• Albert Monniot - L'Antoinisme (Revue intern.des Sociétés secrètes, 1914)

    Albert Monniot - L'Antoinisme (Revue intern.des Sociétés secrètes, 1914)

    Auteur : Albert Monniot
    Titre : L'Antoinisme
    In Revue internationale des Sociétés secrètes, 1914 (Tome VII, N°3)
    Organe de la Ligne franc-catholique
    contre les sociétés secrètes maçonniques ou occultes et leurs filiales
    Partie Judéo-occultiste

        Albert Monniot (1862-1938) est un écrivain, essayiste, journaliste et militant contre-révolutionnaire français, proche d'Édouard Drumont, antisémite notoire, avec qui il collabore au journal La Libre Parole, dont il sera secrétaire de rédaction à partir de 1893. Il est d'ailleurs témoin de Drumont lors de son célèbre duel contre Georges Clemenceau en 1898.
        Il s'agit ici d'une des premières études (du point de vue catholique) sur l'antoinisme. Il cite donc largement un autre journaliste, André Kervyn.
        En voici la teneur :

    L'ANTOINISME

        Devenu l'ennemi de Robespierre après avoir été son âme damnée, le policier Sénar flânait un jour rue Contrescarpe, près de l'Estrapade, à quelques pas de la maison où le huguenot Reybaz avait rédigé les discours que prononçait Mirabeau.
        Son flair ou son désœuvrement lui suggérèrent la pensée d'entrer à l'une de ces représentations que donnait une vieille femme du nom de Catherine Théot que ses fidèles, sans doute hellénisants, appelaient la Mère de Dieu.
        Pénétrant dans la salle, il fut reçu par des hommes en robe blanche et s'assit pendant qu'on allumait les lustres.
        Des chants s'élevèrent alors, et bientôt apparut une vieille femme dont la tête et les mains s'agitaient perpétuellement.
        Elle s'avança, soutenue par des prêtresses de son culte, s'assit dans un fauteuil blanc, et l'adoration commença.
        C'étaient des agenouillements, des baisements de pieds et de bouche, des lavements de mains dans des cuvettes d'argent, et enfin l'absorption gloutonne d'un grand bol de café au lait solennellement apporté, ce déjeuner symbolisant sans doute une sorte de communion.
        Puis l'adoration recommençait, présidée par dom Gerle, un capucin défroqué.
        Un mélange extraordinaire de litanies, de baisers humides, de génuflexions, de gestes d'exorciseurs, puis de cantiques où l'on célébrait le fameux Etre suprême de Robespierre terminait la cérémonie.
        — Allons, se dit Sénar en sortant, je n'ai pas perdu ma journée.
        Il courut au Comité de Sûreté générale, où il raconta ce qu'il avait vu aux plus excités contre Robespierre.
        — Il faut arrêter toute la maisonnée, dit Vadier.
        — Donne-moi un ordre !
        Ce ne fut pas long, et voici d'après M. de Batz, le descendant du fameux conspirateur royaliste à qui j'emprunte ces pittoresques détails, quel fut le rapport de Sénar sur son expédition :
        « J'arrêtai la Mère de Dieu, l'éclaireur, la colombe, le chanteur, le frère servant.... Ensuite, je cherchai les papiers.
        « Il n'y en avait pas.
        « Je ne trouvai qu'une certaine lettre écrite à Robespierre et dans laquelle elle l'appelait « son premier prophète, son ministre chéri », et le félicitait sur les honneurs qu'il rendait à l'Etre suprême, son fils. »
        Chez dom Gerle, on trouva un certificat de protection que lui avait accordé Robespierre.
        Aussi le lendemain, à la Convention, pendant que Vadier dirigeait des attaques sournoises contre le dictateur, les conventionnels chuchotaient l'anecdote et goguenardaient en regardant « le rénovateur du culte ».
        Robespierre faisait rire, Robespierre était perdu.
        Telle fut l'aventure qui servit de prélude au 9 thermidor.
        ... Je ne crois pas que l'Antoinisme puisse et doive avoir une telle répercussion sur les destinées d'aucun pays ; je crois seulement qu'on assisterait à un spectacle à peu près analogue à celui qui ravit le policier Sénar, si l'on pénétrait dans l'un des temples que l'Antoinisme, jalonnant ses conquêtes, vient d'ériger et d'ouvrir à Paris et à Monaco. Parti de Jemeppe-sur-Meuse (Belgique), l'Antoinisme, en effet, a déjà gagné la Méditerranée : il la franchira d'un nouvel élan, et l'Islam n'aurait qu'à bien se tenir, si l'Antoinisme ne se réclamait de toutes les religions, ou plutôt ne les admettait toutes.
        L'analogie se compléterait de l'identité de sexe des Pontifes, Mme Antoine ayant pris la suite des affaires de son mari, après avoir dûment hérité de sa quasi toute-puissance.
        A en juger sur les apparences, voilà au moins une entreprise qui n'aura rien perdu à tomber en quenouille.
        Mais qu'est-ce qu'Antoine ? qu'est-ce que le culte Antoiniste ?

