• Le prophète de Jemeppe (La Meuse, 29 février 1908)(Belgicapress)

    Le prophète de Jemeppe (La Meuse, 29 février 1908)(Belgicapress)LE PROPHETE DE JEMEPPE
    Antoine-le-Guérisseur

        On lit dans LE MATIN, de Bruxelles cette intéressante interview :

        « Le pays wallon a en ce moment un prophète. Les foules se pressent à son enseignement ; de nombreux disciples, fidèles, dévoués et sincères l'entourent et le servent, Enfin, il guérit les malades, il a rendu l'ouïe, dit-on, à plusieurs sourds, il rend ingambes les éclopés, il soulage, réconforte autant moralement que physiquement les minables humains qui viennent lui exposer leurs misères. Son œil pensif et droit scrute les cœurs. D'un mot souvent, il leur montre qu'il les connaît aussi bien sinon mieux qu'ils se connaissent eux-mêmes.
        C'est Antoine-le-Guérisseur.
        Son œuvre est double.
        D'une part, depuis près de vingt ans, il soigne gratuitement les malades. En outre, depuis six ans environ, il a ajouté à ses consultations où la cohue se presse, la prédication dominicale dans un temple qu'il a fait construire à Jemeppe-sur-Meuse et lancé des publications où il expose sa doctrine spirituelle au peuple qu'il appelle à l'amour et à la foi.
        Tous les jours, mais surtout les lundis des centaines de personnes attendent dans le temple de Jemeppe le moment d'être introduites auprès de celui que ses disciples appellent « le maître ».
        Chaque visiteur, dans l'ordre d'arrivée, reçoit un numéro et passe à son tour, sans favoritisme, sans passe-droit, Riches et pauvres se coudoient dans l'attente.
        Enfin, ils sont appelés devant le « Maître ». Celui-ci les regarde venir, leur dit quelques mots brefs, une recommandation hygiénique ou morale, ne leur demande même pas quel est leur mal – et souvent, disent les visiteurs, il le leur dit lui-même – il les touche du pouce et de l'index au front.
        Parfois, il ajoute : « Vous êtes guéri ». Puis, avec beaucoup de bonté, il congédie le malade.
        Pas de tronc, pas de collecte. Plus d'une fois, le guérisseur fut l'objet de poursuites. Toujours il a dû être acquitté.
        « Je ne pratique pas l'art de guérir, aime-t-il à dire. Je laisse cela au médecin. Je pratique le « don » de guérir.
        « Ce qu'il faut, ajoute-t-il, c'est la foi. Il faut venir à moi avec foi et confiance. Alors, le contact est établi et je puis donner ce que me demandent ces cœurs ouverts : la guérison et la consolation.
        « Je ne fais pas de miracles. Je guéris par le fluide que les esprits qui m'assistent amassent sur moi et que je répartis aux malades de cœur humble et de bonne volonté. L'amour est ma doctrine. »
        Et les malades se pressent. Il y a quelques semaines, on constata en un jour la présence de « sept cent trente » visiteurs !
        La renommée du prophète court le long de la Meuse et de l'Ourthe ; dans toutes ces populations travailleuses mineurs, carriers, métallurgistes, petits bourgeois et femmes du peuple qui vénèrent le guérisseur à l'égal d'un saint, ou d'un prophète,

