• Un Dieu va naître... (Le Monde illustré, 31 août 1912, N°2892)

    Un Dieu va naître... (Le Monde illustré, 31 août 1912, N°2892)

    Un Dieu va naître…

    par ANDRÉ ARNYVELDE

         Il y a quelques semaines — le lecteur s'en souvient-il ? – à cette même place, et signée du même nom, une chronique parut, intitulée : Un Dieu vient de mourir... Le « dieu », c'était le Père Antoine, de Jemmepe-sur-Meuse, Antoine le Généreux, Antoine le Guérisseur, Dieu belge à qui furent élevés, de son vivant, des temples, et qui compte dans le monde plusieurs centaines de milliers de fervents. Cette chronique valut à son auteur un certain nombre de lettres, qu'il lut avec le plus vif intérêt. La plupart de ses correspondants, s'étant accordés à trouver que le ton général de l'article, quoique teinté légèrement de scepticisme, n'était point ironique, ni démolisseur, se trouvèrent également d'accord pour inviter son rédacteur à se convertir à l'Antoinisme.
        A ces prosélytiques correspondants, il ne pourra être ici répondu, pour ce qui est de la conversion, ni oui tout à fait, ni tout à fait non ; mais seulement que c'est à voir... Quelques documents Antoinistes, joints aux lettres et que nous étudions consciencieusement, sont en train de nous éclairer sur ce grave problème, et de nous permettre d'asseoir honnêtement notre opinion, notre conviction, notre résolution.
        Pour ce qui est du scepticisme que l'on constata généralement au cours de l'article, veuillent les adorateurs d'Antoine admettre qu'il faut, quand on aborde des questions d'une aussi auguste espèce, aller avec beaucoup de circonspection. D'une part, il y a cette sacrée Raison moderne, cette sacrée Raison critique, qui, très avertie, très munie, très prémunie, ne s'enthousiasme pas (comme ça », à la hussarde, ou à la Pauline de « Polyeucte » : Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée !... quels que soient les événements, les phénomènes, les mouvements, fussent-ils de foules, fussent-ils de nations tout entières... D'autre part, il y a que cette Raison même, si exigeante soit-elle, n'a pas toujours les éléments indispensables pour réfuter ou pour nier. C'est pourquoi le scepticisme est pardonnable : il est un peu comme une distraction que prendrait un voyageur, entre deux trains - la Négation ou la Croyance comme une façon de passer le temps entre deux événements importants et qui ne peuvent être précipitamment accomplis.
        Ceci dit, qu'on nous permette de passer à un autre ordre de propos. Un « Dieu » donc venait, il y a quelques semaines, de mourir. Voici qu'un Dieu, d'ici quelques années, va naître. C'est là quelque chose, au demeurant, qui fait compensation, rétablit l'équilibre. Ainsi l'Humanité, quoiqu'elle fasse pour mener ses affaires toute seule, comme une grande personne, n'échappe pas à la tutelle des dieux. Un meurt, un autre naît. Ainsi soit-il... Parlons du Dieu prochain.
        Mais il est matériellement impossible de dire un mot plus avant, si l'on n'ouvre pas une parenthèse explicative. Il sied de se mettre en état d'être compris de tous, de lecteurs même ignorants de l'A B C de la question.