    *
    *    *

        Louis Antoine est né à Mons-Crotteux, province de Liège, en 1846. Son père étant mineur, lui-même descendit dans la fosse à l'âge de 12 ans ; mais les entrailles de la terre ne convenaient guère au prédestiné qui devait apporter la lumière à notre pauvre humanité, et bientôt il remonta à l'air et à la vie, au grand soleil, en se faisant ouvrier métallurgiste.
        Ce goût pour les « métaux » devait plus tard lui tracer sa voie. A 24 ans, il quittait la Belgique pour aller faire un séjour de cinq ans en Allemagne, et, quoique ses biographes prétendent que rien de particulier ne signala sa jeunesse, il n'est pas téméraire de penser que ce séjour au pays de Luther et de la Réforme eut quelque influence sur son ultime avatar.
        Après un nouveau séjour à Praga, en Pologne russe, Antoine réintégrait son pays natal, la Belgique, et s'installait à Jemeppe-sur-Meuse, dont il allait rendre le nom fameux.
        Entre temps, s'il est permis de parler aussi irrévérencieusement, il était revenu faire un tour au pays et avait épousé une femme dont il avait fait la connaissance avant son départ.
        Jusque-là, le brave ouvrier restait enveloppé dans les ténèbres de l'obscurantisme et pataugeait dans les marais de l'erreur : il était simplement catholique, comme vous et moi.
        Un douloureux événement vint décider de la carrière d'Antoine.
        Il perdit un fils unique âgé de 20 ans.
        Le père et la mère, ces simples, apprirent par hasard que le spiritisme donnait la communication avec les morts : ils fréquentèrent alors des séances où le cher disparu leur révéla lui-même qu'il était établi pharmacien à Paris.
        On a bien raison de dire que les morts vont vite.
        Les braves gens jugèrent inutile d'aller vérifier, et cela pour deux raisons : la première, c'est qu'ils avaient toutes facilités pour converser sur place ; la seconde, c'est que le disparu s'éclipsait toujours sans laisser d'adresse.
        Il y eut bien des mécréants pour prétendre qu'un pharmacien devait figurer au Bottin, et qu'Antoine fils y était introuvable : on leur répondit victorieusement que c'était jeu d'enfant de changer de nom pour qui changeait de corps. Bref, Antoine fut captivé par le spiritisme, et d'élève devint bientôt maître. A partir du moment où son passé se dégage des brumes épaisses pour apparaître en pleine lumière de la notoriété, on le trouve à la tête des Vignerons du Seigneur.
        Les vignes du Seigneur ayant une assez fâcheuse réputation, on pourrait croire qu'Antoine, globe-trotter impénitent, était devenu le chef de quelque tribu de gloutons comme « les Gosiers en pente » ou « les Beni-Bouffe-Tout » : il n'en est rien, et je dois dire tout de suite qu'ayant un déplorable estomac, Antoine s'adonnait au végétarisme qu'il devait plus tard faire entrer dans sa doctrine.
        Les Vignerons du Seigneur constituaient simplement une entreprise spirite permettant à chacun de communiquer avec les morts — moyennant, j'imagine, une honnête rémunération, comparable à celle qui est perçue à l'entrée des cabines téléphoniques.
        On pouvait prendre rendez-vous avec les défunts, toujours exacts, à 10 heures du matin et à 5 heures du soir, ce qui laisse supposer que la communication n'était interrompue que par l'heure des repas.
        Il est de vieilles habitudes dont on ne se défait pas aisément.
        Une particularité remarquable, c'est que les évoqués de la maison Antoine, fussent-ils défunts empereurs d'Allemagne ou sultans de Zanzibar, parlaient tous avec un fort accent wallon.
        Antoine édita bientôt une sorte de catéchisme spirite, fait d'emprunts à Allan-Kardec. S'il avait, au temps de ses voyages, poussé plus loin sa pointe vers l'Orient, il eût appris des bouddhistes japonais qu'Allan-Kardec n'avait rien inventé, pas même sa thèse des vies successives et des réincarnations jusqu'à la perfection.
        Mais ne reprochons pas à Antoine ces emprunts, puisqu'il devait créer, sinon une religion, au moins un culte. La maison prospérant, Antoine annexa, au salon de conversation entre anthumes et posthumes, un cabinet pour « le soulagement de toutes les maladies, afflictions morales et physiques ». Un certain docteur Carita, désincarné naturellement, fut placé à la tête de ce cabinet. On ne nous dit pas s'il partageait les bénéfices provenant de ses ordonnances avec l'apothicaire si prématurément enlevé à l'affection du Père Antoine.
        Peut-être y eut-il des difficultés dans les règlements, car un beau jour Antoine se passa du ministère du docteur et formula lui-même les ordonnances où l'hygiène se combinait harmonieusement avec la morale. Bientôt même, il supprima les tables tournantes et les bruyantes évocations, congédia les esprits et se mit à opérer lui-même la guérison des corps et l'endoctrinement des intelligences ; pour avoir ainsi résolu le problème social de la suppression des intermédiaires, Antoine le Guérisseur fut excommunié par le spiritisme.
        De ce schisme allait naître l'Antoinisme.

    *
    *    *

        Il faudrait tout ignorer de notre temps pour supposer que la clientèle d'Antoine diminuait au fur et à mesure qu'il enflait sa personnalité. Au contraire, des foules commençaient à se presser à Jemeppe, et la réputation du Guérisseur franchissait les frontières de la petite Belgique. Ne lui attribuait-on pas quantité de guérisons miraculeuses, d'autant plus indiscutables qu'aucune n'était précisée ni vérifiée.
        Le zouave Jacob dut connaître ces heures triomphales ; mais encore régalait-il ses visiteurs d'un air de trombone à coulisse, probablement destiné à mettre en fuite l'esprit malin qui taquine les malades, tandis que le thaumaturge de Jemeppe ne jouait d'aucun autre instrument que la sottise, l'insondable sottise humaine.
        C'est un fait constant que les temps de scepticisme et d'incroyance sont éminemment propices aux exploiteurs de surnaturel et de mystérieux, à tous les découvreurs de pierre philosophale et marchands d'orviétan. Tireuses de cartes, somnambules et sibylles de tout acabit font des affaires d'or depuis que des gouvernants, réalisant le rêve des Géants, ont escaladé le ciel et décroché les étoiles.
        S'il était à peu près illettré, sachant tout juste signer, le Père Antoine connaissait son temps et avait le sens de l'opportunité.
        Il comprit que ses affaires n'atteindraient pas leur plein développement tant que ses adeptes devraient faire le coûteux voyage de Jemeppe. Il lui fallait matérialiser de quelque manière sa puissance curative pour l'expédier à domicile, réaliser ce qu'en mécanique on appelle, je crois, le transport de la force à distance.
        C'est alors qu'il découvrit la liqueur Coune, 2 fr. 50 le flacon, 5 fr. la bouteille, franco de port et d'emballage.
        Grâce à la firme du pontife de Jemeppe, cette précieuse liqueur conquit vite la célébrité : tous les adeptes vous diront que, dosée par le Père Antoine, elle avait la même efficacité contre l'hypertrophie du foie que contre l'ongle incarné — si ce dernier terme n'est pas déplacé dans la thérapeutique d'un renégat du spiritisme.
        Mais la justice, la stupide justice des hommes, s'avisa d'intervenir dans ce lucratif commerce, et une banale accusation d'exercice illégal de la médecine vint mettre un terme à la carrière, qui s'annonçait glorieuse, d'une panacée qui, entre autres bien faits, prémunissait déjà contre le choléra, ce fléau.
        Comme un simple mortel, Antoine le Guérisseur fut condamné à 52 francs d'amende : encore dut-il bénéficier de fortes circonstances atténuantes, son extraordinaire ignorance pouvant lui conférer le privilège exclusif d'ignorer la loi.
        C'en était fait de la liqueur Antoiniste, plus fameuse pourtant que toutes les liqueurs qui enrichissent en l'illustrant la quatrième page des journaux.
        D'autres se fussent rebutés et eussent mis les volets à leur boutique : Antoine eut un trait de génie, tout simplement.
        — « On me tracasse parce que je mets quelque chose dans mon liquide, pensa-t-il ; soit, je n'y mettrai plus rien du tout, je vendrai de l'eau pure. »
        Cela n'a l'air de rien ; mais c'est comme l'œuf de Christophe Colomb — qui, lui aussi, découvrit un nouveau monde : il fallait y penser.
        Antoine vendrait donc de l'eau, mais de l'eau magnétisée, de l'eau véhiculant ses propres fluides.
        Les fluides ont ce premier et appréciable avantage sur la matière qu'ils ne sont pas soumis à l'impôt, et cet autre, en l'occurrence, qu'ils ne paieraient aucune redevance de fabrication, le Père Antoine devant être sa propre usine ; de plus, ils ne pouvaient provoquer de conflit avec le Codex qui feint de les ignorer.
        La condamnation du Père Antoine n'avait fait que redoubler l'enthousiasme de ses adeptes, la persécution nimbait son front de l'auréole du martyr, et ce léger halo de 52 francs lui suffit pour convaincre les masses de son pouvoir de magnétiser l'eau.
        Dès lors, Jemeppe retentit nuit et jour du gémissement des pompes : une passe magnétique sur les bouteilles emplies, plusieurs passes pour les cas les plus réfractaires, et l'eau bienfaisante, aux multiples propriétés curatives, se répandait dans le monde des malades, Antoine, à cette époque, n'ayant encore entrepris que la guérison des corps.
        Emplissez, chargez, expédiez : la miraculeuse industrie s'accomplissait en trois temps.
        Elle nécessitait pourtant quelque main-d'œuvre, et quand il eut soumis à cette épreuve victorieuse l'inébranlable foi de ses adeptes, le Père Antoine songea à se débarrasser des impedimenta. Que ne pouvait-il entreprendre, et quels longs espoirs ne lui étaient pas permis ?
        Simplifier, c'est le dernier mot du progrès, et le Père Antoine était un homme de progrès.
        Quand vous voulez faire transporter à distance une grosse somme, vous encombrez-vous de lourds sacs d'écus ? Fi donc ! ces procédés sommaires convenaient aux temps d'obscurantisme.
        Aujourd'hui, une simple feuille de papier remplit l'office, et chacun connaît l'usage du chèque et du mandat postal.
        Ces transformations n'avaient pas échappé à l'esprit judicieux du Père Antoine qui s'avisa un beau jour de licencier son corps de pompiers, de vendre son fonds de bouteilles, et de convertir — car déjà il avait le prurit de la conversion — tout ce coûteux attirail en papier.
        Eh! oui, le papier magnétisé : telle était la dernière trouvaille. C'est au papier que le Père Antoine allait désormais confier ses bienfaisants effluves, qu'ainsi il monnayait en modern-style.
        Jusqu'alors, il avait cru devoir opérer en public le chargement fluidique de ses bouteilles, et l'extraction des effluves n'allait pas sans fatigantes contorsions.
        Désormais, l'émission destinée au papier se ferait dans le privé, et c'était là encore une appréciable économie.
        On fit confiance au Guérisseur et aucun schisme ne se produisit : l'Antoinisme n'eut pas ses convulsionnaires.
        Il y eut bien quelques petites anicroches à la réputation du Guérisseur, témoin cette histoire contée par un de nos confrères belges, M. André Kervyn :

        « Un de nos amis se souvient de cette troisième phase : il a le plaisir de posséder quelques échantillons du fameux papier magnétisé. Il nous a raconté un trait qui montre qu'Antoine ne se défendait pas de donner avec son papier, des conseils d'hygiène, d'ailleurs inoffensifs.
        « Une dame, nous dit-il, vint un jour m'annoncer qu'elle se proposait de consulter Antoine.
        « La clientèle du Guérisseur était surtout féminine à cette époque.
        « Je demandai à cette personne :
        — « Aimez-vous la pâtisserie ?
        — « Je n'en prends jamais.
        — « Mangez-vous beaucoup de pommes de terre ?
        — « Beaucoup ? non. Mais pourquoi ces questions ?
        — « C'est que M. Antoine vous révélera que vous abusez de la pâtisserie et des pommes de terre. Il vous interdira cette alimentation jusqu'à votre prochaine visite.
        — « Je verrai bien. »
        « Cette dame, conclut notre ami, alla chez M. Antoine, elle revint guérie !... de l'Antoinisme. Le coup de la pâtisserie avait tué sa confiance dans le voyant.
        « Mais dans le monde ouvrier, combien de femmes ne mangent-elles pas avec plaisir les frites succulentes ? Combien n'ont pas un faible pour les tartes, les petits pâtés et les friandises de toute espèce ?
        « En dénonçant ces inclinations gourmandes, M. Antoine était presque sûr de deviner juste. »

        Mais qu'importait au Père Antoine la défection de vagues humanités : l'essentiel était que la foi en lui se propageât, que sa clientèle s'élargît, et elle s'élargissait.

    *
    *    *

        Liqueur, eau, papier, matières ! c'était bon pour les cures à distance, c'était de l'Antoinisme d'exportation.
        Mais combien plus favorisés ceux qui pouvaient faire le voyage à Jemeppe, bénéficier sans intermédiaires des magiques impondérables qu'octroyait le Père Antoine par la voie des passes individuelles.
        On accourait de toutes les provinces et même de l'étranger, et il fallut recourir à la simple imposition des mains.
        Pour satisfaire la clientèle toujours plus nombreuse, les passes se firent de plus en plus rapides : de minutieux chronométreurs ont affirmé, et nous devons les croire, que le Père Antoine en vint à faire du soixante à l'heure.
        Le procédé de guérison, ou plutôt son mécanisme, était à la portée de toutes les intelligences, c'était simple et pourtant d'un scientifisme incontestable.
        Vous savez tous que nos maux physiques résultent du rassemblement tumultueux et agissant des mauvais microbes en un point de notre organisme ; la cure consiste à stimuler les bons microbes, à les armer pour la lutte, et à les lancer en charge impétueuse et irrésistible contre le nocif rassemblement qu'il faut disperser.
        Les bons microbes sont les gendarmes de notre santé.
        Les mauvais en sont les saboteurs.
        Remplacez les microbes par les fluides, et vous avez là, dans son intégrité, le secret de la thérapeutique antoiniste, tout diagnostic étant inutile.
        « Dans son intégrité », non, j'exagère, car pour la première fois, nous allons voir intervenir, comme un facteur essentiel, la Foi.
        On n'arrive pas sans transition à fonder un culte.
        Voici donc le procédé, exposé par le thaumaturge lui-même qui semble préoccupé de faire des disciples et d'assurer sa succession :

