• Nicolas Wagner (L'Est Républicain, 24 octobre 1924)

    Nicolas Wagner

           LETTRE DE LUXEMBOURG

     Le thaumaturge d’Esch-sur-Alzette

    Une nouvelle vague de mysticisme :
                le culte antoiniste ?
     

                       Luxembourg, le 21 octobre.
        Le Luxembourg semble appelé à de hautes destinées. Déjà il lui est né un thaumaturge. Le bruit du ses miracles prend un retentissement toujours grandissant et fait rentrer dans l’ombre toutes les autres questions d’actualité dont, en chroniqueur consciencieux, je devrais entretenir mes lecteurs : les résultats de nos élections communales et les modifications d’ailleurs peu sensibles qu’ils ont pu apporter dans la constellation politique du pays; la question – enfin résolue – de la nationalisation de nos chemins de fer avec le consentement assez inexplicable du gouvernement français, détachera pour la première fois et pour toujours le réseau luxembourgeois du réseau d’Alsace-Lorraine et fera passer l’administration de nos voies ferrées entre les mains de la Société belgo-luxembourgeoise du « Prince-Henri » ; la question, enfin, des traités commerciaux à conclure avec l’Allemagne ainsi que du nouveau traité à conclure avec la France.
        Il est vrai que les guérisons miraculeuses accomplies par notre thaumaturge n’auraient pas absorbé ce point l’attention publique, si les tribunaux ne s’étaient pas avisés de le ceindre de la couronne du martyr. Les gendarmes n’admettent plus qu’on opère des miracles de nos jours, surtout lorsque, comme le commun des mortels, on s’appelle Nicolas Wagner et que dans la moins mystique de nos villes – car la métropole de notre bassin manier : Esch-sur-Alzette jamais rien eu d’une sainte Mecque – exerce la profession de cabaretier. A l’hostilité des gendarmes est venue se joindre celle des gens d’Eglise qui soupçonnent le cabaretier thaumaturge de vouloir fonder dans le pays une nouvelle communauté religieuse.
        Condamné en première instance, pour exercice illégal de l’art de guérir, à une amande de deux cents francs, l’aubergiste Nicolas Wagner, autrefois chef de gare sur la ligne du « Prince-Henri », a vu porter son amende à mille francs par la cour d’appel. Les considérants du jugement rappellent que la loi considère comme exerçant illégalement l’art de guérir « toute personne non munie du diplôme luxembourgeois et traitant des malades en prenant part à ce traitement, sauf le cas d’urgence avérée ». Beaucoup de personnes s’imaginent qu’un profane qui exerce l’art de guérir ne devient passible d’une peine que s’il se fait rétribuer pour les services qu’il rend à l’humanité souffrante et s’il administre à ses maladies des médicamente et de prétendues panacées. Or, l’instruction n’a pu retenir aucun fait probant qui puisse confirmer une accusation de ce genre. Une des clientes, qui se disait miraculeusement guérie d’une sorte de lupus que les médecins auraient désespéré de guérir, a bien déclaré que dans sa gratitude elle était prête à céder à son sauveur toute sa fortune. Mais on ne guère y voir qu’une de ces hyperboles qui échappent à un cœur débordant de joie et de reconnaissance.
        Aussi la cour d’appel, pour venir au devant de l’opinion erronée selon laquelle il n’y a délit pour un guérisseur que s’il y a rémunération, rappelle-t-elle expressément dans son jugement que la loi ne « subordonne l’existence de l’infraction qu’elle réprime ni au mode de traitement employé ni à l’administration d’un médicament même à titre gratuit ». Ce qui suffit au juge, c’est de constater que le but des pratiques auxquelles se livrait M. Vagner était de guérir les malades ; c’est de fournir la prouve irrécusable que cet illuminé avait pris au pied de la lettre l’enseignement du catéchisme qui fait précisément de cette pratique charitable la vertu chrétienne par excellence.
        En quoi consistait la pratique du guérisseur ? « Pour faire impression sur les malades, dit un des considérants du jugement, il les introduit dans une chambre et, les plaçant devant le portrait du père Antoine de Jemeppe dont il est un adepte fervent, il leur impose les mains pour faire passer dans leur corps le fluide guérisseur qu’il prétend posséder. Il leur recommande avoir une foi inébranlable en lui et en leur guérison, de prier avec ferveur pendant qu’il récite quelques principes de l’unitif, code des Antoinistes, dont il endosse parfois le costume.
