• N.Tsakni - La Russie sectaire (1888), p.218

     

     

     

    Soutaïeff est un simple paysan russe, illettré, du gouvernement de Tver, situé au centre de la Russie. De même que la plupart des paysans de sa commune, il s'en allait à Pétersbourg gagner sa vie; maçon habile, il gagnait suffisamment d'argent dans un atelier considérable de maçonnerie.

    Depuis son jeune âge, il manifestait une grande tendance à la rêverie, à la mélancolie, et un goût marqué pour les conversations religieuses. La vie environnante ne le satisfaisait pas. La misère, l'ivrognerie, l'immoralité et le mensonge qu'il rencontrait à chaque pas, choquaient sa nature droite et honnête, et, à l'égal de beaucoup d'autres chercheurs de vérité, il se mit à réfléchir sur la question de savoir comment il fallait s'y prendre pour arranger la vie selon la morale et la religion idéale.

    Maintes fois il s'adressa aux prêtres, dont l'un, à Pétersbourg, lui conseilla de lire l'Évangile. C'était un problème impraticable pour Soutaïeff, qui ne savait pas lire. Mais la soif de la vérité l'emporta, et il se mit à étudier avec zèle. Il dut faire de grands efforts pour vaincre cette difficulté; mais une fois qu'il sut lire, il se plongea avec passion dans la lecture de l'Évangile.

    « J'achetai l'Évangile, raconte-t-il, et je me mis à L'étudier, je tâchai de le comprendre autant que mon intelligence me le permettait... Et je finis par me persuader que le mensonge régnait dans L'Église, qu'il régnait autour de moi, chez les hommes, dans les institutions, en un mot, partout. Je me mis à chercher la vraie foi, et je la cherchai longtemps... »

    A force de critiquer, de chercher la vérité, Soutaïeff en vint peu à peu à rejeter toutes les institutions des hommes, dans leurs formes actuelles. Un jour, il porta à l'église son fils, qui venait de mourir, pour le faire enterrer. Le pope lui demanda cinquante kopecks pour l'enterrement. Soutaïeff ne pouvait pas en donner plus de trente. On se mit à marchander devant le cadavre. Le père, indigné, déclara qu'un  enterrement dans ces conditions ne pouvait ouvrir à l'âme de l'enfant les portes du paradis; aussi emporta-t-il le cadavre chez Lui, et l'enterra-t-il dans sa cour. Une autre fois, le pope alla chez lui, pour baptiser un enfant qui venait de naître. Soutaïeff vint à sa rencontre, l'Évangile à la main, et chercha à lui prouver qu'on ne pouvait baptiser que les adultes, quand ils en exprimaient le désir, à l'exemple du Christ. Le prêtre, irrité, lui arracha le livre des mains, le jeta à terre. Le paysan fut terrifié de l'injure commise contre la parole du Seigneur; il détesta le prêtre à partir de ce jour, abandonna l'Église et ne fit plus baptiser ses enfants.

    Une fois dans cette voie, Soutaïeff ne s'y arrêta pas. Il se mit à critiquer et à renier tout ce qui l'entourait. Il s'indignait contre les personnes qui amassaient de l'argent, en général; contre le commerce en particulier. En observant son patron, l'entrepreneur de maçonnerie, il ne tarda pas à s'apercevoir que ce dernier falsifiait la marchandise qu'il vendait; qu'il cherchait à prendre à l'acheteur le plus d'argent possible, à tromper l'ouvrier. « Il commet ce crime, et pourquoi ? pour amasser un capital, tandis qu'un vrai chrétien n'a besoin ni de capitaux ni d'intérêts. » Soutaïeff, indigné, abandonne son métier, et revient à la campagne s'adonner à la culture de la terre, le seul travail juste et pieux.

    Pendant son séjour à Pétersbourg, à force de travail pénible, il avait fini par ramasser une somme assez considérable pour un paysan. Maintenant, cet argent lui pèse; il jette dans le fourneau les billets de banque, et distribue aux indigents les pièces en argent. Quant à lui, il n'a besoin que de ses mains, qui peuvent travailler. A la campagne, il trouve la même immoralité, le même mensonge, la même ivrognerie, en commençant par le pope, l'administrateur, et en finissant par le paysan. Soutaïeff se met alors à prêcher la morale par la parole et par l'exemple; il crée un nouvel Évangile, qui reçoit le nom d'Evangile de Soutaïeff.

     « Je ne veux pas créer une secte nouvelle, dit-il, je veux simplement apprendre aux hommes à être de vrais chrétiens. »

    Le vrai christianisme consiste dans l'amour pour le prochain. Là où l'amour est présent, Dieu est présent aussi; là où il n'y a pas d'amour parmi les hommes, la grâce de Dieu ne peut pas y être.

    Ces paroles seules expriment toute la morale, toutes lois. On dit qu'il existe sur la terre beaucoup de religions. Toul cela n'est que le résultat de la bêtise humaine; tous les hommes doivent se réunir et ne former qu'une seule religion : la religion de l'amour du prochain et de la miséricorde; ils doivent abandonner toutes les querelles au sujet des cérémonies religieuses et des formes extérieures du culte. C'est dans  cette religion-là que se trouvent la vérité et le salut.

