• G. Lenotre - Guérisseurs (Le Monde illustré, 6 juillet 1912)

    G. Lenotre - Guérisseurs (Le Monde illustré, 6 juillet 1912)

     Pages d’autrefois

    GUÉRISSEURS

        Le métier de bienfaiteur de l'humanité comporte, bien assurément, certaines satisfactions intimes ; mais il ne va pas sans inconvénients et ceux qui l'exercent doivent s'attendre à nombre d'avanies. La disparition récente d'Antoine le Guérisseur, qui opérait dans le Hainaut belge et français, suscite cette constatation peu engageante. Antoine était certainement un brave homme, il ne donnait aux gens que de bons conseils : prier, avoir la foi, espérer avec confiance. Il arriva que certains malades se trouvèrent bien de ses avis et recouvrèrent, en les suivant, la santé, ce qui n'a rien de très étonnant par ces temps de neurasthénie générale. On eût dû encourager ce placide et inoffensif prophète et l'aide dans sa charitable mission. Mais sa popularité était grande ; quand il passait dans un village, l'auberge où il descendait était aussitôt assiégée d'une foule anxieuse, avide de l'approcher, d'écouter sa parole... et ceci passait, aux yeux de l'autorité, pour un désordre social. Comment ! un homme sans diplôme, sans titre, se permettait de prêcher aux malheureux la foi en Dieu et l'énergie morale ! C'était là, manifestement, une infraction à l'ordre établi, et l'autorité s'en inquiétait, autant sinon plus que de l'audace des apaches. Et le guérisseur fut surveillé, traqué, molesté et réprimandé comme s'il eût commis des crimes.
        Pareil mécompte advint jadis au zouave Jacob. Les gens d'un certain âge n'ont pas oublié l'enthousiasme étonné de Paris, de la France entière, quand, dans les dernières années du second Empire, le bruit se répandit que ce militaire, simple trombone dans un régiment de la garde impériale, opérait des miracles. Les paralytiques se présentaient chez lui en rangs serrés : il les recevait, leur touchait la main, leur ordonnait « de se lever et de marcher » ; et beaucoup, assurait-on, sous l'impression de cette voix autoritaire, redescendaient l'escalier sans aide et se déclaraient guéris. Mystère de la suggestion et de la volonté ; problème irrésolu de l'emploi des forces occultes, dont les savants reconnaissent l'existence, mais dont ils interdisent la mise en œuvre. Le zouave Jacob eut à s'en expliquer devant « qui de droit ». Était-il un thaumaturge inspiré ou un vulgaire charlatan ? Peu importe ! il suffisait qu'un seul de ses adeptes eût obtenu quelque soulagement, pour qu'on dût, semble-t-il, stimuler le zèle du trombone-sorcier. Non pas ; il est interdit en France de soulager ses concitoyens, si l'on n'a, au préalable, obtenu la permission du commissaire de police. De tout temps il en fut ainsi, et il y aurait une bien curieuse histoire à écrire des guérisseurs non patentes, qui, depuis le moyen âge jusqu'à nos jours, ont essayé d'exercer, en dépit des persécutions et des railleries, leur mystérieux apostolat.
        Mme de Saint-Amour, dont M. Louis Villat nous révèle les aventures en une très curieuse étude récemment publiée, tiendrait, dans cette galerie de magiciens, une place honorable : son histoire est quasi merveilleuse et ressemble à un conte de fées. Née de parents français, en Hollande, le 11 novembre 1786, orpheline en bas âge, elle avait suivi, lors de la révolution, l'armée des émigrés, et vécu de l'existence errante des proscrits. Mariée en 1809 au capitaine Renaud de Saint-Amour, elle accompagna celui-ci dans sa vie de garnison, séjourna à Bayonne, à Arras, et se fixa enfin à Paris, en octobre 1826, pour surveiller l'éducation de son fils. Là elle rencontra un officier d'origine nantaise, Jacques Bernard, lequel avait étudié les