        « Tout guérisseur quelque peu expérimenté sent la foi du malade et peut lui dire : « Vous êtes guéri. » Il coupe littéralement le fluide qui le terrassait, c'est-à-dire son imagination ; il ne va pas directement au mal, mais à la cause. »

        C'est un traitement facile à suivre, même en voyage ; seulement, il y faut le Guérisseur expérimenté, c'est-à-dire formé à l'école du Père Antoine.
        On voit que la nouvelle doctrine, qui devait aboutir à la cure des âmes, commençait à s'ébaucher ; même, elle se codifiait, car les visiteurs emportaient maintenant une petite brochure destinée à la propagande.
        La presse s'est emparée du cas du Père Antoine : on le discute, donc il est.
        A partir du jour où il a découvert que l'imagination est la cause de tous nos maux physiques, le Père Antoine se doit à lui-même d'édicter une nouvelle morale : il n'y manquera pas.
        Déjà, pour lui permettre d'opérer en public ses passes collectives, un véritable temple s'est érigé : l'enseignement suivra.
        Mais avant d'aborder la phase qu'on pourrait qualifier de religieuse de la vie du Père Antoine, il me faut donner un aperçu du cérémonial de Jemeppe.
        Le même confrère belge déjà cité en a tracé ce tableau à la date d'août 1911 :

        Voici le spectacle auquel on peut assister gratuitement à Jemeppe, tous les dimanches, depuis deux ou trois ans.
        Une tribune se dresse au fond du temple. Elle communique avec les appartements privés du voyant. Les fidèles et les curieux se placent dans les bancs, en face de cette tribune.
        Un monsieur se lève :
        « Notre bon Père va venir. Avant d'opérer, il se recueille dans la prière. Respectez ce moment solennel. Ranimez votre foi, car tous ceux qui ont de la foi seront guéris ou soulagés. »
        La porte s'ouvre. M. Antoine s'avance. Il est bien vieux ; il a laissé pousser ses cheveux et s'est composé une tête hiératique. La scène est admirablement machinée. Alors le prophète, que transfigure un air inspiré, se place au milieu de la tribune. Son regard est perdu dans l'au-delà. Il élève majestueusement les mains, étend les bras, remue les doigts pour laisser écouler sur son peuple tout le fluide qu'il a emmagasiné par la prière, répand ses fluides à l'Orient et à l'Occident. Il ferme ses yeux, se retourne et rentre lentement, sans avoir proféré une parole.
        Le même monsieur se lève de nouveau.
        « L'opération est terminée. Les personnes qui ont la foi sont guéries ou soulagées. »
        On renvoie toutes ces personnes et l'on introduit d'autres spectateurs qui verront la même comédie. Généralement, ce sont les mêmes gens qui sont guéris et soulagés chaque dimanche.
        ... On ne peut nier que la simplicité soit au fond de l'Antoinisme, et on peut entendre le mot ad libitum.

        Mais de quelle foi s'agit-il ? Quelles sont les croyances qui sont à la base du culte Antoiniste désormais instauré ?
        C'est ce que nous allons essayer de dire, après quelques réflexions nécessaires sur le rôle du Guérisseur.
        Cette courte digression nous permettra de passer du plaisant au sévère.
        On est tenté de rire, et on rit des foules qui accourent de loin verser leur obole dans l'escarcelle du guérisseur.
        Ces naïfs ne nous apparaissent guère plus intéressants a priori que les éternelles dupes des mirages financiers : on prononce le mot gogo, on hausse les épaules et on passe.
        Il faut pourtant établir une distinction entre le banquier véreux qui ne prend que le porte-monnaie par ses promesses fallacieuses, alors que le Guérisseur prend la vie.
        Les tribunaux anglais ont eu à s'occuper il y a quelques années des méfaits d'une secte à laquelle il semble bien que le Père Antoine ait fait quelques emprunts.
        Cette secte s'intitulait Science chrétienne.
        Ses adeptes se refusaient à prendre et à donner les soins que comporte chaque maladie. Leurs enfants étaient-ils malades ? ils mandaient un des chefs du nouveau culte, lequel persuadait au malade, comme le Père Antoine, que la souffrance est une illusion. Les tribunaux ont relevé des cas d'homicide par omission et ont énergiquement flétri les agissements de ceux qui, sous prétexte de guérir plus sûrement, éloignaient les médecins du chevet des malades.
        Encore ne s'agissait-il là que d'illuminés, et non d'un commerce lucratif et néfaste comme celui d'Antoine.
        Combien sont morts prématurément pour avoir cru que le remuement de doigts du Guérisseur aurait plus d'efficacité que toutes les médications et tous les soins ?
        Pour un Antoiniste, le seul fait de consulter un médecin ne constituait-il pas un outrage à la foi nouvelle ?
        C'est ainsi qu'un malade de Condros s'en retournait un jour avec la promesse d'une prompte guérison.
        A quelques pas du temple de Jemeppe, il tombait mort.
        Les Antoinistes ne s'effarèrent pas pour si peu : ils rapportèrent le cadavre à leur bon Père pour qu'il le ressuscitât.
        Maladroitement, le Guérisseur multiplia les passes magnétiques comme s'il en ignorait l'inefficacité.
        Il n'y avait plus qu'à procéder à l'enterrement.
        On assure que ces pratiques déterminèrent à plusieurs reprises la municipalité de Jemeppe à refuser des permis d'inhumer.
        S'il est permis de rire du culte Antoiniste, on voit que ses prétentions aux cures miraculeuses méritent de retenir un moment l'attention. Ce n'est pas une de ces manifestations bouffonnes dont l'indifférence à la mode fait dire si aisément : « Si ça ne fait pas de bien, ça ne fait pas de mal. » L'Antoinisme guérisseur a pu et dû faire déjà beaucoup de mal.
        Cette criminelle mise à l'écart du médecin n'est pas une simple déduction plus ou moins arbitrairement tirée par nous des textes ; elle est explicitement formulée dans la Révélation par Antoine le Guérisseur.
        Un de ses disciples interroge le Maître :

        — Quelqu'un qui avait eu la pensée de consulter un médecin vient chez vous se disant : « Si je ne vais pas mieux après cette visite, j'irai chez tel médecin. » Vous constatez ses intentions et vous lui conseillez de suivre sa pensée. Pourquoi agissez-vous ainsi ? J'ai vu des malades qui, après avoir exécuté ce conseil, ont dû revenir chez vous.
        Antoine. — Certains malades, en effet, peuvent avoir eu la pensée d'aller chez le médecin avant de me consulter. Si je sens qu'ils ont plus de confiance dans le médecin, il est de mon devoir de les y envoyer. S'ils n'y trouvent pas la guérison, c'est que leur pensée de venir chez moi a mis obstacle dans le travail du médecin, comme celle d'aller chez le médecin a pu porter obstacle dans le mien. D'autres malades me demandent encore si tel remède ne pourrait les aider. Cette pensée falsifie en un clin d'œil toute mon opération : elle est la preuve qu'ils n'ont pas la foi suffisante, la certitude que, sans médicaments, je peux leur donner ce qu'ils réclament... Le médecin ne peut donner que le résultat de ses études, et elles ont pour base la matière. La cause reste donc, et le mal reparaîtra, parce que tout ce qui est matière ne pourrait guérir que temporairement.

        D'autres passages de la Révélation ne sont pas moins précis :

        « C'est par la foi au guérisseur que le malade trouve sa guérison. Le docteur peut croire à l'efficacité des drogues, alors que celles-ci ne servent à rien pour celui qui a la foi. »
        « La Foi est l'unique et universel remède, elle pénètre celui que l'on veut protéger, fût-il éloigné de milliers de lieues. »

        Qui pourrait prétendre que la propagation de telles billevesées ne peut constituer un véritable danger public ?
        Aussi suis-je grandement surpris de l'inaction et de l'apparente indifférence des syndicats de médecins et de pharmaciens, à l'ordinaire si jaloux de leurs prérogatives.
        Si leurs intérêts ne sont pas encore sérieusement lésés, est-ce que l'intérêt public ne commanderait pas une intervention, avant que le mal ait pris de l'extension ?
        Seraient seules à les blâmer les feuilles prêtrophobes qui ont eu l'audace de comparer les cures de Jemeppe aux miraculeuses guérisons, si sévèrement contrôlées, obtenues à Lourdes.
        Je ne me pardonnerais pas d'insister sur ce grossier et grotesque parallèle.

    *
    *    *

        Je voudrais bien rester clair en faisant à la morale et au culte Antoinistes l'honneur immérité d'un examen, mais je sens combien la tâche est âpre.
        En se découvrant prophète et en devenant hérésiarque, le Père Antoine n'a pas pénétré les secrets de la didactique.
        Le bon illettré roublard parle un langage assez inintelligible pour défier la glose, et ce pourrait bien être l'explication du succès relatif de ce que ses disciples appellent pompeusement et comiquement son enseignement.
        Le fond n'est pas moins obscur.
        Bribes des saintes Ecritures, déchets de doctrines spirites, résidus de la Réforme s'y trouvent mêlés aux plus folles élucubrations d'un cerveau indigent.
        Essayez d'analyser, et vous aboutissez aux constatations les plus extravagantes et les plus contradictoires.
        Aussi faut-il se borner à citer en souhaitant bonne chance à la perspicacité du lecteur.
        En fondant une religion — si ce n'est pas une offense au bon sens qu'appliquer tel mot à telle chose — le Père Antoine a cru devoir rédiger une sorte de décalogue.
        Transcrivons-le, dans l'espoir que ces fondements vous aideront à comprendre la superstructure :

        Dix fragments en prose de l'enseignement révélé par Antoine le Guérisseur.

    Dieu parle :

    Premier principe

    Si vous m'aimez,
    Vous ne l'enseignerez à personne,
    Puisque vous savez que je ne réside
    Qu'au sein de l'homme.
    Vous ne pouvez témoigner qu'il existe
    Une suprême bonté
    Alors que du prochain vous m'isolez.

        Ce qu'il y a de plus remarquable jusqu'à présent, c'est la précaution qu'on a prise de nous informer que ces fragments étaient en prose. On aurait pu s'y tromper, et nos cubistes et futuristes y eussent certainement découvert des vers blancs. L'enseignement du Père Antoine dédaigne ce vague et puéril souci de la rime qui distinguait les oracles de Mlle Couédon. Mais continuons :

    Deuxième principe

    Ne croyez pas en celui qui vous parle de moi,
    Dont l'intention serait de vous convertir.
    Si vous respectez toute croyance
    et celui qui n'en a pas,
    Vous savez, malgré votre ignorance,
    Plus qu'il ne pourrait vous dire.

    Troisième principe

    Vous ne pouvez faire de la morale à personne,
    Ce serait prouver
    Que vous ne faites pas bien,
    Parce qu'elle ne s'enseigne pas par la parole
    Mais par l'exemple,
    Et ne voir le mal en rien.

    Quatrième principe

    Ne dites jamais que vous faites la charité
    A quelqu'un qui vous semble dans la misère,
    Ce serait faire entendre
    Que je suis sans égards, que je ne suis pas bon,
    Que je suis un mauvais père,
    Un avare,
    Laissant avoir faim son rejeton.
    Si vous agissez envers votre semblable
    Comme un véritable frère,
    Vous ne faites la charité qu'à vous-même,
    · Vous devez le savoir.
    Puisque rien n'est bien s'il n'est solidaire,
    Vous n'avez fait envers lui
    que remplir votre devoir.

    Cinquième principe

    Tâchez toujours d'aimer celui que vous dites
    « Votre ennemi » :
    C'est pour vous apprendre à vous connaître
    Que je le place sur votre chemin.
    Mais voyez le mal plutôt en vous qu'en lui :
    Il en sera le remède souverain.

    Sixième principe

    Quand vous voudrez connaître la cause
    De vos souffrances,
    Que vous endurez toujours avec raison,
    Vous la trouverez dans l'incompatibilité de
    l'intelligence avec la conscience,
    qui établit entre elles les termes de comparaison.
    Vous ne pouvez ressentir la moindre souffrance
    qu'elle ne soit pour vous faire remarquer
    que l'intelligence est opposée à la conscience ;
    C'est ce qu'il ne faut pas ignorer.

    Septième principe

    Tâchez de vous en pénétrer,
    Car la moindre souffrance est due à votre
    Intelligence qui veut toujours plus posséder ;
    Elle se fait un piédestal de la clémence,
    Voulant que tout lui soit subordonné.


    Huitième principe

    Ne vous laissez pas maîtriser par votre intelligence
    Qui ne cherche qu'à s'élever toujours
    De plus en plus ;
    Elle foule aux pieds la conscience,
    Soutenant que c'est la matière qui donne
    Les vertus.
    Tandis qu'elle ne renferme que la misère
    Des âmes que vous dites
    « abandonnées »,
    Qui ont agi seulement pour satisfaire
    Leur intelligence qui les a égarées.