    — Qu'est-ce que la vérité? demanda à Soutaïeff l'un de ses auditeurs.
    — La vérité, c'est l'amour dans la vie communale, répliqua avec conviction Soutaïeff.

    Toutes les manifestations extérieures de la religion et du culte ne rendent pas l'homme meilleur. Soutaïeff rejette les cérémonies religieuses comme des choses inutiles, qui ne servent qu'à cacher l'hypocrisie. Le but de la religion, c'est le perfectionnement moral; les prêtres peuvent exister, mais seulement en qualité de prédicateurs de la vérité, de défenseurs de la justice, pour donner un bon exemple.

    Nous avons déjà dit que Soutaïeff avait enterré lui-même un de ses enfants, qu'il avait refusé d'en baptiser un autre jusqu'à sa majorité; de même, lorsque le moment vint de marier sa fille, il fit venir le fiancé de Pétersbourg, et donna lui-même la bénédiction nuptiale, exhortant les jeunes époux à mener une vie morale et juste.

    Soutaïeff et ses adeptes ne croient ni au diable ni aux anges; ils rejettent également tout mysticisme et toute superstition, ainsi que la foi dans l'invisible et le surnaturel.

    Parmi les saints, ils ne respectent que ceux qui ont donné un exemple de bonté et de moralité. Soutaïeff n'a pas d'idée bien nette sur la vie future, pour laquelle il est très-indifférent, d'ailleurs.

    Le paradis doit se réaliser sur cette terre, lorsque la vérité et l'amour triompheront. Ce qui se passera là, dit-il en montrant le ciel, je ne puis le dire, n'y ayant jamais été; peut-être qu'il n'y a rien d'autre que des ténèbres éternelles.

    Nous ne devons nous préoccuper que du bonheur et de la justice sur cette terre.

    La question de la régénération morale de l'homme est étroitement liée à la question économique et sociale. Le péché principal, l'erreur de l'homme, c'est de vouloir faire de la terre une propriété particulière : de là l'inimitié, la haine, la jalousie, la misère. Pour délivrer les hommes «le toutes ces misères, de ce « péché », il esl indispensable d'établir la propriété commune d'abord pour la terre, comme étant la source de toute richesse; puis, pour tout le reste. La propriété privée est la source de tous les malheurs, de toutes les imperfections morales : le partage des biens est donc indispensable; il faut que les propriétaires rendent la terre dont ils se sont emparés d'une manière arbitraire, et qu'ils se mettent à travailler comme tout le monde, pour gagner leur vie. C'est alors seulement que régneront la paix, l'amour et la fraternité.

    Mais comment réaliser tout cela? Soutaïeff rejette toute violence, toute lutte les armes à la main ; il est profondément convaincu de l'influence que l'on exerce en prêchant l'amour et l'équité, ainsi que de la conversion graduelle de tous les hommes.

    Si on lui demande ce qu'il faut faire si les riches refusent de restituer la terre, Soutaïeff répond :

    — On peut les convaincre; ils finiront par comprendre que leur vie n'est que mensonge et injustice, et par la renier eux-mêmes. Quant à ceux qui persisteront clans le mal, ils ne seront pas reçus dans la communauté des fidèles. La suppression de la propriété sur la terre, et l'organisation d'une vie communiste, amèneront nécessairement avec elles la suppression des capitaux personnels, des intérêts, du commerce et de l'argent.

    La guerre et les soldats deviendront alors complètement inutiles; les hommes de toute nationalité, de toute religion, sont frères et les enfants du même père, le Créateur de l'univers; pourquoi se querelleraient-ils ? Personne ne nous attaquera si nous sommes pleins d'amour et de miséricorde.

    [...]

    Soutaïeff est particulièrement intéressant pour nous, parce qu'il représente le type du sectaire rationaliste avec ses croyances, son idéal de bien et de moral, son éternelle recherche de la vérité, ses transitions du doute maladif et douloureux à l'enthousiasme le plus fanatique.

    Souvent après de longues discussions, raconte Prougavine, il était assis, plongé dans des réflexions profondes, les yeux fixés dans le lointain.

     « Si quelqu'un pouvait me dire, s'écriait-il tout à coup au milieu de ses réflexions, en quoi je me trompe, et où est la vérité, je lui donnerais toute ma vie, je deviendrais son esclave! »

    Mais le doute disparaît, la foi dans l'homme qui est sorti pur des mains de son Créateur, la foi dans la régénération morale, dans la réorganisation d'une vie nouvelle fondée sur l'amour et la fraternité générale, — cette foi prend le dessus, et le sectaire s'adonne de nouveau à ses prédications fanatiques :

    « Tu donneras ton âme pour ton prochain », a dit Jésus-Christ. « Allez, et prêchez la vérité, dit Soutaïeff. On nous persécutera, on nous jugera. — Qu'ai-je à craindre du tribunal ? On me mettra en prison, on m'exilera au Caucase, en Sibérie? Je trouverai partout des hommes prêts à écouter la parole de la vérité; je n'ai pas peur des souffrances corporelles, je n'ai même pas peur de la mort, pourvu que mon âme reste pure! — Qu'on me saisisse, que l'on m'enterre tout vivant, — je suis prêt, je veux souffrir pour la vérité, pour mes frères ! »

     

    source : archive.org


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