théosophes, était quelque peu martiniste, et professait les doctrines de Swedenborg. Mme de Saint-Amour l'écouta avec extase : ils discutèrent ensemble de « la nouvelle Jérusalem » annoncée par l'Apocalypse et de bien autres choses encore. Toujours est-il que, lorsque Bernard mourut, en 1828, Mme de Saint-Amour, exaltée et purifiée par les entretiens qu'elle avait eus avec lui, manifesta une piété ardente : la prière et la contemplation absorbaient le meilleur de son temps, si bien que, à force d'avoir médité sur les livres saints, elle y découvrit que « Dieu accorde le don de guérir à ceux qui croient en lui ». Pleine de confiance, sûre de sa foi, elle en voulut tenter l'expérience, et s'aperçut, toute tremblante d'émotion et de reconnaissance, que, par la simple imposition des mains, elle avait ramené à la santé quelques enfants fiévreux. Très humble, elle reporta toute la gloire de ce miracle à l'ami disparu, à Bernard qui l'avait initiée à la vie dévote, et elle partit pour Nantes afin que profitassent, les premiers, de son don miraculeux, les compatriotes de son apôtre défunt.
        Elle avait alors quarante-deux ans ; c'était une petite femme très vive, très simple, très affable, toujours gaie et de bonne humeur, et qui n'avait rien d'une sorcière. L'ardeur de sa croyance, son originalité, l'attrait de sa conversation ont vite fait de grouper autour d'elle des amis très dévoués : son nom et sa réputation lui donnent accès dans les salons les plus fermés de la ville ; elle s'est installée rue du Bel-Air, non loin de l'église Saint-Émilien, et reçoit chez elle toutes les classes de la société. C'est, dans sa maison, un défilé ininterrompu de malades : « Les séances sont courtes, écrit M. Louis Villat, et dépourvues de tout appareil impressionnant. » Très simplement, Mme de Saint-Amour interroge, moins comme un médecin que comme un confesseur : « – Qu'avez-vous ? Telle infirmité. – Coyez-vous que Dieu, qui vous envoie le mal, puisse vous l'ôter ? – Oui. – Vous savez qu'il est dit dans l'Evangile : Demandez et il vous sera accordé ? – Oui. – Demandez donc avec moi, et dans ces sentiments, votre guérison... » Elle impose alors les mains et, dans le silence, transfigurée, elle prie avec ardeur. Chez le malade, d'abord inquiet, la confiance naît peu à peu, puis le calme, puis l'apaisement, et la guérisseuse le renvoie, disant : – « Allez, il vous est accordé suivant votre foi ou suivant la sincérité de votre prière. » (Mme de Saint-Amour, par Louis Villat. La Revue bleue du 24 août 1912.)
        Et les prodiges se multiplient : un paralytique laisse ses deux béquilles chez la thaumaturge et court se prosterner devant l'autel de l'église voisine ; un enfant, apporté dans les bras de sa bonne, retourne seul chez ses parents, escorté d'une foule admirative et tumultueuse. Les pèlerins arrivent de tous les points de Bretagne, du Maine et du Poitou : il en vient d'Angers, de Rennes, même de Tours, de Saumur et de Rochefort. Chacun est désireux de voir la sainte dame, de l'entendre, de toucher ses vêtements : l'administration municipale doit prendre des mesures pour assurer l'ordre aux alentours de sa maison ; deux gendarmes sont postés à demeure dans ses appartements, et, quand tombe la nuit, elle se met à son balcon, et elle étend les mains vers les malades qu'elle n'a pu admettre et qui s'agenouillent sur les pavés pour recevoir sa bénédiction bienfaisante. Quelques-uns même passent la nuit couchés sur le seuil de sa porte.
        C'est alors que se produisit le plus étonnant, le plus invraisemblable des revirements d'opinion. Cette femme, accueillie partout avec faveur, tant qu'elle se contentait de professer sa foi dans la puissance de la prière, fut reniée avec unanimité dès qu'elle mit en œuvre sa conviction. Obtenir des guérisons sans l'assistance d'un médecin, quelque ignare soit-il, n'est pas un acte de bon ton. Les salons aristocratiques se ferment devant Mme de Saint-Amour : les catholiques fervents s'inquiètent ; les « libéraux », les esprits forts, les « anticléricaux » de l'époque entreprennent une campagne acharnée contre ces jongleries. La Faculté entre en guerre contre les méfaits du mysticisme, du magnétisme et du spiritualisme et autres mystifications ; les petits journaux raillent la sorcière, la prophétesse, la pythonisse, qui se permet de soulager l'humanité souffrante : on la chansonne, on la met en vaudevilles, on la déchire de cent façons ; un mauvais plaisant pousse la facétie jusqu'à rédiger toute une biographie de Mme de Saint-Amour, biographie absolument mensongère où l'on révèle que, fille d'un horloger nantais, elle a épousé un bossu dont elle n'a jamais pu – miracle pourtant attendu – redresser la bosse ; et l'on chante
                        Cependant son taudis fourmille
                        De dos voûtés, de pieds tortus :
                        Le boîteux garde sa béquille,
                        Les bossus repartent bossus.
                         « Combien la sainte a de mérite ! »
                        Disent les borgnes d'alentour...
                        Allons, frères, allons bien vite
                        Voir la dame de Saint-Amour (bis).
        Seuls les pauvres qu'elle a réconfortés et consolés pourraient prendre sa défense ; mais le dénigrement est contagieux comme l'enthousiasme, et bientôt les racontars les plus absurdes, perfidement répandus, circulent, touchant ce cas étrange : « les uns parlent d'une bague électrique que la guérisseuse porte au doigt et dont la vertu soulage les malades ; d'autres affirment qu'elle répand sur les plaies une poudre propre à les cicatriser. Quelques-uns la traitent de cartomancienne : c'est une simple simulatrice ; si les muets ont parlé devant elle, c'est qu'elle est ventriloque !... »
        Comme jamais Mme de Saint-Amour n'avait consenti à recevoir d'aucun de ses visiteurs la moindre rétribution ; comme, au contraire, elle proclamait, à tout venant, que sa mission, toute de charité, n'attendait aucune rémunération temporelle, il était impossible de se débarrasser d'elle en l'incriminant d'exercice illégal de la médecine. Mais les quolibets et la calomnie suffisent à la besogne : maintenant, chaque fois qu'elle sort ou qu'elle paraît à son balcon, elle est saluée par les sifflets et les insultes ; la foule entonne la complainte historique sur la sorcière du vieux Bel-Air ; ceux qui ont bénéficié de ses prières et ont le courage difficile de ne point se montrer ingrats sont traités par les journaux d'atrabilaires, d'aliénés et d'idiots... Il fallut bien se résoudre à fuir devant l'ouragan : Mme de Saint-Amour quitta Nantes sous les huée  ; on ne sait où elle se réfugia, et, toujours comme dans les contes, jamais plus on n'entendit parler d'elle.
        Qu'était-elle ? Une aventurière ? Son biographe, en concluant, ne le pense pas. Une mystique, à coup sûr, sincère et désintéressée, ceci semble hors de doute ; ce qui la rend particulièrement intéressante, c'est qu'elle ne fut pas le phénomène unique : à toutes les époques et dans tous les pays, certains individus, jusqu'ici mal ou peu étudiés, se sont vantés de posséder le don de guérir : il serait curieux de savoir le lien qui les unit, en quoi ils différent, en quoi ils se ressemblent et d'arriver ainsi peut-être à percer le mystère de leur surnaturel pouvoir.

    G. LENOTRE.

    Le Monde illustré, 6 juillet 1912


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