• Le Culte Antoiniste (La Liberté, Journal politique, religieux, social - Fribourg, Suisse, 27 octobre 1913)

        Le "Père" Antoine était un "guérisseur" dans le genre du zouave Jacob. Il opérait des cures prodigieuses. Il mourut l'an dernier à Jemmapes-lez-Liége, en Belgique.
        De ses cendres est née une religion. Le culte "Antoiniste" a ses desservants et ses adeptes, de plus en plus nombreux. La "Mère", veuve du "Père" Antoine, a hérité des vertus curatives de son mari et continue son commerce, secondée par un homme chevelu et barbu qui s'est fait une tête de prophète. C'est le père. Il est chargé d'évangéliser les masses, car la "Mère" se contente de faire des gestes.
        Les Antoinistes ont construit à Paris, à l'angle des rues Vergniaud et Wurtz, quartier de la Maison-Blanche, un petit temple. Les vitraux y sont remplacés par des carreaux blancs. Il n'y a ni croix, ni statues, ni tableaux, ni symboles religieux d'aucune sorte. À l'extérieur comme à l'intérieur, les murs sont nus, On y lit des inscriptions comme celles-ci. Sur la façade : "1919. Culte Antoiniste". Dans le temple, à l'entrée, et mise là comme une enseigne, cette autre : "Le père Antoine, le grand guérisseur de l'humanité, pour celui qui a la foi". Dans le fond, cette pensée philosophique : "Un seul remède peut guérir l'humanité : la foi. C'est de la foi que naît l'amour. L'amour qui nous montre dans nos ennemis Dieu lui-même. Ne pas aimer ses ennemis, c'est ne pas aimer Dieu, car c'est l'amour que nous avons pour nos ennemis qui nous rend dignes de le servir ; c'est le seul amour qui nous fait vraiment aimer, parce qu'il est pur et de vérité". Il n'y a point d'autels dans ce temple. Au fond, s'élève une chaire en bois très simple. Cloué au panneau de face, un cadre renferme sous vitrine, peint en blanc, un petit arbre semblable à un arbre japonais. Une inscription en lettres blanches avertit que c'est "l'arbre de la science de la vie et du mal", unique symbole du culte antoiniste. Cet arbre reparaît, découpé sur une plaque d'acier ajustée à une hampe que tient à deux mains un desservant, faisant office de bedeau. Les desservants ont un uniforme complètement noir : longue redingote austèrement boutonnée jusqu'au menton, chapeau demi haute-forme à bords plats : il a à peu près la forme de ce petit chapeau illustré par M. Alexandre Duval, avec le chic en moins.
        Ce matin, il y avait un grand nombre de curieux pour l'inauguration du temple, d'autant plus que la "Mère" devait opérer des guérisons. Une vieille femme, soutenue par deux de ses amies, se dirige vers la place destinée aux malades au pied de la chaire. Chaque pas qu'elle fait lui coûte un effort et lui arrache une plainte. Ses yeux brillent d'un éclat fiévreux. Elle marche le corps plié. On l'installe sur une chaise. Un desservant donne trois coups de sonnette espacés comme à la messe à l'élévation. Une porte s'ouvre et la "Mère" paraît, vieille dame toute vêtue de noir, propre et décente. À son chapeau est épinglé le voile des veuves. Elle monte, les mains jointes, l'escalier qui conduit à la chaire. Là, elle se raidit dans une pose extatique. Puis, lentement, ses bras se lèvent et s'écartent, tandis que ses lèvres murmurent des mots incompréhensibles. Elle joint les mains, les porte à droite puis à gauche ; enfin elle se prosterne. C'est fini. Reprenant sa figure normale, la Mère descend l'escalier de la chaire et sort. Suivie du père qui, pendant cette consultation mystique, s'était immobilisé auprès de la chaire dans une attitude inspirée, elle va s'enfermer dans une baraque en planches placée derrière le temple et pareille à ces baraques où les terrassiers de la Ville rangent leurs outils. La malade s'est levée dans un effort de toute sa volonté. Mais cette ardeur s'est éteinte aussitôt et elle part comme elle est venue, soutenue par ses compagnes. Une jeune femme prend sa place. Elle tient dans ses bras une fillette de 4 à 5 ans, d'une maigreur douloureuse. Toute la vie semble s'être réfugiée dans les yeux. Ses bras et ses jambes pendent inertes. Le corps, plié sur le bras gauche de la mère, a la souplesse d'une étoffe. Indifférente à ce qui se passe autour d'elle, elle tient ses regards fixés vers le cintre. Le trouble de la jeune femme apparaît à la pâleur cireuse du visage. À tout moment, elle essuie avec son mouchoir la sueur froide qui perle à son front. La même cérémonie se reproduit : coups de sonnette du desservant, apparition de la vieille dame, même jeu de scène sans la moindre modification. Il s'applique à tous les cas. La mère remporte son enfant qui a gardé son aspect de loque vivante. Dans l'assistance, pas la moindre manifestation. On regarde tout cela avec stupeur. L'impression d'angoisse qu'on éprouve de ce spectacle arrête l'ironie. Dehors, des groupes se forment. J'écoute un gros homme dont l'haleine fleure le rhum dire à un desservant : "Pourquoi qu'on n'irait pas, si on a la foi ?". Passant son bras sous le sien il ajoute : "Allons prendre un verre, ça nous remettra".

    Texte issu d'une note du livre de Vilfredo Pareto, Traité de sociologie générale, Volume II, 1917, Lausanne, Paris, Payot & cie, p.1025 (note 1). Cependant je n'ai retrouvé aucun journal avec cet article (les archives du journal La Liberté ne permettent pas de le retrouver à cette date)


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