• Robert Vivier - Délivrez-nous du mal (Bulletin 1974)

    Robert Vivier, romancier

    Le 18 octobre 1974, des amis de Robert Vivier se sont réunis à la Bibliothèque Royale Albert Ier pour fêter l'auteur de Chronos rêve à l'occasion de son 80e anniversaire. M. Roger Brucher introduisit cette amicale séance d'hommage ; M. Roger Foulon, Président de l'Association des Écrivains Belges, célébra Vivier poète ; enfin M. Albert Ayguesparse, Directeur de l’Académie, évoqua le romancier dans une allocution que nous publions ici.

     

    […]

        Le tissu des romans de Robert Vivier, faut-il le dire ? est le tissu de la vie de tous les jours, ourdi de détails quelque peu terre à terre, de péripéties en apparence insignifiantes mais dont le poids, si léger qu'il soit, agit sur le cours lent du récit. De fait, Robert Vivier est un écrivain intimiste, et il le reste paradoxalement jusque dans Délivrez-nous du mal, cette vie romancée du père Antoine, de ce guérisseur de la région liégeoise dont il a relaté l'étonnante aventure avec une curiosité qu'il ne songe guère à dissimuler.

        La parution de Délivrez-nous du mal, en 1936, constitue à mes yeux un événement assez inattendu dans l'œuvre de Robert Vivier. Le père Antoine, voilà bien un personnage qui sort de l'ordinaire, de la moyenne humaine, du gabarit propre aux héros du roman populiste. Il se dit détenteur du prestigieux pouvoir de guérir et, pourquoi le nier ? il est entouré d'une aura d'ambiguïté. A première vue, rien vraiment ne pouvait laisser prévoir que Robert Vivier pût s'attacher à pareil type d'homme. La manière de légende populaire qui entoure cet ancien ouvrier métallurgiste, l'émotion qu'il suscite en créant une secte religieuse « les Vignerons du Seigneur », ses pratiques de thaumaturge, tout, chez Louis Antoine, appelé d'abord le Généreux, puis le Guérisseur, et à qui l'on finit par donner le nom de Père, tout semble en contradiction évidente avec les théories que professe Robert Vivier à propos de la création romanesque. Et pourtant, cela ne l'empêchera pas d'écrire un livre dont l'ampleur et le lyrisme tempéré, mais soutenu, font songer par endroits à une fresque déployée autour d'un personnage qui, malgré sa renommée grandissante, ne posa jamais au messie. En dépit des apparences, c'est l'humanité du père Antoine qui a séduit Robert Vivier, plus que le destin hors-série que semble être la vie d'Antoine le Guérisseur. En racontant l'histoire de ce fondateur d'une nouvelle religion, c'est au premier chef l'histoire d'un homme qu'il raconte, l'histoire d'un homme très simple, issu du peuple, et qui resta proche du peuple, bien qu'il se crût investi d'une puissance et d'une mission surnaturelles.

        Robert Vivier, enfant, fut sans doute intrigué par quelque temple de briques fréquenté par une poignée de fidèles, comme je fus moi-même intrigué par le petit sanctuaire que ceux-ci édifièrent dans ma commune, au sud de Bruxelles. Robert Vivier entendit parler de l'antoinisme, de cette aventure insolite qui prit dans plusieurs régions de Wallonie le visage d'une religion, et cet événement singulier fit son chemin en lui et revêtit les couleurs d'une passionnante expérience humaine. Pour composer la vie romancée du père Antoine il fallait, au départ, un instinct de faiseur de romans, mais aussi une complicité sentimentale doublée d'une générosité secrète et agissante. Par le plus heureux des hasards, ces éléments disparates se trouveront rassemblés. Élargissant le cadre de cette biographie romancée, Robert Vivier s'est attaché à décrire, autour du père Antoine, le peuple des mineurs et des métallurgistes du pays de Liège au siècle dernier, tout un monde de travailleurs dont l'intelligence pour les choses de la mine, du fer et du verre est universellement réputée.

        Fidèle à ce qu'il appelle tantôt la « vérité des moyennes », tantôt « le réalisme des moyennes humaines », Robert Vivier observe avec une sorte de connivence fraternelle les ouvriers de son pays, les soldats des tranchées, les gens du peuple promus, par son génie créateur, au rang de personnages romanesques. Il nous introduit de plain-pied dans leur existence même et fait jouer comme sous nos yeux les ressorts les plus cachés de leur vie. Que cette vie soit d'apparence banale, qu'importe ! Ce qui compte pour ce peseur d'âmes, c'est la nature et la forme du bonheur dont rêvent ses personnages. Dans la solitude des jours de pluie, dans la boue du front, dans l'ennui d'une existence manquée ou mesquine, cet appétit de bonheur, si ténu qu'il soit, constitue, avec l'idée du temps qui passe, un autre thème majeur de l'œuvre de Robert Vivier. […]

     

    Post-scriptum d'une lettre de Robert Vivier à Albert Ayguesparse.

        Permettez-moi, sur le terrain des faits, de préciser un peu ce que vous dites des raisons qui auraient pu m'amener à écrire une vie du Père Antoine.

        Au cours d'une conversation avec André Thérive, qui s'était intéressé aux adeptes parisiens du Père à l'occasion de son roman Sans âme, j'avais dit qu'un de mes professeurs à l'athénée de Liège se trouvait être Delcroix, l'un des principaux disciples du Guérisseur. « Vous avez connu Delcroix ? me dit Thérive. Vous connaissez donc l'antoinisme ? Pourquoi n'écririez-vous pas une vie du Père ? » Il songeait à une collection qui devait s'appeler « les Grands Illuminés ». Celle-ci s'arrêta après deux volumes parus, mais lorsqu'un an plus tard j'eus terminé mon enquête et mon livre, Thérive présenta le manuscrit aux éditions Grasset, et c'est sur rapport de Gabriel Marcel que celles-ci en décidèrent l'édition. Je n'étais pas un inconnu pour la maison de la rue des Saints-Pères, ayant reçu l'année d'avant, pour Folle qui s'ennuie... (paru chez Rieder), le prix Albert Premier, fondé à Paris à l'initiative de Grasset.

        J'ajouterai que je ne connaissais que très superficiellement l'antoinisme lorsque j'eus ainsi l'idée de le prendre pour sujet d'un livre. Mais je fus aidé par un second hasard, c'est que j'avais eu pour bon camarade le fils du professeur Delcroix. Il m'introduisit dans les milieux où l'antoinisme s'était développé et où les souvenirs étaient encore frais. Pendant six mois, j'allai fréquemment dans la région de Seraing et de Mons-Crotteux, village natal du Père, j'interrogeai beaucoup de gens, j'interrogeai aussi les paysages, et je me souvins aussi de ce que mon enfance de fils d'ingénieur et plus tard les fréquentations et camaraderies de la vie aux tranchées m'avaient appris de la vie ouvrière du pays de Liège.

    Robert VIVIER

     

    Bulletin de l'Académie Royale de Langue et de Littérature Française,
    Bruxelles, Tome LII - n°3-4, année 1974, p.283-285 & p.287-288


  • Commentaires

    1
    jpdh
    Mardi 9 Octobre 2018 à 18:29

    Très intéressant témoignage

     
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