• Godefroid Kurth - La Nationalité Belge (1913)

    Un livre de M. Kurth

         Avez-vous lu le petit livre de M. Kurth, la Nationalité belge ? Non ? Eh bien, courez chez votre libraire et achetez-le sur l'heure. C'est un ouvrage excellent, que tout bon belge doit mettre dans sa bibliothèque, à côté de l'admirable Histoire de Belgique de notre grand et cher Pirenne. Et quand on a ces livres-là dans sa bibliothèque, il faut les tirer souvent du rayon et les lire et les relire, tantôt d'un bout à l'autre, tantôt par petits fragments, jusqu'à ce que l'on ait le cerveau tout imprégné de leur enseignement et le cœur enflammé de leur superbe ardeur patriotique. J'ai lu ce volume en 1913, dès qu'il a paru. Pourquoi n'en ai-je point parlé aussitôt, comme c'était mon devoir ? Eh ! que sais-je ? Je suis, je le confesse, un pauvre écrivain, affligé de soucis divers et d'une si terrible lenteur de la plume, que je ne trouve pas le temps d'écrire la centième partie des livres que je rêve et des articles que je projette. Voilà ! Mea culpa ! Mais mon retard ne justifierait pas le vôtre, si vous remettiez au lendemain la lecture que je vous conseille.
        Ce que l'on trouvera dans le petit livre de M. Kurth, ce sont des leçons données en 1905, aux élèves d'un pensionnat de jeunes filles. C'est assez dire que leur enseignement est très simple et tout familier. Il est à la portée de la jeunesse des écoles, et j'estime que tout écolier devrait l'avoir entre les mains. Mais les grandes personnes, même les plus lettrées, en feront également leur profit, car elles y trouveront maintes bonnes et belles choses que généralement elles ignorent et qu'il importe qu'elles connaissent. Et celles qui les connaissent déjà, prendront plaisir à les revoir exprimées avec une précision et une simplicité efficaces et charmantes.
        Et tout le monde, je crois, y trouvera de véritables nouveautés. L'une, la meilleure, ce sont les considérations sur le Brabant, envisagé comme l'un des principaux facteurs historiques de notre unité nationale.
        Une autre... me paraît plus contestable. Et comme j'ai aujourd'hui l'esprit fâcheusement porté à la critique, c'est de celle-ci que je veux parler. Etudiant le caractère propre du peuple belge, M. Pirenne l'a montré dans la rencontre et l'interpénétration réciproque de l'esprit germanique et de l'esprit gallo-romain. M. Kurth cherche ailleurs le caractère spécifique de notre peuple. Il croit le trouver dans une fidélité exceptionnelle à l'église catholique. Très ingénieusement, ayant rappelé que la Belgique était devenue le royaume des Francs, il cite le préambule de la loi salique : « Vive le Christ, qui aime les Francs ! » Il montre ensuite la Belgique prenant avec les Carolingiens la tête du mouvement de défense de l'Occident contre les Sarrazins, puis, avec les Croisades, la direction de l'immense effort entrepris par l'Europe contre l'Islam, effort qui se continue jusque sous le règne de Charles-Quint. Il montre enfin la Belgique luttant contre le protestantisme jusqu'à la séparation de la Hollande, luttant contre la politique anticléricale de Joseph II, contre la domination antireligieuse de la République française, contre le règne calviniste du roi Guillaume Ier des Pays-Bas...
        Certes, cela est très significatif. On voit bien que la Belgique est historiquement fort attachée au catholicisme romain. Mais la Pologne et l'Irlande le sont aussi. Et dans l'Europe méridionale, que dire de l'Espagne et de l'Italie ? Cet attachement ne paraît donc pas être le caractère spécifique du peuple belge.
        M. Kurth va jusqu'à dire que nulle hérésie « n'a jamais vu le jour sur notre sol ». Hum ! Et Tanchelin ? Et Jansénius ? Et, dans de moindres proportions, Bloemardine, et même, un tantinet, Ruysbroeck l'Admirable, dont la gloire, remise à neuf par Maurice Maeterlinck et par l'Académie flamande, chagrinait fort le bon chanoine Delvigne, curé de Saint-Josse et ferme champion de l'orthodoxie ? Il y eut aussi les anabaptistes dans le nord, et M. Georges Eekhoud nous a conté les hauts faits des « Libertins d'Anvers ». Enfin, il me semble que le terrible mouvement des iconoclastes qui ravagèrent les monastères et les églises des Pays-Bas... Mais ce mouvement-là, dira-t-on, n'est qu'un affluent du mouvement calviniste qui venait de Suisse et de France. Soit ! Le reste n'est-il pas suffisant ?... Les hérésies d'ailleurs ne naissent guère que dans les temps et les lieux où l'esprit religieux est très actif. Dès lors, est-ce louer la religion d'un pays que de prétendre qu'aucune hérésie n'y a jamais vu le jour ?...
        Dans le dernier chapitre de son petit livre, M. Kurth montre la Belgique actuelle divisée en deux partis, qu'il devrait considérer, s'il était logique, comme constituant désormais deux peuples distincts, étrangers l'un à l'autre, puisque l'un est composé de catholiques fidèles, et l'autre de libres-penseurs, d'athées et, en général, d'anticléricaux. Si la fidélité catholicisme était vraiment le caractère spécifique du peuple belge, il faudrait en conclure que les belges anticléricaux ne sont plus de vrais Belges, partant, que la Belgique est en train de se décomposer. C'est une exagération manifeste. Il n'est pas exact non plus de voir dans l'affaiblissement de l'esprit religieux d'une partie de notre population un phénomène nouveau. Au XVIe siècle, au moment où se préparait l'invasion du protestantisme, le catholicisme de beaucoup de belges était fort tiède ; il ne se réchauffa précisément qu'au choc du protestantisme. Et le passage d'un certain nombre de flamands à la religion réformée constitue un phénomène assez analogue, — mutatifs mutandis, — à l'entrée des belges du XIXe siècle dans la franc-maçonnerie. Enfin, les succès actuels de la secte des Antoinistes dans la population ouvrière de la Wallonie, ne rappellent-ils pas aussi les conversions au protestantisme du temps du Prince d'Orange et de la Ligue des Gueux ?
        Certes, la grande majorité du peuple belge est catholique et entend rester fidèle à sa foi. Je ne songe pas à nier que cette fidélité ne soit l'une des caractéristiques de ce peuple ; mais je n'y saurais voir son caractère principal, puisque, d'une part, elle est commune à plusieurs peuples, et que d'autre part elle est étrangère à une minorité assez considérable de notre population, aujourd'hui comme à certains moments du passé.
        Cela est si vrai que le catholicisme exagéré de certains chapitres de cet excellent petit livre, l'empêchera malheureusement d'être pour quelques belges le manuel patriotique qu'il sera certainement pour tous les autres.

                                                              IWAN GILKIN.

    La Belgique artistique et littéraire, tome 35 (n°120-125),
    Bruxelles, 1er avril 1914-1er août 1914
    Chronique du Mois, Les faits et les idées, p.309


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