    Neuvième principe

    Tout ce qui vous est utile, pour le présent
    Comme pour l'avenir,
    Si vous ne doutez en rien,
    Vous sera donné par surcroît.
    Cultivez-vous, vous vous rappellerez le passé,
    Vous aurez le souvenir
    Qu'il vous a été dit : « Frappez, je vous ouvrirai.
    Je suis dans le connais-toi... »

    Dixième principe

    Ne pensez pas faire toujours un bien,
    Lorsqu'à un frère vous portez assistance ;
    Vous pourriez faire le contraire,
    Entraver son progrès.
    Sachez qu'une grande épreuve
    En sera votre récompense,
    Si vous l'humiliez et lui imposez le respect.
    Quand vous voulez agir,
    Ne vous appuyez jamais sur votre croyance
    Parce qu'elle peut encore vous égarer ;
    Basez-vous toujours sur la conscience
    Qui veut, vous diriger, elle ne peut vous tromper.

        J'ai laissé parler, sans l'interrompre, le dieu de M. Antoine qui pourrait bien n'être que M. Antoine lui-même, et qui aurait bien dû prendre un interprète. Je ne sais l'effet que ferait la musique sur ces strophes, mais telles qu'elles sont, elles ne paraissent complètement intelligibles que pour leur auteur, encore ne suis-je pas bien sûr que si on en avait demandé le commentaire au thaumaturge, il n'eût pas simplement énoncé la formule qu'il répétait à tout propos et hors de propos, mais toujours quand une indiscrète question l'embarrassait :

        — « Vous ne voyez que l'effet, cherchez la cause. »

        J'ai déjà constaté que cet être inculte qu'était le Père Antoine avait une indéniable qualité : la connaissance de son temps.
        Devant l'admiration des snobs pour l'art et la littérature incompréhensibles, il s'est dit qu'on pouvait réaliser ce prodige d'éblouir par l'obscurité, et qu'il y aurait tout un public pour découvrir dans son galimatias de brillantes paraboles.
        Assemblez les incohérences éructées par un perroquet après un assez long commerce avec les humains, et vous obtiendrez quelque chose d'analogue aux principes de l'Antoinisme.
        Ah ! comme on comprend que l'Antoinisme fasse profession de mépriser l'intelligence !
        Il n'a pas de pire ennemie.

    *
    *    *

        Mais qu'est-ce donc que ce dieu qui s'entretient ainsi — toujours en wallon — avec M. Antoine ?
        Ce dieu ne doit pas seulement formuler des principes : il se doit à lui-même, il nous doit d'édicter des lois.
        Il n'y a pas manqué, et nous allons être édifiés par une petite brochure qui porte ce titre simple et clair comme les révélations elles-mêmes : L'auréole de la conscience.
        L'auréole de la conscience !... On donne des bureaux de tabac, voire les palmes académiques, à des gens qui n'ont pas trouvé cela.
        La couverture de L'Auréole — si je puis m'exprimer ainsi — porte une épigraphe qui pourrait être une synthèse.
        Essayons de nous limiter :

        « Un seul remède peut guérir l'humanité : la Foi ; c'est de la foi que naît l'amour : l'amour qui nous montre dans nos ennemis Dieu lui-même ; ne pas aimer ses ennemis, c'est ne pas aimer Dieu ; car c'est l'amour que nous avons pour nos ennemis qui nous rend dignes de le servir ; c'est le seul amour qui nous fait vraiment aimer, parce qu'il est pur et de vérité. »

        Soit ; voilà une règle de conduite assez précise et qui comporte quelque abnégation : aimer ses ennemis.
        Mais quel va être le statut de ceux qui ne se connaissent pas d'ennemis parce qu'ils n'ont jamais fait que le bien ou vivent dans l'isolement ? Ils ne pourront connaître le dieu de M. Antoine, ni l'aimer, ni le servir ?
        Une vague définition du devoir envers ses ennemis ne saurait constituer un corps de doctrines.
        Mais laissons Maître Antoine nous apprendre ce que sont les lois divines, tout en nous démontrant qu'il n'y a pas de lois divines :

        Antoine. — Je vais vous dire comment nous devons comprendre les lois divines et de quelle façon elles peuvent agir sur nous. Vous savez qu'il est reconnu que la vie est partout ; si le vide existait, le néant aurait aussi sa raison d'être.
        Une chose que je puis encore affirmer, c'est que l'amour existe aussi partout, et de même qu'il y a amour, il y a intelligence et conscience. Amour, intelligence et conscience réunis constituent une unité, le grand mystère, Dieu.
        Pour vous faire comprendre ce que sont les lois, je dois revenir à ce que je vous ai déjà répété concernant les fluides ; il en existe autant que de pensées ; nous avons la faculté de les manier et d'en établir des lois, par la pensée, suivant notre désir d'agir. Celles que nous imposons à nos semblables nous imposent de même. Telles sont les lois d'intérieur, appelées ordinaire ment lois de Dieu.
        Quant aux lois d'extérieur, dites lois de la nature, elles sont l'instinct de la vie qui se manifeste dans la matière, se revêt de toutes les nuances, prend des formes nombreuses, incalculables, suivant la nature du germe des fluides ambiants.
        Il en est ainsi de toutes choses, toutes ont leur instinct, les astres même qui planent dans l'espace infini, se dirigent par le contact des fluides et décrivent instinctivement leur orbite.
        Si Dieu avait établi des lois pour aller à lui, elles seraient une entrave à notre libre arbitre ; fussent-elles relatives ou absolues, elles seraient obligatoires puisque nous ne pourrions nous en dispenser pour atteindre au but. Mais Dieu laisse à chacun la faculté d'établir ses lois, suivant la nécessité, c'est encore une preuve de son amour.
        Toute loi ne doit avoir que la conscience pour base. Ne disons donc pas « lois de Dieu », mais plutôt lois de la conscience.
        Cette révélation ressort des principes mêmes de l'amour, de cet amour qui déborde de toutes parts, qui se retrouve au centre des astres comme au fond des océans, de cet amour dont le parfum se manifeste partout, qui alimente tous les règnes de la nature et qui maintient l'équilibre et l'harmonie dans tout l'univers.

        D. — Maître, voulez-vous nous dire d'où vient la vie ?

        Antoine. — La vie est éternelle, elle est partout. Les fluides existent aussi à l'infini et de toute éternité.
        Nous baignons dans la vie et dans les fluides comme le poisson dans l'eau.
        Les fluides s'enchaînent et sont de plus en plus éthérés ; ils se distinguent par l'amour ; partout où celui-ci existe il y a de la vie, car sans la vie l'amour n'a plus sa raison d'être.
        Il suffit que deux fluides soient en contact par un certain degré de chaleur solaire, pour que leurs deux germes de vie se disposent à entrer en rapport.
        C'est ainsi que la vie se crée une individualité et devient agissante.

        Je crois que ce serait se moquer du lecteur que de multiplier ou d'allonger ces citations : je n'en donne que le nécessaire pour qu'on puisse juger en connaissance de cause et sans appel l'entreprise qui a mobilisé des foules.
        Il est des auteurs qui donnent l'impression d'avoir collectionné dans un lexique tous les vocables désuets ou peu usités pour en émailler leurs chroniques et « épater le bourgeois » par la richesse de leur vocabulaire : à lire le Père Antoine, il semble parfois qu'il ait vidé dans un chapeau les mots du dictionnaire, pour les cueillir ensuite au petit bonheur et les aligner en phrases.
        « L'instinct de la vie qui prend des formes incalculables suivant la nature du germe des fluides ambiants » semble bien dû à telles rencontres hasardeuses, et l'on devine l'ébahissement admiratif des gogos à la lecture de ces vaticinations sibyllines.
        Aussi bien, de son propre aveu, Antoine ne se comprend pas toujours lui-même, témoin cette déclaration :

        « Mes frères, aujourd'hui l'atmosphère n'est pas pure : recueillons-nous afin d'atteindre à des fluides plus éthérés qui faciliteront à tous la compréhension de la pensée.
        « Nous rencontrons souvent des personnes qui demandent à être éclairées sur la question des fluides et nous leur tenons toujours le même raisonnement, que nous répétons sur la foi d'un autre, peut-être sans le comprendre nous-même ».

        Mais si Antoine se présente comme le truchement, une sorte de phonographe du dieu qu'il a imaginé, comment le considèrent ses plus zélés disciples, ceux qui doivent hériter de sa puissance et de son fructueux commerce ?
        Ils vont nous l'apprendre, en un langage un peu moins obscur que celui de leur Maître :

        « Faire de M. Antoine un grand seigneur, ne serait-ce pas plutôt le rabaisser ? Vous admettrez, je suppose, que nous, ses adeptes, qui sommes au courant de son travail, ayons à son égard de tout autres pensées. Vous interprétez trop intellectuellement, c'est-à-dire trop matériellement, notre manière de voir, et, jugeant ainsi sans connaissance de cause, vous ne pouvez comprendre le sentiment qui nous anime. Mais quiconque a foi en notre bon Père apprécie ce qu'Il est à sa juste valeur parce qu'il l'envisage moralement. Nous pouvons lui demander tout ce que nous voulons. Il nous le donne avec désintéressement. Néanmoins, il nous est loisible d'agir à notre guise, sans aucunement recourir à Lui, car Il a le plus grand respect du libre arbitre ; jamais Il ne nous impose quoi que ce soit. Si nous tenons à Lui demander conseil, c'est parce que nous sommes convaincus qu'Il sait tout ce dont nous avons besoin, et que nous nous l'ignorons. Ne serait-il pas infiniment préférable de se rendre compte de son pouvoir, avant de vouloir discréditer notre manière d'agir à son égard.
        « Comme un bon père, Il veille sur nous. Lorsque affaiblis par la maladie, nous allons à Lui, pleins de confiance, Il nous soulage, nous guérit. Sommes-nous anéantis sous le coup des plus terribles peines morales, Il nous relève et ramène l'espoir dans nos cœurs endoloris.
    La perte d'un être cher laisse-t-elle dans nos âmes un vide immense, son amour le remplit et nous rappelle au devoir. Il possède le baume par excellence, l'amour vrai qui aplanit toute difficulté, qui surmonte tout obstacle, qui guérit toute plaie, et Il le prodigue à toute l'humanité, car Il est plutôt médecin de l'âme que du corps. Non, nous ne voulons pas faire d'Antoine le Guérisseur un grand seigneur, nous faisons de Lui, notre sauveur. Il est plutôt notre Dieu, parce qu'il ne veut être que notre serviteur. »

        Si la pensée reste là enveloppée dans les nuées, au moins l'expression est d'une clarté relative : les disciples ont foi dans le Maître qui n'est pas Dieu, mais qui est leur dieu, leur sauveur, parce qu'il est leur serviteur. C'est tout le secret de leur vénération, pour ne pas dire de leur adoration.
        Profitons de cette vague lueur pour nous éclairer sur l'enseignement d'Antoine, ses propres révélations étant restées inaccessibles à notre intellect de profane :

        « Aussi longtemps que nous ignorerons la loi morale par laquelle nous devons nous diriger, nous la transgresserons.
        « L'enseignement d'Antoine le Guérisseur raisonne cette loi morale, inspiratrice de tous les cœurs dévoués à régénérer l'Humanité ; il n'intéresse pas seulement ceux qui ont foi en Dieu, mais tous les hommes indistinctement, croyants et non-croyants, à quelqu'échelon que l'on appartienne. Ne croyez pas qu'Antoine le Guérisseur demande l'établissement d'une religion qui restreigne ses adeptes dans un cercle, les obligeant à pratiquer sa doctrine, à observer certain rite, à suivre une opinion quelconque, à quitter leur religion pour venir à lui. Non, il n'en est pas ainsi : nous instruisons ceux qui s'adressent à nous de ce que nous avons compris de l'enseignement du Guérisseur et les exhortons à la pratique sincère de leur religion, afin qu'ils puissent acquérir les éléments moraux en rapport avec leur compréhension. Nous savons que la croyance ne peut être basée que sur l'amour ; mais nous devons toujours nous efforcer d'aimer et non de nous faire aimer, car ceci est la plus grand des fléaux. Quand on sera pénétré de l'enseignement d'Antoine le Guérisseur, il n'y aura plus de dissension entre les religions parce qu'il n'y aura plus d'indifférence, nous nous aimerons tous parce que nous aurons enfin compris la loi du progrès, nous aurons les mêmes égards pour toutes les religions et même pour l'incroyance, persuadés que nul ne peut nous faire aucun mal et que, si nous voulons convertir nos semblables, nous devons leur démontrer que nous sommes dans la vraie religion en respectant la leur et en leur voulant du bien. Nous serons alors convaincus que l'amour naît de la foi qui est la vérité ; mais nous ne la posséderons que quand nous ne prétendrons pas l'avoir. »

        Ce qu'on peut déduire de tout cela avec quelque certitude, c'est que le Père Antoine ne comprend pas toujours les révélations qui lui sont faites ; ses disciples à leur tour — et il serait contraire à toute hiérarchie qu'il en fût autrement — ne comprennent que partiellement les enseignements du Maître, et ils ne distribuent ces enseignements que dans la mesure restreinte où chacun peut les comprendre.
        On devine aisément ce qui peut rester de cette peau de chagrin, et on pardonne au commentateur d'être réduit à la portion congrue.
        Quel orgueil chez celui qui prétendrait pénétrer ces arcanes !

