensuite occupé d'assurance et ne s'était établi prophète, fondateur de religion, thaumaturge et guérisseur que sur le tard. Mieux vaut tard que jamais, n'est-ce pas ? Antoine avait mieux réussi comme prophète que comme employé. Il avait fondé le culte antoiniste, réuni des milliers d'adhérents – une pétition présentée au Gouvernement belge pour que la religion nouvelle fût reconnue par l'Etat, recueillit, paraît-il, cent mille signatures, – et bâti un temple à Jemmapes. C'est dans ce temple qu'il a été « désincarné » par une attaque d'apoplexie, non sans avoir eu le temps de léguer sa succession à sa femme : « la Mère », qui, annonce un avis officiel, continuera sa mission. « Mère montera à la tribune pour les opérations générales, les quatre premiers jours de la semaine, à dix heures ».
Cette phrase évoque invinciblement le souvenir de l'épitaphe fameuse : « Sa veuve inconsolable continue son commerce, à la même adresse, rue... », dont on se gaussa jadis.*
* *Il y eut de tous temps des thaumaturges, et Antoine ne terminera pas la série ; d'autres viendront qui connaîtront comme lui les succès, la gloire. Mais Antoine nous intéresse spécialement parce que son « temple » était voisin de notre région et que le « Culte antoiniste » avait des adeptes chez nous.
Récemment, aux environs de Caudry, on mena grand bruit autour d'une fillette impotente qui s'était bien trouvée, paraît-il, d'un voyage à Jemmapes. On allait la voir de tous côtés et elle contait volontiers son histoire aux visiteurs. Antoine y gagna assurément quelques adhérents dans notre région. On allait d'ailleurs en foules nombreuses à Jemmapes. Notre époque se targue volontiers de scepticisme, voire d'incrédulité ; ce n'est qu'une apparence. Au fond, les hommes sont restés, en 1912, ce qu'ils étaient il y a des siècles et des siècles. Ils le sont restés moralement et physiquement. Ne vient-on pas de nous révéler, d'après de très sérieuses constatations scientifiques et médicales que « les hommes des cavernes », ces ancêtres très éloignés, étaient arthritiques ? Que des Egyptiennes momifiées portaient des stigmates très nets d'appendicite ? Voire que la neurasthénie sévissait à l'âge de pierre ? – déjà ! Les lésions tuberculeuses ne sont point rares sur des cadavres vieux de milliers et de milliers d'années. Toutes les maladies que nous avons coutume d'attribuer à notre époque, d'imputer à notre civilisation avancée, tourmentaient déjà nos sauvages aïeux. La caverne creusée dans le roc, la vie en plein air, purement animale presque, ne les en défendaient pas.*
* *Et quand la « Mère » montera, les quatre premiers jours de la semaine à la tribune, pour les opérations générales, ne croyez-vous pas qu'elle aura un petit air de ces pythonisses antiques, dont la tribune était un trépied ? On les soupçonne d'avoir connu maints secrets scientifiques que nous avons redécouverts : peut-être, par exemple, l'électricité leur était-elle familière, comme à nous. Certaines descriptions, données par les auteurs grecs, permettraient, du moins, de le supposer, sans faire la part trop large à l'imagination. Que savons-nous, d'ailleurs, de la vie antique ? Fort peu de choses. Il n'est venu jusqu'à nous qu'un nombre minime d'écrits, de rares manuscrits. Les arts – si parfaits que nous les admirons encore, sans pouvoir toujours les égaler – des civilisations disparues ne s'accommodaient point, assurément, d'une culture générale médiocre. Et pourquoi serait-il déraisonnable de supposer que, scientifiquement, les contemporains de ces artistes ne leur étaient point inférieurs ?
Ce sont là des problèmes sur lesquels notre amour-propre n'aime guère méditer. Il nous plaît de nous croire supérieurs à ceux qui vécurent avant nous. Nous avons inventé le Progrès pour nous persuader plus facilement de cette supériorité dont nous nous enorgueillissons. Et nous allons répétant sans cesse : « l'Humanité marche ». Est-ce bien certain ? Peut-être tourne-t-elle simplement comme les vieux chevaux des manèges paysans. Chaque génération nouvelle condamne ce que la précédente avait érigé en dogme, et réhabilite ce qu'elle avait condamné. Ne lisais-je pas, l'autre jour, que d'éminents médecins n'étaient pas éloignés d'en revenir à la théorie des humeurs, dont Molière se moqua si fort en caricaturant les Diafoirus de son temps !
Alors ?... Après tout, la vie est si courte que, peut-être, vaut-il mieux laisser aux hommes leurs illusions. Les moins intelligents d'aujourd'hui se croient de bonne foi, très supérieurs aux plus éminents d'autrefois. Pourquoi, diable essayer de les détromper ? Y réussirait-on, au surplus ?Le Grand écho du Nord de la France, 30 juin 1912
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