• L'Abattoir (Gustave Flaubert)

    Illustration : Abattoir, La Villette, 1908, 19e arrdt, abattage d'un bovidé [photographie de presse][Agence Rol](gallica)

        En revenant vers la ville, nous avons entendu sortir de dessous le toit d'ardoises d'un bâtiment carré des gémissements et des bêlements plaintifs. C'était l'abattoir.
        Sur le seuil, un grand chien lapait dans une mare de sang et tirait lentement du bout des dents le cordon bleu des intestins d'un boeuf qu'on venait de lui jeter. La porte des cabines était ouverte. Les bouchers besognaient, les bras retroussés. Suspendu, la tête en bas et les pieds passés par un tenon dans un bâton tombant du plafond, un boeuf, soufflé et gonflé comme une outre, avait la peau du ventre fendue en deux lambeaux. On voyait s'écarter doucement avec elle la couche de graisse qui la doublait, et successivement apparaître dans l'intérieur, au tranchant du couteau, un tas de choses vertes, rouges et noires, qui avaient des couleurs superbes. Les entrailles fumaient ; la vie s'en échappait dans une fumée tiède et nauséabonde. Près de là, un veau couché par terre fixait sur la rigole de sang ses gros yeux ronds épouvantés, et tremblait convulsivement malgré les liens qui lui serraient les pattes. Ses flancs battaient, ses narines s'ouvraient. Les autres loges étaient remplies de râles prolongés, de bêlements chevrotants, de beuglements rauques. On distinguait la voix de ceux qu'on tuait, celle de ceux qui se mourraient, celle de ceux qui allaient mourir. Il y avait des cris singuliers, des intonations d'une détresse profonde qui semblaient dire des mots qu'on aurait presque pu comprendre. En ce moment j'ai eu l'idée d'une ville terrible, de quelque ville épouvantable et démesurés, comme serait une Babylone ou une Babel de cannibales où il y aurait des abattoirs d'hommes ; et j'ai cherché à retrouver quelque chose des agonies humaines, dans ces égorgements qui bramaient et sanglotaient. J'ai songé à des troupeaux, pour nourrir des maîtres qui les mangeaient sur des tables d'ivoire, en s'essuyant les lèvres à des nappes de pourpre. Auraient-ils des poses plus abattues, des regards plus tristes, des prières plus déchirantes ?...

        Gustave Flaubert, Par les Champs et par les Grèves
        in Contes et récits du XIXe siècle (gallica)


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