    * * *

        Les dimanches, la cérémonie – hebdomadaire – comprend une allocution du prophète, des réponses aux questions posées des assistants et un recueillement avant et après la réunion.
        J'ai assisté dimanche à cette prédication.
        La masse des fidèles encombrait le temple d'Antoine-le-Guérisseur. Nous étions arrivés de Liége, dans un tramway bondé de disciples du maître. Et le contrôleur nous déclara que cinq ou six voitures étaient tous les dimanches, nécessaires pour convoyer les gens qu'attire ce prêche fait à Jemeppe, à dix kilomètres.
        Des communes voisines, des contingents d'auditeurs ouvriers arrivent et s'engouffrent dans la salle.
        Le temple est assez grand et possède une galerie que borde une barrière ouvragée, style nouveau. C'est très clair et très simple, très propre et fort bien chauffé.
        La chaire du prophète est au fond, à la place du chœur. On y accède par deux escaliers.
        Et tout ce peuple se recueille.
        Il est dix heures. Voici le maître. Sans pose, avec une paysannerie bonhomme, il monte à sa chaire.
        Et tandis que le silence le plus absolu règne sous les clairs vitraux, et que le vent souffle au dehors, il se recueille à son tour, longuement.
        Puis, il relève la tête, l'abaisse de nouveau, la relève, paraît agité par une douleur interne, va parler, s'arrête encore, crispe ses mains sur la balustrade :
        « Mes frères ».
        Ces mots sont dit très doucement. Un silence leur succède. Enfin, Antoine-le-Guérisseur commence sa prédication.
        C'est un cours qu'il donne, un exposé de sa doctrine, qu'il poursuit depuis plusieurs mois. Une jeune femme, assise à un pupitre, sous la chaire, sténographie ses paroles. Et ses discours sont ensuite consignés dans une revue que publient les disciples : sous le titre de l'« Auréole de la conscience ».
        Il y a quatre siècles, c'était presque le même titre que Bœhme, le cordonnier voyant de Gœrlitz, donnait à son premier ouvrage : « L'Aurore naissante ».
        J'entends le maître qui se plaint de l'état de l'atmosphère. « Elle est troublée par des esprits légers, dit-il, et nous ne pourrons pas pénétrer profondément dans les bons fluides. Il faudra de la patience. »
        Son enseignement ? Je feuillette les cahiers.
        La vie est partout, ou plutôt l'amour est partout, ainsi que l'intelligence, ainsi que la conscience, Amour, intelligence et conscience, c'est Dieu, le grand mystère.
        Dieu gouverne par des lois, c'est à dire par des fluides. Ces fluides mettent ses créatures en relation avec lui. Ces fluides sont régis par les esprits de Dieu et l'homme peut acquérir aussi le pouvoir de manier ces fluides.
        Par ces fluides, l'homme guérit physiquement et moralement ses semblables.
        Mais la douleur est un bien. Le mal n'existe pas. C'est la sensation de privation du bien. C'est une épreuve qui nous amène vers le bien, qui nous grandit, qui nous est nécessaire pour nous rapprocher du grand mystère.
        Ce qu'il faut, c'est la foi, la confiance en Dieu. C'est elle qui donne l'amour, avec celui-ci le bonheur. Qui a la foi véritable est visité par Dieu même.

    * * *

        Mon attention est subitement rappelée au prêche par la voix glapissante d'un assistant.
        – Maître, clame celui-ci, à l'autre bout du temple.
        – Parle, répond Antoine-le-Guérisseur.
        – Cher maître, répond le disciple, j'ai foi en vous et je vous remercie de m'avoir montré la voie de l'amour. Ne voulez-vous pas nous expliquer encore ce que c'est que le mal ?
        – Vois le bourreau au lieu de la victime, dit le prophète. Plus l'imagination est grande chez lui, plus il est content de ses méfaits. Quel n'en sera pas le nombre avant qu'il songe à remédier à sa nature imparfaite ! Ce bourreau, en effet, ne gardera pas indéfiniment sa faiblesse. Ce serait contraire à la loi du progrès. Le repentir le touchera tôt ou tard, ici ou dans le monde spirituel, quand il sera frappé lui-même, quand il rencontrera son bourreau et deviendra victime.
        Si nous trouvons équitable la maxime : « Sans épreuve, point d'avancement », sachons admettre cette autre tout aussi nécessaire : « Sans le mal, point d'épreuve ». Ce que les hommes appellent le mal est donc nécessaire pour provoquer la souffrance, sans laquelle il n'est point d'amélioration possible. « Tout ce qui arrive est un bien ».
        Ainsi, ne considérer que le martyr, ce serait se contenter des apparences. La véritable justice divine nous révèle que le martyr d'aujourd'hui suppose le bourreau d'hier, que sans torture on ne peut devenir un saint, que le mal prétendu n'est qu'un aspect de l'évolution des êtres dont la loi pourrait ainsi se formuler : « Grand bourreau, grand martyr, grand martyr, grand esprit... »
        L'assemblée semble boire ses paroles. Le maître répond encore à d'autres questions que lui posent aussi de très humbles intelligences. Il recommande la tolérance, le pardon, la prière. Puis il demande aux assistants de s'unir à lui pour « remercier ».
        Je comprends qu'il s'agit de remercier la divinité des bons fluides qui ont été envoyés à l'assemblée et les esprits invisibles qui ont été présents à l'allocution.
        Mon voisin m'explique que le maître Antoine a une petite fortune qu'il a reçue autrefois par héritage et qu'il est complétement désintéressé. Partout dans le pays se trouvent les témoignages de ses guérisons. Sa librairie a été établie à la suite d'un don fait par une famille riche dont un enfant fut par lui guéri de la surdité.
        Je rapporte, sans commentaires.
        Antoine-le-Guérisseur me serra la main et me dit avec une simplicité non feinte qu'il n'a pas d'instruction, et qu'il ne veut que le bien et le spiritualisme, fruit non des livres, mais de l'« expérience ».
        C'était aussi ce que voulait Jacob Bœhme. Non des opinions, disait-il, mais ce que le Ciel voulut nous révéler.
        La foule s'écoule et j'entends deux houilleurs aux faces piquées par la poudre, qui discutent, répétant comme émerveilles :
        – « Grand bourreau, savez, grand martyr... grand esprit. »

                                                                                       Maurice de MIOMANDRE.

    La Meuse, 29 février 1908 (source : Belgicapress)


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :