• Une visite au berceau de l'Antoinisme (Le Journal, 18 janvier 1926)

          CHEZ LES MYSTIQUES

                 Une visite
    au berceau de l'Antoinisme

        Au moment où les regrettables incidents dont fut victime le curé de Bombon attirent de nouveau l'attention sur les petites religions qui vivent à côté des grandes, peut-être est-il curieux de s'initier à d'autres sectes organisées, en un temps de plus en plus propice au miracle mystique. Parmi les plus suggestives pour le psychologue se trouve la secte antoiniste, d'abord à cause de l'humilité de ses origines : Antoine, ouvrier mineur, n'avait qu'une instruction rudimentaire, et sa femme ne sait ni lire ni écrire ; à cause aussi de son développement insolite et de la prétention d'un certain nombre de ses membres à faire reconnaitre l'antoinisme à l'instar d'un culte officiel par le gouvernement belge.
        Aussi, me trouvant à Liège ces jours passés, une naturelle curiosité m'a incité à un court déplacement pour aller à Jemeppe-sur-Meuse, berceau de l'antoinisme, retrouver les traces de la prédication d'Antoine le guérisseur, et assister à la cérémonie qu'accomplit en personne, les trois premiers jours de la semaine, la mère, dépositaire des rites et du pouvoir du père, depuis que ce dernier a quitté notre terrestre séjour, tout en conservant d'ailleurs pour ses fidèles la direction spirituelle de son culte. Je ne puis en cet aperçu rapide que noter aussi la progression rapide desdits pouvoirs spirituels : d'Antoine le guérisseur à Antoine le saint, puis le prophète, messager d'une révélation définitive, l'ascension s'est faite normalement, par l'enthousiasme progressif et organisé des premiers disciples.
        Intéressante à étudier serait encore l'évolution intellectuelle, si l'on peut dire, d'Antoine, d'abord féru d'hypnotisme et de spiritisme, dont il exploitera tout d'abord la soi-disant mystérieuse puissance, pour renier plus tard ces mêmes croyances, le jour où il a découvert et organisé en doctrine sa théorie des fluides, dont l'influence bienfaisante ou malfaisante réside au même titre dans les objets de la nature comme dans nos actes personnels. De ces fluides, Antoine a reconnu la merveilleuse puissance ; il s'est, en autre, reconnu le pouvoir de la capter pour la répandre généreusement et gratuitement sur les infortunés, de plus en plus nombreux, qui lui demandaient aide, et que longtemps, affirme-t-il, il reçut et soigna individuellement. Leur nombre s'accroissant chaque jour avec sa propre renommée, il s'avisa que le fluide, étant immatériel et d'ailleurs d'essence divine, ne pouvait épuiser sa force en se prodiguant en même temps à des collectivités. Il suffisait que les croyants s'assemblassent à la même heure, dans un même lieu consacré. De là, l'idée du premier temple antoiniste, édifié à Jemeppe, et bientôt suivi de beaucoup d'autres : leur nombre en Belgique et en France atteint, m'a-t-on dit, la trentaine. Dès ce moment aussi naquit le rite qu'Antoine avait fixé, et dont les antoinistes observent scrupuleusement le cérémonial.
        Pendant que je me hâte moi-même vers le temple antoiniste, car l'opération est à dix heures précises, et le fluide transmis par le père ne peut attendre, je coudoie une foule hétéroclite qui se presse en remontant la grand'rue du petit village minier : ménagères portant leur panier au bras ou traînant après elles leur marmaille : antoinistes hommes et femmes, reconnaissables au costume bizarre qu'ils arborent et qui, paraît-il, fut adopté par le père ; les hommes vêtus d'une lévite noire, le chef recouvert d'un tuyau de poêle étrange, fortement évasé par le haut ; les femmes, vouées au noir elles aussi, manteau noir, petit bonnet à ruches de même couleur, d'où tombe parfois un grand voile qui leur donne l'apparence de religieuses d'un tiers-ordre, à moins que ce ne soit d'une troupe éplorée de veuves !
        Dans le temple nu, sur les murs duquel sont placés de nombreux rappels au silence, la même symphonie de deuil se perpétue : une longue tenture de cette couleur pend de la tribune où tout à l'heure apparaîtra la mère : une figure symbolique y est brodée en fils d'argent : c'est l'arbre de la science de la vue du mal (!) avec de nombreuses ramifications s'échappant du tronc.
        Un silence lourd d'attente, et comme angoissé du miracle qui se prépare, et que, mue comme par un ressort, annonce l'une des veuves qui s'est levée au premier banc : « L'opération va se faire ; ranimez votre foi ; ceux qui auront la foi seront guéris. »
