• L'enfer des tisseurs

       Cette situation est normale dans le textile. Les morts par tuberculose forment 25 % du contingent des décès à Lille. Nous comptons ici 6.000 tuberculeux pauvres. 1.000 à 1.200 meurent chaque année.
        Cette fréquence du mal terrible chez nos ouvriers est imputable tout d'abord à l'insalubrité même des métiers de tisseur et d'ouvrier de filature. Les poussières provoquées par les différentes manipulations de la matière première (peigneurs de lin), l'hygiène défectueuse des ateliers, mal aérés, dépourvus souvent de ventilation (cardeurs), l'humidité et la chaleur très élevée qui rognent en certains locaux (fileurs de coton, pareurs), l'humidité constante et le contact de l'eau chaude, le séjour dans la vapeur d'eau (fileuses au mouillé), l'absence totale d'aération (tisserands : l'air fait casser les fils de lin, de coton et de laine), voilà les premières causes de la santé précaire de ces ouvriers, ainsi jugés par M. Albert Aftalion, professeur d'économie politique de l'Université de Lille, peu suspect de partialité : « La phtisie guette ces travailleurs. Si on les a employés dès leur jeune âge dans la filature, ils périssent pour la plupart avant 45 ans ». [...]

        En 1860, Jules Simon écrivait : « Rien n'est plus douloureux à voir qu'une filature de lin mal entretenue. L'eau couvre le parquet pavé de briques, l'odeur du lin et une température qui dépasse parfois 25° épandent dans tout l'atelier une puanteur intolérable. La plupart des ouvrières, obligées de quitter la plus grande partie de leurs vêtements, sont là, dans une atmosphère empestée, emprisonnées entre des machines, serrées les unes contre les autres, le corps en transpiration, les pieds nus, ayant de l'eau jusqu'à la cheville et lorsqu'après une journée de douze heures de travail effectif, c'est-à-dire de treize heures et demie, elles quittent l'atelier pour rentrer chez elles, les haillons dont elles se couvrent les protègent à peine contre le froid et l'humidité. Que deviennent-elles si la pluie tombe à torrents, s'il leur faut faire un long chemin dans la fange et l'obscurité ? Qui les reçoit au seuil de leur demeure ? Y trouvent-elles une famille, du feu, des aliments ? Toutes questions qu'il est impossible de se poser sans une émotion douloureuse ». [...]
        L'ouvrière se marie jeune. Elle ne cesse pas d'aller à l'usine : sur 470 ménages ouvriers, M. le docteur Verhaeghe en a noté 362 où la femme continue de travailler en « filature » ou « en tissage », soit 72,02 % des ménages. Ses grossesses successives la retiennent à peine.  Et la famille flamande est prolifique. Sur 970 familles, 872 ont des enfants (soit 89 familles fécondes pour 11 stériles). Le total de ces enfants s'élevant à 3.837, donne une moyenne de plus de 4 enfants par ménage, 273 familles ont eu chacune de 5 à 10 enfants, 65 comptent de 11 à 20 enfants.
        Mais les familles sont trop pauvres pour nourrir tant de petits. La mortalité des enfants est considérable. Chez les fils de filles-mères, elle atteint 60 pour cent. Sur 168 femmes mariées, 147 ont perdu des enfants : le total de ces petits cadavres se monte à 240 (pour 495 naissances) soit 49 %! 537 familles ont perdu ensemble 1.462 enfants (soit plus de 2 par famille) ; 110 en ont perdu de 3 à 5 ; 77 ont vu mourir de 6 à 10 de leurs enfants.
        De quoi meurent tous ces petits ? Sur 1.285, 622 (près de la moitié) sont morts de gastro-entérite et d'athrepsie. « Ces causes de mortalité sont consécutives, le plus souvent au manque de soins, au défaut d'hygiène alimentaire et notamment à l'allaitement artificiel par des soigneuses ignorantes et routinières ».

    M. & L. Bonneff - Vie tragique des travailleurs - L'Enfer des Tisseurs (1908), p.14-15 & 19-20
    source : gallica


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