• Hélène Defrance, Chez Antoine-le-Guérisseur (in Wallonia, Tome XVIII, n°12, déc. 1910)

        Depuis longtemps, la curiosité me tentait d'aller voir le faiseur de miracles de Jemeppe dont on parle tant, le fameux Antoine, célèbre dans toute la Wallonie, et fondateur d'une religion nouvelle, l'Antoinisine (1).
        Ancien ouvrier mineur, après avoir passe toute sa jeunesse et presque atteint sa maturité au fond des bures noires, Antoine, soudain, après un deuil qui le frappa cruellement, parait-il, se voua tout entier au Dieu des catholiques, fit pénitence et se déclara, un beau jour, touché de la grâce et investi du pouvoir d'opérer des guérisons miraculeuses.
        Les foules affluèrent dans la petite localité industrielle de Jemeppe-sur-Meuse ; Antoine parlait, « opérait » et gagné bientôt lui-même par la foi qu'il avait fait naître dans ces âmes simples et superstitieuses, il finit probablement par être convaincu de sa puissance surnaturelle ; il est devenu une sorte d'illuminé qui
    passe sa vie à s'imposer de perpétuelles privations, de constantes pénitences, afin de maintenir en lui l'état de grâce qui lui permet de remplir la mission dont il se dit investi par le Dieu lui-même auquel il croit.
        Un de ces jours derniers, l'occasion m'étant offerte d'accompagner à Jemeppe de purs croyants en la double religion catholique et antoiniste, je partis...
        Le temple qu'Antoine s'est fait construire, flambant neuf, décoré de vitraux ou le pâle soleil d'un matin d'hiver allumait des flammes claires et fantastiques, a été ostensiblement bâti sur le plan général des autres maisons où l'on rend un culte à une divinité quelconque ; et, ce qui complète encore sa ressemblance avec ces établissements plus ou moins orthodoxes, c'est la bande de mendiants qui l'entoure. D'ailleurs pour que nul n'en ignore, sur le fronton de la façade on lit, écrits en grandes lettres d'or, ces mots qui vous laissent quelque peu rêveurs :  « Culte antoiniste ». A l'intérieur du temple, ces mêmes mots se retrouvent gravés au fond de ce qu'on appellerait le choeur dans une église ordinaire, et, au-dessous, vous pouvez lire l'exposé de la doctrine d'Antoine, ainsi résumée à peu près : « C'est la foi qui sauve. Aimez Dieu, et, pour être digne de Lui, aimez vos ennemis même ; l'amour et la foi guérissent tous les maux ».
        Dans le temple, circulent par moments des femmes vêtues d'un uniforme noir, rappelant la robe des religieuses, et coiffées d'une sorte de petit bonnet noir ; ce sont les Dames du culte et je n'ai pas été peu étonnée en reconnaissant parmi elles, la femme d'un avocat liégeois, accompagnée de sa jeune fille de 15 ou 16 ans, vêtue, elle aussi, de l'austère robe noire, et aidant sa mère dans sa tâche mystique...
        Les portes du sanctuaire s'ouvrent à 9 heures, mais le maître du lieu ne paraît qu'à 10 heures : le public, qui s'amasse peu à peu au rez-de-chaussée et sur le balcon qui forme pourtour, à donc le temps de se recueillir en attendant l'apparition du dieu. — Car, puisqu'on lui rend un « culte », c'est bien un dieu, n'est-ce-pas ?
        En l'attendant, l'ordre et la discipline sont maintenus par une préposée au silence, vêtue plus austèrement encore que les Dames du culte, et dont la figure revêche et l'aspect glacial conviennent admirablement à son rôle de cerbère féminin.
        Quand la salle est à peu près pleine, un gardien annonce que le livre où est exposée la doctrine antoiniste est achevé et qu'on peut se le procurer dans une maison voisine du temple.
