• Jean-Yves Roy - Le Syndrome du berger (1998)

    Titre :     Le Syndrome du berger
    Auteur :     Jean-Yves Roy
    Édition :     Boréal, 1998
    Format :     276 pages

    Résumé :
        Notre fin de millénaire comporte son lot de convictions extravagantes. Suicides et homicides reliés aux activités des sectes inquiètent l'opinion publique. On est souvent tenté d'attribuer ces phénomènes à des techniques abusives de lavage de cerveau ou à la manipulation mentale. Le gourou, le « berger », est un prédateur, un criminel, qui enchaîne ses victimes à ses perversions ou à ses délires.
        Aussi séduisantes, voire aussi justes qu'elles puissent être, les théories du berger prédateur ont toutefois en commun une même lacune. Une secte ne peut exister sans la contribution d'un personnage singulier : l'adepte. La vraie question n'est-elle pas en effet de savoir pourquoi des gens adhèrent à de pareilles propositions ? Qu'est-ce qui les attire, les fascine et que toutes les dénonciations de toutes les séductions charismatiques du monde omettent de décrire ? C'est cette part de l'adepte que Jean-Yves Roy tente ici de cerner, en développant le concept de « dépendance dogmatique ».
        Comment certains individus, atteints de délire d'élection, passent une partie importante de leur vie à recruter de nouveaux adeptes ? Comment certaines personnes en viennent à consacrer leur vie à la quête obsédante d'un berger susceptible de leur apprendre la vérité absolue ? Comment ces deux univers se rencontrent et interagissent ? C'est cette interaction, souvent complexe, que l'auteur nomme le « syndrome du berger ».

    A propos de l'auteur :
        Jean-Yves Roy est psychiatre et psychanalyste. Adjoint à l'Université de Montréal, il est également attaché à l'hôpital Louis-H.-La Fontaine et au Centre Dollard Cormier.

    Extraits :
    Chapitre 4 : Contextes culturels
    Rose compassion (p.98-99)
        Après la Seconde Guerre mondiale, l'Etat semblait vouloir se substituer aux organismes charitables dans la prise en charge de l'indigence ou de la souffrance. Cette volonté témoignait d'une définition généreuse de la santé, qui englobait le développement social de l'individu, et indiquait aussi clairement le caractère nécessaire - et non aléatoire - qu'on reconnaissait à ce bien-être. Progressivement, toutefois, cette idéologie de l'opulence a fait place à une idéologie néolibérale plus restrictive. Différents analystes font coïncider ce retournement avec la crise du pétrole du début des années 70. Constatant les limites d'un socialisme parfois naïf, l'Etat démocratique moderne a voulu limiter son rôle. Un vide relatif s'est ainsi créé, ouvrant un espace indécis à la compassion.
        La famille s'est aussi effondrée, amplifiant ce désarroi, cependant qu'on réclame du citoyen de plus en plus d'efficacité, lui tenant le discours sur la qualité totale. Le sujet de nos sociétés se trouve coincé entre une exigence qui n cesse de s'accroître et une infrastructure de soutien de plus en plus ténue. Cette situation a donné naissance à une sociologie de la sécularisation ou de la laïcisation, que Dawson et ses collaborateurs associent volontiers à la montée récente du dogmatisme.
        Qui donc, dans un pareil contexte, va prendre en charge la compassion ?
        De nombreuses entreprises dogmatiques ou charismatiques ont saisi cette lacune de nos cultures et profitent de la souffrance pour attirer et endoctriner les paumés du productivisme. Au moment où le sujet en a grand besoin, elles lui proposent un accueil inconditionnel. Alors que chacun méprise le raté ou le malade, elles lui offrent un pardon. Sincère dans un grand nombre de cas. Une compassion réelle. Ce geste, en soi, n'a rien de fanatique, loin de là. C'est dans un tel esprit que se sont développées les oeuvres de mère Teresa. Et de nombreux rapports font état de groupes dogmatiques qui ont procuré à leurs commettants un soulagement authentique, sinon une guérison psychologique.
        Il est pourtant des circonstances où la compassion elle-même peut se fanatiser. Il est des sectes, en effet, qui, bien que dépourvues de toute compétence réelle en matière de soins autant que du sens des responsabilités, ont discerné la détresse de certaines personnes et y ont répondu, saisissant le pouvoir qu'elles pouvaient en tirer. C'est le désir d'emprise du berger ou le délire d'élection au coeur de son action qui permettent d'identifier de tels groupements. L'humilité réclamée des sujets devient humiliation ; l'acquiescement à certaines réalités difficiles, résignations déshumanisante.

    Chapitre 5 : Le chemin le plus fréquenté (p.121)
        Depuis Jonstown, Charles Manson, Waco, l'OTS, l'affaire du gaz sarin et la secte Aum de Tokyo, Marshall Applewhite et la comète de Hale-Bopp, l'Oklahoma de Timothy McVeigh, l'intérêt des media pour les sectes et le phénomène dogmatique en général n'a cessé de croître. Le problème de la presse, cependant, c'est qu'elle se doit de rejoindre un vaste public. Il arrive donc qu'elle simplifie certains exposés dans le but de maintenir l'intérêt de ses lecteurs. Question de conserver à l'événement qu'elle rapporte son caractère sensationnel. Cette démarche, par ailleurs nécessaire, est propice à la diffusion des préjugés réducteurs mais populaires, qu'elle amplifie et cristallise dans des jugements à l'emporte-pièce. Dès que l'on veut dépasser le niveau de la sensation, il nous faut débusquer ces préjugés, dénoncer ces simplifications qui nous convainquent mais n'ont rien de commun avec la vérité. Il nous faut, en un sens, quitter la secte de nos convictions médiatiques, faire le deuil de nos croyances rassurantes, abandonner le berger journaliste pour entreprendre une démarche de connaissance mieux assortie à la réalité.

    Chapitre 6 : Le jeu de la certitude
    Accueil et recrutement : la première illumination
    Une vérité rudimentaire (p.147)
        Parce que, tout simplement, fascinés par le dogme qui les porte, ils [le berger ou gourou et ses adeptes] oublient que la vérité n'existe pas et qu'on est sans cesse en train d'en recréer une version précaire, seul comptant le processus qui nous amène à du plus vrai.

        L'auteur nous rappelle que nous sommes des homo interpretens, nous interprétons toujours le monde, la plupart du temps par du prêt-à-penser (la culture environnante dans laquelle nous avons baigner au fil des ans), et rarement, en cherchant par nous même hors des sentiers battus.

    Chapitre 10 : Retracer la question
    Apprendre et créer (p.225)
        La science voudrait remplacer la composante conviction par l'esthétique d'une démonstration, la rigueur d'un raisonnement, l'exactitude d'une évidence. L'épidémie de convictions dogmatiques que l'on traverse démontre que cet espoir n'est pas réaliste. Les philosophes soutiennent que la science ne répond par aux questions existentielles sur le sens de la vie et de la souffrance. C'est vrai. Cette lacune justifie assurément une partie des démarches dogmatiques. Mais il y a plus : la démarche scientifiques, en tant que telle, est neutre et a peu à voir avec les composantes affectives. Or, si notre connaissance est bimodale, particulaire et ondulatoire, elle est surtout affective. Nous avons besoin d'espoir, d'enthousiasme ou de cohérence, tout autant que d'exactitude.
        Il est intéressant de voir comment, dans un tel contexte, le maître se comporte avec son disciple.
        Nous avons dit antérieurement que le disciple se met en quête d'un maître au moment où la culture ne répond plus à ses attentes. Il constate alors que sa question coïncide avec un non-encore-pensé. Conscient de sa vulnérabilité, ayant perdu ses certitudes, il s'en ouvre à son maître.
        Alors que le berger imposteur saisit cette occasion pour imposer sa réponse, le maître est attentif à la demande du disciple. Il sait que sa question est à la clé d'un processus vital. Il sait surtout qu'en interrompant cette quête avec une réponse toute faite il bloquerait la machine à penser.
        Il invitera plutôt le disciple à consulter les cultures qui se rapprochent de sa question. Il lui transmettra comment, dans le monde actuel, on pense ce genre de chose. Mais il prendra bien soin de ne pas lui laisser croire qu'il s'agit d'une réponse définitive. Au contraire, il lui indiquera les vides de cette connaissance : des vides à l'intérieur desquels le disciple pourra poursuivre sa démarche personnelle.
        Sachant aussi que, pour poursuivre, le disciple a besoin de motivation, le maître en appellera, à la curiosité du disciple, l'incitera à fouiller, à dépasser les premiers énoncés. Ici, encore, sa démarche diffère de celle du berger imposteur. Ce dernier vend de la conviction. Le maître offre une denrée affective tout aussi efficace : la curiosité. Au moment de recevoir le prix Kalinga pour ses talents exceptionnels de vulgarisateur, Fernand Seguin déclarait qu'il s'était toujours fait un devoir de transmettre non pas de la connaissance, mais du désir de connaître.
        A la différence de la conviction, cette curiosité permet de tolérer l'incertitude inévitable tout au long du parcours de représentation.
        Le sens n'est jamais évident a priori. Il est la conséquence de l'oeuvre, de la démarche ou du processus. Parvenir au sens suppose que l'on s'arme de patience, que l'on fasse confiance. Le maître sait que, dans cette aventure, le désir, la curiosité, l'espoir sont bien plus prometteurs qu'une certitude. Il instille le désir.
        On peut tenir le même raisonnement au sujet de la création. A la différence que la création aborde de façon plus directe le non-encore-pensé, non seulement par soi, mais par la culture.
        Les experts affirment que le volume de nos connaissances double tous les sept ans. Pourtant, malgré ce rythme rapide, notre besoin de métaphores nouvelles n'est jamais étanché.
        En explorant ses questions propres, il arrive que le sujet rejoigne une questio qui préoccupe d'autres personnes. Les métaphores qu'il invente pour supporter sa propre incertitude seront assurément utiles au moins à quelques autres. Que ce soit un roman ou un nouvelle théorie de l'atome importe peu. Pour se maintenir, la vide de la pensée à besoin de métaphores qui lui permettent d'aborder d'autres champs d'incertitude, de non-encore-pensé.
        Le berger n'envisage pas ainsi sa créativité. Il a tellement besoin d'être reconnu, tellement besoin de recruter des adeptes qu'il oublie que toute métaphore est aussi un service à la collectivité. Ce qu'il tente de faire croire, c'est qu'il détient, du fait de son élection, une vérité absolue et incontestable. Il n'imagine guère cette vérité comme une phase relative d'un processus. Il ne peut l'entrevoir que comme la consécration d'une apothéose, la sienne.
        Au moment du retour, l'enfant prodigue [prodigue par rapport au berger et à son retour d'un dogme sectaire] devra désapprendre cette certitude. Il devra découvrir la curiosité, l'enthousiasme, le désir et accepter que ce désir n'engendre pas la certitude mais simplement l'élan nécessaire pour poursuivre une marche incertaine.

    Chapitre 12 : Autonomie de pensée (p.245-246)
        La France, particulièrement touchée par cette extravagance de pensée, a publié en mars 1997 un volumineux rapport sur les sectes. A sa suite, on a mis sur pied un observatoire interministériel permanent, dont la fonction est "d'étudier le phénomène, de rassembler toute l'information disponible dans un centre de documentation accessible au grand public et de la diffuser, d'assurer l'accueil et l'information du public [...] formuler des propositions au gouvernement [...] et de faire rapport au premier ministre."
        En annexe au rapport, on trouve une liste de 189 groupes déclarés sectaires. Le YMCA y figure, au même titre que l'OTS. A l'évidence, la volonté de vigilance l'emporte sur le sens commun. Dans la foulée de cette méfiance ainsi légimitée, les groupes antisectes européens, français ou belges entre autres, ont adopté des attitudes qui frôlent parfois la paranoïa pure et simple. Pareille inflexibilité ne peut guère promouvoir une compréhension adéquate du phénomène. Cet état de fait est en partie relié à une méconnaissance encore répandue de la réalité culturelle ou clinique du dogmatisme en général.

    Chapitre 12 : Autonomie de pensée
    Le lieu de la dépendance (p.252-253)
        Il est une autre prétention de nos cultures démocratiques qui nous devons nuancer. Officiellement, en effet, nos cultures préconisent l'autonomie des concitoyens. Les statistiques démontrent pourtant que nous avons encore, à ce sujet, une longue route à parcourir.
    [...]
        En tant que moyen d'altérer la conscience, le groupe dogmatique présente plusieurs avantages. Contrairement à la plupart des drogues qui produisent un effet spécifique, sédation, excitation ou modification de la perception, le groupe dogmatique varie ses effets en fonction des circonstances. Contrairement à la drogue qui tire son pouvoir de la substance, la consommation de vérité est associée à la fréquentation d'un groupe à haute densité relationnelle. Pour plusieurs, elle apparaît donc comme une solution immédiate au besoin de cohérence et de conviction. Un besoin que ne comble pas la culture pluraliste et démocratique dans laquelle nous vivons.

    _____________

        Pour finir ses extraits, je peux vous conseiller, pour avoir un bon aperçu de ce que peut être une vie selon un principe dogmatique sectaire, de lire Un bonheur insoutenable de Ira Levin (ce livre à l'avantage de présenter cette vie de façon neutre, voire presque méliorative). Ainsi que le célèbre 1984 de Georges Orwell.
        Pour la problématique de la liste des sectes, lire : Les rapports Etat-Eglises à l’épreuve des nouvelles minorités, La controverse sur les sectes dans les pays francophones [http://www.willyfautre.org/conferences/1999/19990515GeneveFr.pdf]


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