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        Il existe une Société qui s'appelle la Société Théosophique, et dont le but essentiel est d'épanouir la spiritualité de la Race humaine. Cette Société, qui compte environ 25.000 membres dans le monde, est née en 1875, à New York, des œuvres et des gestes de Mme H.-P. Blavatsky, fille d'un officier supérieur russe. Héléna Petrowna Blavatsky, que les membres de la Société Théosophique appellent pieusement H. P. B., de tempérament agité, complexe et bouillonnant, mena une vie aventureuse, voyagea considérablement, connut, au cours d'une chevauchée en Asie-Mineure, un magicien copte, Paulos Métamon, et se sentit attirée vers le Merveilleux. Au cours de cent aventures, qui n'ont point à faire ici, un jour, à Londres, où elle était dans une grande misère — tous subsides de sa famille épuisés — et pendant le séjour dans la capitale britannique d'une ambassade hindoue, envoyée par le souverain du Népaul à la reine Victoria, elle reçut une communication, par des voies surnaturelles, d'un être appartenant à une catégorie supérieure et mystérieuse d'humanité. Ainsi la Vierge Marie fut, dans les temps lointains, visitée par un ange qui lui annonça sa mission.
        L'être qui se manifestait à H. P. B. était un Mahatma. Les Mahatmas, selon l'enseignement théosophique — qui lui-même s'inspire abondamment des livres sacrés de l'Inde — sont des êtres, assez malaisés à concevoir pour notre intelligence européenne, doués de pouvoirs spirituels, psychiques, voire physiques, infiniment plus étendus, plus magnifiques, que ceux — si magnifiques, et profonds soient-ils —que nous pouvons rencontrer, ou avoir rencontrés, ou avoir supposés même, chez les hommes de notre humanité coutumière. Leur résidence ordinaire est en certaines parties inexplorées du Thibet. Ils assistent de là au spectacle de toutes les agitations humaines, et de temps en temps s'élancent de leur retraite sacrée, par des chemins immatériels, porter lumière ou secours au Monde, ou à l'un d'entre leurs frères inférieurs - les hommes ordinaires, vous, nous — et rétablir d'un coup de barre occulte l'ordre et la marche du vaisseau des politiques ou des passions, universelles, nationales ou individuelles.
        Un de ces êtres, donc, se manifesta à H. P. B. et fut l'incitateur de sa vie nouvelle. Autour d'H. P. B. se multiplièrent les phénomènes psychiques les plus extraordinaires, et son esprit déborda d'illuminations. Elle rencontra en Amérique, en 1874, un homme connu par certains articles spirites parus dans le New-York Sun et le New-York Graphic, et avec lequel sa pensée fraternisa d'enthousiasme. Il s'appelait le colonel Henry Steel Olcott. H. P. B. et le colonel Olcott joignirent leurs idées et leurs efforts ; et au bout d'un certain temps, temps pendant lequel, autour des expériences et des révélations d'H.P.B. se passionnèrent le monde et la Presse — surtout la Presse anglaise — les discutèrent, les combattirent, les assaillirent, les couvrirent de ridicule ou les auréolèrent de Foi, la Société Théosophique fut fondée.
        H. P. B. mourut en 1891, laissant un grand nombre d'écrits, confus mais extrêmement impressionnants. Elle y donnait, noyée dans un océan déchaîné de symboles extraits de toutes les théologies et de toutes les cosmogonies, la clef de la Création des Mondes, de la Nature occulte de l'Univers, de l'Homme, et des Races, de leur évolution dans le temps, y compris leur avenir le plus lointain; elle y expliquait Dieu, elle y expliquait l'Humanité, elle y expliquait les lois des Astres, de la Vie et de la Mort ; elle y expliquait Tout.
        Mme Annie Besant succéda à la présidence de la Société Théosophique à H. P. B. Mme Annie Besant est une femme très haute, une intelligence ruisselante, une oratrice magnifique. Elle a, hors de la Société Théosophique même, de passionnés admirateurs, et entre ceux-là notre illustre Pierre Loti, et d'autres beaux esprits. Mais arrivons au Dieu.
        Vous voici avertis qu'il est une Société Théosophique, que ses chefs prétendent tenir les plus antiques et les plus profonds secrets de la Vie et de l'Univers ; vous n'ignorez plus qu'il est des Mahatmas. La parenthèse peut être fermée.

