Bernay (Louis Barron, Le nouveau voyage de France (1899))
On passe alors à Bernay, franche ville normande, d'art normand, d'industrie normande, de commerce normand. Car le portail de son église paroissiale et celui de Notre-Dame de la Couture, qui fut une célèbre abbaye de femmes, sont dignes par leur ampleur et la richesse de leur décoration du temps où les Normands semaient de merveilles gothiques la Neustrie. Car ses fabriques de toiles, de drap, de papier et de cuir, sont rigoureusement organisées selon les doctrines de l'intérêt personnel bien entendu. Car enfin, s'il vous arrive d'assister à la fameuse foire aux chevaux, dite foire fleurie, parce qu'elle a lieu le dimanche des Rameaux, et de vous mêler à la foule des éleveurs en chapeaux de soie et en blouse, des maquignons en chapeau rond et veste ronde, vous apprendrez a connaître tout ce qu'un gars normand, éduqué ou rustaud, n'importe, peut déployer de finesse, de ruse et d'âpreté au gain. C'est là qu'il faut voir les plus gesticulantes disputes s'engager entre des adversaires défiants, dont la préoccupation continuelle est de ne jamais dire oui ou non « par horreur de la parole qui lie ». Aux cris, aux jurons, aux colères feintes des adversaires, à leur mimique indignée, stupéfaite, effarée, on croirait qu'il s'agit d'un incommensurable écart entre l'offre du marchand et la demande du chaland. Et comme on est loin de compte ! C'est pour cent, pour vingt sous, pour dix centimes qu'ils dépensent tant de diplomatie, tant de verve tragique et comique tour à tour. Aussi tout finit-il entre eux par se conclure. Nos gens se tapent dans la main et, dans le cabaret le plus proche, vont terminer en buvant du meilleur cidre, du vré bon bère. Dame ! à tant parler on s'échauffe, et quand i fait cat, un coup de bessin fait plâsi. Mais pourquoi perdre le temps en contestations superflues ? A quoi bon haricoter ? Eh ! que voulez-vous ! L'z affé sont l'z affé ! Maintenant aboulez mé vot' argent, m'nami. Pas de spectacle plus divertissant joué par des comédiens plus accomplis.
Louis Barron, Le nouveau voyage de France (1899)
souce : gallica