        Puis, une sorte de petit-frère laïc gravit une estrade placée juste sous la tribune qui sert de chaire de vérité, et après avoir longuement médité, prononce les paroles sensationnelles que voici :
        « Mes frères ! Notre Père entre à 10 heures, monte en chaire, mais il ne parle pas ; il se recueille, puis il étend la main : à ce moment, commence l'opération qui ne dure qu'un instant... Notre Père ne fait plus d'opérations particulières ; il fait une seule opération générale sur tous les malades réunis dans le temple. Les personnes qui ne peuvent se déplacer sont libres de se faire représenter par une autre, qui a foi en notre Père ; et celles qui désireraient une consultation particulière, pour un conseil, pour une contrariété ou une maladie, s'adresseront à une Dame qui remplace notre Père ; si elles ont foi en lui, elles seront satisfaites par l'intermédiaire de cette dame aussi bien que par lui-même. » (2)
        Ce petit discours nous apprend donc trois choses : d'abord, que l'on appelle Antoine « Notre Père » — je n'ai pas vu l'orthographe du mot, mais je suppose bien qu'il s'écrit avec un grand P ! — puis, qu'il s'est facilité la besogne depuis quelque temps en n'opérant plus en particulier ; et enfin, qu'une tierce personne peut, en son nom, opérer des miracles... Jésus-Christ lui-même n'avait conféré ce précieux pouvoir à aucun de ses disciples bien-aimés, du moins pendant sa vie...
        Durant ce boniment, je regardais, intéressée, le public attentif. Toutes ces petites gens, ouvriers, femmes du peuple, vieillards misérablement vêtus, portaient à la face le stigmate d'une tare physique quelconque ou de la misère noire. Ces faces abruties par les privations, l'ignorance, la maladie, l'alcoolisme peut-être, en un mot la vie morne et misérable que mènent ces pauvres gens, me faisait pitié. Rien ne parlait dans ces figures fermées, sans aucune lueur d'intelligence ni de joie ; et une sourde colère me prenait contre cet Antoine qui leurrait d'espoirs faux ces malheureuses créatures, exploitant, pour s'en faire une auréole de gloire et d'humanitarisme, la foi naïve et facile de tous ces illettrés, avides d'un peu de consolation...
        Mais soudain une porte s'ouvre, un petit vieillard maigre à longue barbe grise apparaît, tout le monde se lève ; Antoine — car c'est lui — fend la foule d'un pas hâtif et monte à la tribune... Sa mince figure pâle d'ascète pénitent s'éclaire à peine de deux yeux cachés sous la broussaille des sourcils ; la longue redingote noire, boutonnée de haut en bas, lui donne un air de pasteur protestant. II demeure quelque temps immobile, les regards levés vers le ciel, puis il étend la main, comme la tantôt annoncé le barnum de la maison, et au bout de quelques secondes, il prononce d'une voix claire et grêle de fausset : « Fini ! » Le petit-frère laïc dit à son tour : « Mes frères, l'opération est terminée. Vous pouvez vous retirer. Ceux qui ont foi en notre Père sont satisfaits. »
        Ceux qui ont foi ! Ah ! je puis dire que je l'ai vu luire, la foi ardente, la foi qui veut croire en vers et contre tout et tous, dans ces centaines de regards rivés sur Antoine en extase ! Les mornes visages de tantôt se sont transfigurés comme par miracle, dès l'apparition du vieillard. Un espoir frémissant, une foi profonde et fervente, ont soudain éclairé d'une flamme brillante et chaude ces faces ravagées
    par la douleur.
        J'ai vu des mains se joindre dans une ferveur de prière et d'espoir que j'ai sincèrement enviée ; j'ai vu des lèvres remuer en prononçant des mots inentendus, mais que l'expression du regard trahissait passionnément croyantes et suppliantes tout à la fois ; j'ai vu, enfin, s'accomplir un miracle : celui de transformer une foule abêtie et sans aucun élan, en un peuple illuminé d'enthousiasme et d'espoir !
        Et quand Antoine n'opérerait que ce miracle-là, — j'en conviens à présent que j'ai vu la joie extatique irradier les prunelles un instant auparavant endormies et sans éclat — il aurait déjà bien mérité de l'humanité souffrante !
        Mais il en accomplit d'autres, du moins son fervent public en est persuadé, et n'est-ce pas l'essentiel ?