    *
    *    *

        Un journaliste a eu cette folle présomption, car cette engeance a toutes les audaces : c'est M. Kervyn, dont j'ai déjà parlé.
        Il a dégagé quelques notions, d'ailleurs contradictoires, du fatras Antoiniste.
        Tantôt Dieu est une personne, tantôt il se confond avec l'univers et avec l'homme. Il n'est pas Créateur, puisque tout ce qui existe a toujours existé. Il ne faut pas croire en Dieu, il ne faut rien espérer de lui, nous sommes Dieu nous-mêmes.
        Ravalé au-dessous du démon, ce Dieu est néanmoins représenté comme le modèle de la perfection !
        Le démon, c'est le mauvais génie, cause des maladies, des accidents, des grands fléaux qui accablent l'humanité. Néanmoins, comme l'intelligence et l'incarnation spirite sont les plus grands maux, le démon se trouve être l'intelligence suprême en qui nous sommes incarnés.

        « Par notre progrès, nous retrouverons dans le démon le vrai Dieu, et dans l'intelligence la lucidité de la conscience. »

        Quant à la morale, elle est excessivement souple : bien et mal ne sont que des termes de comparaison ; ni l'un ni l'autre n'existent réellement.

        « Vous êtes libres, agissez comme bon vous semble, celui qui fait bien trouvera bien. En effet, nous jouissons à un tel point de notre libre arbitre que Dieu nous laisse faire de lui ce que nous voulons. »

        Et l'âme ? Avons-nous une âme ? Qu'est-elle ? Que devient-elle ?
        Oui, nous avons une âme, puisque « l'âme imparfaite reste incarnée, jusqu'à ce qu'elle ait surmonté son imperfection. »
        Quant à sa définition, motus !

        « Avant de quitter le corps qui se meurt, l'âme s'en est préparé un autre pour se réincarner... Nos êtres chéris soi-disant disparus ne le sont qu'en apparence, nous ne cessons pas un instant de les voir et de nous entretenir avec eux. La vie corporelle n'est qu'une illusion. »

        Il n'y a de réel que les fluides, et pour distinguer les bons des mauvais, il n'y a guère que M. Antoine qui ait le flair d'artilleur.

        « Je sens à présent, confia-t-il, un jour à son auditoire, que le fluide qui régnait au premier abord a disparu insensiblement et a fait place à un nouveau, qui est aussi à même de nous unir que l'autre aurait pu nous diviser. »

        Citons encore, pour terminer, quelques aphorismes philosophiques, s'il est permis de donner ce nom à ces incohérences :

        « Les connaissances ne sont pas du savoir ; elles ne raisonnent que la matière. »
        « Un atome de matière nous est une souffrance. »
        « Nous disons que la matière n'existe pas parce que nous en avons sur monté l'imagination. »
        « Toutes choses ont leur instinct, les astres même qui planent dans l'espace infini se dirigent par le contact des fluides et décrivent instinctivement leurs orbites. »
        « L'intelligence, considérée par l'humanité comme la faculté la plus enviable à tous les points de vue, n'est que le siège de notre imperfection. »
        « Nulle autre que l'individualité d'Adam a créé ce monde. Adam a été porté à se constituer une atmosphère et à construire son habitation, le globe, tel qu'il voulait l'avoir. »
        « Je ne puis dire avec les Ecritures qu'Adam a été le premier homme ; il en existait déjà d'autres à cette époque. »
        « Si la matière existe, Dieu ne peut exister. »
        « Je vous ai révélé qu'il y a en nous deux individualités, le moi conscient et le moi intelligent ; l'une réelle, l'autre apparente. »
        « L'intelligence n'est autre que le faisceau de molécules que nous appelons cerveau. »
        « A mesure que nous progressons, nous démolissons du moi intelligent pour reconstruire sur du moi conscient...
        « Nous devons savoir que l'animal n'existe qu'en apparence ; il n'est que l'excrément de notre imperfection. »
        « Combien nous sommes dans l'erreur en nous attachant à l'animal ; c'est un grand péché (c'est même le seul qu'indique Antoine), parce que l'animal n'est pas digne d'avoir sa demeure où résident les humains. »

        Tout cela est beaucoup trop absurde pour qu'on ait la tentation de crier au blasphème. On inclinerait plutôt à la pitié ; si l'on ne devait se souvenir que ces incohérences et ces hallucinations n'excluaient pas ce qu'on appelle l'esprit pratique, si elles ne s'étaient accommodées d'un sens commercial très aiguisé.
        Antoine apparaît comme un homme qui, à ses heures de lucidité, aurait appliqué toutes ses facultés au monnayage du produit de ses heures d'extravagance ou de rêves insensés.
        Une question se pose encore : l'Antoinisme devait-il disparaître avec Antoine ? Le malin a pensé à sa succession, et il se fait poser la question suivante :

        « Maître, que deviendront vos adeptes quand l'Humanité vous aura perdu ? »

        Et Antoine de répondre :

        « La mort, c'est la vie, elle ne peut m'éloigner de vous, elle ne m'empêchera pas d'approcher tous ceux qui ont confiance en moi, au contraire. »

        Et voilà ce qui, depuis sa mort, permet à sa veuve et à quelques disciples de choix de continuer son commerce.

    *
    *    *

        Quelques-uns jugeront peut-être que nous avons attaché trop d'importance à l'œuvre de ce charlatan : ils ne seront plus de cet avis s'ils veulent bien considérer, comme nous l'avons fait au début, les progrès de cette épidémie sur les cerveaux.
        D'autres nous reprocheront d'avoir traité légèrement le sujet ; mais si l'on peut parler sans solennité de choses sérieuses, il est bien permis de parler sans gravité de l'Antoinisme.
        En quête d'un culte pour concurrencer celui de 38 millions de Français, qui sait si le régime ne jettera pas demain son dévolu sur l'Antoinisme : est-ce bien plus idiot que l'athéisme ?

    ALBERT MONNIOT.

    Revue internationale des Sociétés secrètes
    Organe de la LIGUE FRANC-CATHOLIQUE contre les Sociétés Secrètes Maçonniques ou 0ccultistes et leurs filiales – Partie Judéo-occultiste, paraissant le 5 de chaque mois – TROISIÈME ANNÉE – N° 3 – 5 MARS 1914 (pp.454-475)

    Source : http://iapsop.com/


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