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Chronique judiciaire - Crédulité (La Meuse, 10 septembre 1922)(Belgicapress)
CHRONIQUE JUDICIAIRE
CREDULITE
– On se trouve devant un monument de crédulité, disait M. le substitut Coart en son réquisitoire. On connaissait les esprits frappeurs. Il s'agit ici d'esprits tapeurs !
Le 30 juillet, Mme Marguerite R..., épouse L..., et sa sœur, Mme Marie R..., d'Ans, allant faire une course à Mons-Crotteux, rencontrèrent une femme inconnue qui les aborda et leur demanda un renseignement. Après les avoir dévisagées, elle dit à brûle-pourpoint à l'une d'elles :
– Vous êtes malade.
– Oui, répondit Mme Marie R...
– Si vous voulez, dans trois semaines vous serez guérie, riposta l'inconnue.
Mme L... intervint pour dire qu'elle avait un petit-fils également malade depuis près de trois ans et qu'elle serait heureuse si on pouvait lui rendre la santé.
La femme promit aussi de le guérir.
Elle donna son adresse par écrit. C'était Marie G..., veuve P..., 59 ans, ménagère, à Jemeppe. Elle fixa rendez-vous chez elle pour le vendredi suivant (parce que, – affirmait-elle, – le vendredi était le meilleur jour !).
Les deux sœurs s'y rendirent. La guérisseuse s'était fait apporter une chemise de l'enfant, afin de se rendre compte de quels mauvais esprits « le travaillaient ».
Cette femme leur avait parlé du père Antoine, de spiritisme. Elle annonçait qu'elle dirait des prières, qu'elle ferait une neuvaine. Elle racontait également d'étonnantes guérisons obtenues par son intervention.
Marie G... dit aux visiteurs que ce serait elle qui se rendrait chez elles le lundi suivant.
On devait, au cours de cette visite, lui remettre une somme de 90 francs : une des dames, 50 francs ; l'autre, 40 francs.
Elle apporta, dans ce but, deux enveloppes, sur lesquelles elle avait inscrit les sommes à y déposer. L'argent fut inséré dans les enveloppes.
Puis, en présence des dames R..., du père et de la mère de l'enfant malade, la guérisseuse commença ses opérations.
Après avoir écarté les assistants, car, disait-elle, les esprits devaient l'entourer, elle intercala les enveloppes dans un grand livre de prières, où elles disparaissaient complètement, puis s'absorba dans ses méditations et ses prières. A plusieurs reprises, elle tourna les feuillets du livre. La cérémonie terminée, elle plaça les enveloppes sous un pot à fleurs, défendit d'y toucher et annonça qu'elle viendrait les reprendre elle-même pour continuer les opérations et chasser définitivement les esprits. Elle avait, d'ailleurs, annoncé que « l'affaire marchait bien ».
Une des dames R... eut, néanmoins, des soupçons. Certains gestes de la guérisseuse lui avaient paru suspects lorsqu'elle feuilletait le livre de prières.
Mais sa sœur lui présenta de sévères observations quand elle manifesta ses soupçons et lui dit :
– Vous êtes une sotte !...
Toujours est-il que les soupçons étaient éveillés et que l'on toucha aux deux enveloppes, que chacune en reporta une chez soi, qu'on les examina à la lumière pour en découvrir le contenu.
Marie G... ne s'étant pas présentée au jour fixé par elle, on les ouvrit. Etait-ce cette main sacrilège portée sur les enveloppes qui rompit le charme ? Etait-ce une juste punition des esprits irrités ? Toujours est-il que, dans les enveloppes, on trouva un morceau de journal, au lieu des billets de banque !...
Les gens mal intentionnés prétendent que Marie G... avait, en lisant dans le livre, en feuilletant les pages, en s'absorbant dans ses méditations, substitué deux autres enveloppes aux enveloppes contenant l'argent.
– C'étaient les honoraires des esprits !... estime le ministère public, M. le substitut Coart.
Nous allions oublier de dire que Marie G... avait écrit aux R... deux lettres. Dans l'une, elle estimait que la chemise – avec trous – de l'enfant qu'on lui avait confiée était insuffisante. Et elle réclamait 20 francs.
Les esprits ne voulaient pas se laisser expulser et réclamaient un petit supplément !...
Dans la seconde lettre, Marie G... écrivait que « l'ouvrage était fort, qu'il y avait deux esprit, à combattre ». Elle annonçait sa visite avec un jour de retard. Elle arriva, en effet. Une des dames R... lui conta qu'elle avait disposé des 50 francs à l'insu de son mari, que celui-ci était très mécontent, etc.
Marie G... le prit de haut. Elle restitua aussitôt les 50 francs, mais elle ajouta qu'elle ne s'occuperait plus d'elle, la vit-elle mourir devant elle.
Elle annonça qu'elle reviendrait le lendemain.
Mais le charme était rompu. La police avait été prévenue, et, lorsque Marie G... se présenta, elle fut mise en état d'arrestation.
Elle tenta de déchirer les enveloppes contenant les morceaux de journaux. Le policier fut obligé de lui saisir le poignet pour l'en empêcher.
Marie G... dénie tout cela. Les 90 francs lui ont été remis, non pas sur sa promesse de chasser les esprits et de guérir les malades, mais en prêt pour acheter un poêle. Elle a remboursé 50 francs le lendemain du jour convenu et se rendait chez R... pour rembourser le solde, soit 40 francs, lorsque la police est intervenue.
Cette version est controuvée par cette circonstance que, lorsqu'elle fut arrêtée, elle n'était porteuse que de quelques francs.
Il a été également question d'une corde à cinq nœuds que la prévenue avait donnée à la mère de l'enfant malade et qu'elle devait se passer autour du corps.
Le ministère public a rappelé que Marie G... avait eu une existence bien remplie. Depuis la loi d'amnistie, elle a déjà été condamnée deux fois.
Me Mourquin a présenté la défense de la prévenue. Il a plaidé que Marie G... avait agi de bonne foi, avec une conviction profonde en l'efficacité des moyens employés.
Le Tribunal – juge unique, M. Goossens – a estimé que l'escroquerie était établie. Il a condamné la prévenue à trois mois de prison et à 300 francs d'amende.La Meuse, 10 septembre 1922 (source : Belgicapress)
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