        Comme l'heure du train était éloignée encore et que la neige nous fouettait rageusement le visage, nous étions entrés dans un café voisin, où j'avais vu ramener à califourchon sur le dos d'un homme complaisant, un malheureux estropié. C'est un jeune homme de 24 ans, paraît-il, qui n'avait jamais marché, et qui, depuis sa première visite à Antoine au mois de décembre dernier, a senti peu à peu la vie renaître et le sang circuler dans ses jambes immobiles et ses pauvres pieds difformes, et s'est mis progressivement à les remuer de plus en plus.
        Je l'ai vu faire dix pas dans l'étroite salle du cabaret où son frère aîné racontait son histoire ; il marche en titubant, en se tenant aux meubles. il perd l'équilibre des qu'il est abandonné à lui-même ; il est probable que jamais il ne pourra faire davantage, et les sceptiques de mon acabit sont persuadés que s'il parvient à a accomplir ce prodige de se tenir debout et de remuer les jambes pendant quelques minutes, et en se donnant un mal infini, c'est par je ne sais quel phénomène d'auto-suggestion et de volonté maladivement exacerbée par sa foi ardente en la puissance surnaturelle d'Antoine le Guérisseur.
        Mais qu'importe, puisque aussi bien la science humaine de tous les Esculape a été impuissante à lui procurer cette joie et cet espoir insensé de marcher un jour « comme tout le monde », ainsi qu'il le dit lui-même dans sa naïve et fervente admiration pour celui qu'il considère déjà comme son sauveur. Qu'importe que son état demeure stationnaire, puisque la guérison complète par les méthodes rationnelles est impossible, — si, au moins pendant quelques mois de sa vie monotonément désespérée, il a vu luire à l'horizon l'aube de la divine Espérance, qui a fait briller sur le désert morne de son existence sans illusion, la jeune et fraîche lumière d'une oasis où il s'est un moment reposé de toutes ses souffrances.
        Aussi bien, que sait-on ?
        En revenant vers la petite gare de Jemeppe, mon irritation était tombée ; et je songeais à tout l'inconnu de la Vie, à tout le mystère insondable des forces occultes et des puissances surnaturelles dont se disent investis quelques êtres illuminés, et que nous nions, nous, évidemment, dans l'intransigeant orgueil de nos connaissances positives et scientifiquement démontrées, mais auxquelles tous ces humbles du temple antoiniste croient avec une foi naïvement émerveillée... Et je me rappelais qu'à en croire les Chrétiens, les miracles accomplis par le Christ se seraient presque tous réalisés chez les modestes du monde — et c'est justice, puisque ceux-là souffrent et n'ont d'autre joie, d'autre consolation, que celles de leur foi ardente et enthousiaste...
        Au surplus, encore une fois, nous ne savons rien ; les mystères de la télépathie, terrestre ou extra-terrestre, qui ont engendré tour à tour le magnétisme, le spiritisme et toutes les théories tendant à formuler les lois obscures qui fixent les rapports des âmes, nous sont encore presque complètement fermés ; à près de quatre siècles de distance, la plus élémentaire sagesse nous ordonne de répondre à toutes ces questions troublantes par les mots prudents et doucement sceptiques de Montaigne : « que sais-je ? ».

            Hélène Defrance

    (1) Cette religion a déjà, paraît-il, plusieurs centaines de milliers d'adeptes convaincus et fervents. Nous reproduisons à la suite de notre article, à titre de document assurément officiel, la lettre écrite par M. Deregnaucourt au journal La Meuse qui l'a publiée dans son n° du soir, 8 décembre courant (1910), et où le président du Comité du « Temple antoiniste » expose les progrès rapides de cette religion, et appuie la demande adressée au Gouvernement Belge par 16o.ooo adeptes qui demandent la reconnaissance officielle du « Culte Antoiniste ».
    (2) Selon les uns, cette dame est la femme même d'Antoine ; selon les autres, ce serait une Dame du Culte.


            L'Antoinisme.
        Antoine-le-Guérisseur, de Jemeppe-sur-Meuse, et ses adeptes, viennent de déposer sur le bureau de la Chambre des représentants, une pétition qu'ils adressent au Roi et aux Chambres pour demander la reconnaissance légale du culte antoiniste. Cette pétition est signée par 160.000 adeptes d'Antoine, tous Belges et majeurs.