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        Les Mahatmas, créatures douées de pouvoirs « supérieurs », ces frères de l'Humanité, ces gardiens de la Destinée, que sont-ils ?
        Ils sont, ou plutôt ils furent des hommes, de simples hommes, parvenus, au long des âges, et par une épuration de plus en plus resplendissante de leur spiritualité, à un degré spirituel et psychique qui leur permet de vivre sur un plan autre que le plan physique. 
        Mais comment sont-ils parvenus à cet état, que l'on peut dire privilégié ?
        Efforçons-nous d'être clair :
        L'homme, tout homme, possède un Moi (les Théosophes l'appellent l'Ego), un Moi, un Ego, spirituel, immortel, éternel. Nous ne sommes de chair et d'os, vous qui me lisez en ce moment, moi, en ce moment, qui vous raconte, qu'une certaine incarnation éphémère de notre Moi éternel, d'entre les innombrables incarnations qu'il a déjà effectuées et qu'il aura à effectuer au long des temps.
        Ce Moi, dès qu'il a commencé de s'éveiller à la conscience, n'a plus qu'un but — qu'il poursuivra à travers des siècles et des siècles -: atteindre sa pleine conscience, la Perfection définitive, qui est le Nirvana hindou, qui est la Réintégration dans l'Absolu, qui est la Conscience de la Réalité de Dieu.
        Il ne peut atteindre à cette Perfection, au Nirvana, qu'en triomphant successivement de toutes les attaches de la matière. C'est au cours des luttes qu'il aura à soutenir contre les attractions matérielles, qu'il prendra de plus en plus conscience de la divinité essentielle de sa nature.
        Ses incarnations dans des individualités corporelles ne sont que le moyen, pour lui, de lutter, et de vaincre, ou de retarder sa victoire... La qualité de ses incarnations successives est subordonnée à la vie qu'il mena dans chaque incarnation précédente. Ayant été noble, haut, héroïque, charitable, juste, bon, dans une incarnation, il se réincarnera dans un individu plus haut, plus hautement prédisposé, dans un corps mieux approprié à la haute vie qu'il va vivre ; ayant été vaincu par les attractions matérielles, le vice, le mal, il s'incarnera dans une individualité basse, vile, mauvaise, et aura d'autant à lutter pour une prochaine incarnation plus haute. Ainsi de suite...
        Ces incarnations, ces combats, ces rechutes, ces victoires exigent pour chaque Moi, pour chaque Ego, des siècles et des siècles de siècles. Un million d'années n'est que bagatelle de durée, dans la chronologie théosophique. On y apprend qu'un Ego, par exemple, s'incarne dans un individu qui vivra, de la vie normale humaine, 70 ou 80 ans. Puis l'Ego restera 800, 900, 1.000 ans dans l'attente d'une nouvelle incarnation. Ce qu'il fera pendant ces siècles de repos, de sommeil, d'attente, l'expliquer nous entraînerait trop loin. La Société Théosophique existe, et le pourra dire à qui se montrera curieux de le voir expliqué. Continuons notre évolution de l'Ego. Le Moi, l'Ego, qui est parvenu, à travers l'immensité des siècles, à se libérer de sa carapace matérielle au point de n'être plus qu'Amour et Spiritualité, devient l'un de ces Mahatmas qui protègent l'Humanité, la secourent, la guident, ou plutôt, aident de leurs pouvoirs supérieurs l'évolution spirituelle de la Race humaine.

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        C'est ainsi qu'un de ces Egos, d'une spiritualité plus haute encore que celles des Mahatmas, va, paraît-il, s'incarner d'ici vingt ou trente ans dans un homme, digne de le recevoir, et qui, à partir de ce moment, apparaîtra Dieu aux hommes, et dira le Verbe divin.
        Celui en qui l'on croit, en qui l'on suppose que s'incarnera le nouvel Instructeur du monde, est un jeune Hindou nommé Khrisnamurti. Un jour, à la suite d'une conférence que Mme Annie Besant vint faire à la Sorbonne, le Monde Illustré publia le portrait de Khrisnamurti, qui est un adolescent admirablement beau.
        La place nous manque, à présent, pour vous donner sur Khrisnamurti les mille détails qui vous le feraient paraître comme un être véritablement en dehors de l'humanité ordinaire, vivant tout entier dans sa préparation à la Divinité...
        Mais la place nous manque aussi pour entamer le plus passionnant des débats. Dresser, à côté, en face de ce Dieu futur, de cet être très sacré, tout de spiritualité immarscessible, un homme, un simple homme d'homme, de chair, de cœur et de cerveau, avec ses passions, ses rêves, les coups de massue de la vie ; et voir si, vivant, respirant, aimant, souffrant, résistant, renaissant chaque matin, battu, rossé, pétri, fouaillé, et continuant de résister, aimer, respirer et vivre, ce ne serait pas le simple homme d'homme qui serait le vrai Dieu...   

                                                                                    André ARNYVELDE.

    Le Monde illustré, 31 août 1912 (N°2892)


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