        C’est en effet, le culte du père Antoine que M. Wagner semble avoir pris à tâche de répandre dans le grand-duché. On sait l’immense popularité dont jouissait le père Antoine en Belgique aux environs de 1910, époque où cet ancien ouvrier mineur, qui se croyait appelé par le ciel à soulager les misères physiques et morales de ses semblables recevait par jour 500 à 1.200 malades et où des milliers de personnes déclaraient avoir été guéries par lui. Mais si cette popularité valut aux adeptes du nouveau culte un décret d’utilité publique en Belgique, ils furent énergiquement combattus par l’Eglise qui s’inquiétait d’autant plus des progrès de cette religion nouvelle que les zélateurs de l’Antoinisme opposaient triomphalement le nombre de leurs guérisons aux miracles de Lourdes. Il faut ajouter d’ailleurs que les incrédules furent aussi étonnés que les catholiques du succès obtenu par les prédications du guérisseur, qui semblait avoir pris pour devise le mot du Christ : « C’est la foi seule qui sauve », devise qui est devenue en Amérique celle des initiés de la « Christian Science ». Eh quoi, entendait-on dire, est-ce donc un siècle de scepticisme que celui où l’on voit surgir aussi inopinément une foi nouvelle ?
        Avec une rapidité qui tient du prodige l’Antoinisme a, depuis la mort de son fondateur étendu son influence spirituelle. La mère Antoine, comme les fidèles appellent la veuve de celui qu’ils vénèrent comme un saint, sans compter les temples consacrés au culte du « Père » en Belgique, a inauguré en France plus de six temples antoinistes : à Vervins, à Tours, à Lyon, à Caudry, à Monaco, à Aix-les-Bains, à Paris. Tous les journaux de Paris ont parlé, l’an dernier, de la commémoration solennelle à Paris de la « désincarnation », c’est-à-dire de la mort de Père Antoine. La cérémonie, qui fut pour les Parisiens un spectacle inaccoutumé, se déroula, dans le temple antoiniste de la rue Vergniaud, devant une foule compacte de frères et sœurs en robe révélé et débordant jusque sur les deux trottoirs de la rue.
        Poussé par la curiosité, j’ai voulu assister à un des offices que le cabaretier thaumaturge organise tous les matins à dix heures dans une arrière-boutique attenant à son débit de boissons et transformée en une sorte de sanctuaire. Avais-je mal choisi ma journée ! Je ne sais. Mais aucune guérison ne s’est accomplie ce jour-là. Le guérisseur lui-même en était navré. « Que n’êtes-vous venu la semaine dernière ? me dit-il. Vous auriez vu des miracles stupéfiants ». L’ineffable candeur qui s’exprimait dans ces paroles se retrouvait dans tous ses gestes et dans toute sa physionomie. Comment cet homme lourd et trapu, taillé à grands coups de serpe, peut-il exercer une si étonnante fascination sur la foule recueillie qui se presse au pied de la chaire ornée de dessins symboliques et écoute avec avidité la lecture des enseignements – libellés en français à la fois fruste et amphigourique – du Père Antoine ? Ce qui en impose au nombre sans cesse accru de ses clients et surtout de ses clientes – il y avait parmi elles ce jour-là beaucoup de Lorraines venues des villages voisins de la frontière – c’est sa sincérité absolue et la naïveté de sa foi d’illuminé, de cette foi qui transporte des montagnes et qui lui fait espérer l’accomplissement du plus urgent des miracles : la guérison de sa propre femme, atteinte depuis près de vingt ans de cécité complète.
        « Ce miracle, nous l’attendons avec une ferme confiance, me disait un des apôtres les plus actifs et les plus remuants du thaumaturge, un robuste boulanger, avec lequel je vidais une chope servie gracieusement par une des trois filles du cabaretier. Et ce miracle, nous le fêterons dans le temple antoiniste qui s’élèvera bientôt dans notre ville ». Je crains bien, décidément que l’arrêt de la cour d’appel ne soit impuissant à arrêter à notre frontière cette nouvelle vague de mysticisme.

                                             Jean de CRECY.

    L'Est Républicain, 24 octobre 1924


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