        A peine s'est-elle rassise que, par une porte basse masquée dans la muraille et de plain-pied avec la tribune surélevée, la mère elle-même a fait son apparition : figure osseuse de paysanne matoise et obstinée, le front barré d'une ride volontaire, encore très alerte malgré ses 74 ans bien sonnés ; elle s'est mise en prières, les yeux levés vers le ciel, ses mains noueuses repliées l'une sur l'autre massivement. Que marmonne-t-elle entre ses dents ? Seuls les initiés pourraient y reconnaitre un appel au père, sous l'invocation duquel toute la cérémonie est pratiquée. Un seul mot m'en parvient à peu près distinctement : Miséricorde ! Il annonce que le moment est venu de lancer l'influx libérateur, qu'attendent à la même minute, je pourrais dire à la même seconde, car le fluide ne connait pas les misérables obligations de nos lois physiques, les antoinistes croyants, réunis dans leurs temples. Le visage maintenant crispé et douloureux, les mains noueuses ramenées vers le corps et rejetées en avant par un mouvement contraire, il semble que l'opératrice veuille, en ce geste symbolique, attirer sur elle toute la misère du monde et insuffler à l'assistance la force primordiale capable d'assurer de triomphe sur le mal, physique ou moral, cet éternel ennemi de l'humanité douloureuse. « Ranimez votre foi ! » Les antoinistes courbent la tête pour mieux recevoir l'influx libérateur. Quand ils la relèvent, la vieille femme a disparu comme par enchantement par la même porte dérobée et l'assistance a déjà commencé sur un ton de mélopée les dix principes du père, ou plutôt la révélation des dix principes de Dieu par le père. Dieu parle ! annonce l'opuscule que j'ai acheté et qui les contient, et, sans, vouloir accuser Antoine de blasphémer, disons seulement que le dieu qu'il fait parler n'a rien de la majesté redoutable de Jéhovah dictant à Moïse les dix commandements parmi les éclats de tonnerre et des épouvantements du mont Sinaï.
        Le dieu qui parle ici est un dieu familier créé à l'image de celui qui l'interprète et qui lui prête son langage quelque peu obscur, parfois même incorrect. Ce dieu qui s'exprime par la bouche du père prêche à coup sûr une morale utile à tous les hommes, puisqu'il recommande la charité, y compris la gratuité de tous les services divins et humains, qu'il insiste sur la tolérance, blâme tout prosélytisme de paroles, et insinue fort justement qu'il est bon de nous efforcer de le voir dans celui que nous croyons être notre ennemi, car c'est notre propre image que nous renvoie celui à qui nous prêtons nos mauvaises pensées personnelles. La leçon est souvent profitable.
        Mais c'est certainement à Antoine que revient en propre cette défiance de l'intelligence, mise en conflit avec la conscience qu'elle obnubile par son orgueil et sa vision toute matérielle ? D'où nécessité d'abaisser la Superbe et d'accepter sans jeu de mots la simple foi du charbonnier.
        Tel était le cours de mes pensées en quittant le temple de Jemeppe, non sans avoir demandé à notre petit frère musin, lecteur des principes le jour et mineur la nuit, pour accomplir le précepte antoiniste, le viatique de foi et d'espérance que lui-même ou une adepte féminine distribuent généreusement et cordialement à tous ceux qui demandent audience.
        A la sortie du temple, dans un café-restaurant d'apparence modeste, mais qu'achalandent les grands jours de l'antoinisme, j'achète les portraits du père et de la mère officiant ; on me presse d'y joindre des reproductions de foules assemblées : à Schaerbeck, faubourg de Bruxelles, inauguration d'un temple antoiniste par la mère ; fête annuelle du 20 juin, jour anniversaire de la désincarnation du père, où l'on procède sous la direction de la mère à la visite de la demeure du père, suivie d'un pèlerinage aux lieux voisins qui abritèrent sa méditation et le virent se rafraîchir à une petite fontaine consacrée désormais par le zèle des antoinistes. Plus de 20 000 personnes sont, paraît-il, venues cette année magnifier la gloire du père !
        Ai-je dit que la mère Antoine ou ses représentants consacrent des mariages et des baptêmes et que les obsèques antoinistes se pratiquent très simplement ? On y lit quelques pages du père sur la réincarnation. C'est ainsi, me murmure une vieille antoiniste, que le petit ruisseau est devenu grande rivière ! – Maurice Wolff.

    Le Journal, 18 janvier 1926


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