        Les progrès rapides de l'antoinisme en Belgique et en France tiennent du prodige. La religion nouvelle, fondée à Jemeppe-sur-Meuse depuis quelques années, compte aujourd'hui plusieurs centaines de milliers d'adeptes. Tous les Liégeois connaissent le temple de Jemeppe-sur-Meuse, dont la gestion matérielle appartient à un Comité de neuf membres dont j'ai l'honneur d'être le président ;  dont M. Delcroix, professeur à l'Athénée Royal de Liège, est le secrétaire, et dont M. Delaunoy, lieutenant d'infanterie à Bruxelles, est le trésorier. D'autres temples vont être érigés, notamment à Bruxelles et dans le Hainaut, aux frais des adeptes. Le Nord de la France se convertit rapidement à la religion nouvelle. II y a un millier d'adeptes à Tours, autant à Vichy, autant à Nice et à Monaco. Un adepte de l'Isère fait construire, au Touvet, un temple sur le modèle de celui de Jemeppe.
        II s'agit donc là d'un mouvement religieux très sérieux. Mais il faut assister aux exercices du culte, au temple de Jemeppe-sur-Meuse, pour se convaincre du grand sentiment de piété qui anime les adeptes. Les lundi, mardi, mercredi et jeudi de chaque semaine, le Maître opère sur tous les malades réunis dans le temple. C'est à peine si l'édifice peut contenir la foule recueillie. A dix heures, Antoine entre dans le temple, monte en chaire et l'opération s'accomplit devant environ deux mille personnes debout qui attendent, du Maître, avec une ferveur inexprimable, la guérison de leurs souffrances morales ou physiques. Tous les dimanches, à dix heures, un adepte donne lecture d'un chapitre de l'Enseignement. C'est la même affluence et le même recueillement.
        Si Antoine le Guérisseur et ses adeptes demandent la reconnaissance légale de leur culte, ce n'est pas pour obtenir des subsides ou la rémunération de ses ministres. L'antoinisme est basé sur le désintéressement le plus absolu, mais nous vivons sous une législation qui confère aux cultes reconnus par la loi de très grands avantages. Jusqu'ici, seuls les cultes catholique, protestant et juif ont demande et obtenu la reconnaissance légale et joui des avantages afférents à cette reconnaissance.
        L'antoinisme a les mêmes droits de jouir de ces avantages.
        Le plus grand de ces avantages est d'assurer l'existence légale des édifices consacrés aux cultes. Dans les cultes reconnus, les fabriques ou consistoires ont la personnification civile, peuvent recevoir des dons et legs : ils sont propriétaires des églises, temples ou synagogues. Il n'y a plus de transmission de propriété à effectuer, plus de droits de mutation ou de succession à payer. La reconnaissance de l'antoinisme aura donc pour effet d'assurer l'existence légale du temple de Jemeppe-sur-Meuse et des autres temples qui seront érigés ultérieurement.
        Cette considération suffit pour démontrer l'intérêt que les 160.000 signataires de la pétition ont à voir la Chambre des représentants et le Sénat accueillir leur demande et voter une loi qui assimilerait l'antoinisme, quant à la reconnaissance légale, aux cultes catholique, protestant et juif.
        Nous ne voyons pas, d'ailleurs, qui pourrait s'y opposer. Le droit des antoinistes est évident et qui voudrait prendre la responsabilité d'un véritable déni de justice ? Ce ne seront certainement pas les catholiques de la Chambre, qui doivent être heureux de constater cette renaissance du sentiment religieux dans notre pays. Et quant aux libéraux et aux socialistes, nous savons qu'ils sont, comme nous, partisans de la séparation de l'Etat et des Eglises ; mais tant que nous vivons sous la législation actuelle, voudront-ils refuser à l'antoinisme les avantages que la loi confère aux autres cultes ? Nous ne pouvons pas le croire et nous sommes convaincus que tous seront d'accord pour voter la loi demandée.
        Et ainsi seront réalisés les voeux du saint de Jemeppe-sur-Meuse, devant qui tous doivent s'incliner avec vénération. N'est-il pas la plus grande force morale qu'il y ait au monde ?
            DEREGNAUCOURT.


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