La Mort de Gustave Gony
L'ENTERREMENT
L'enterrement du regretté Gustave Gony, secrétaire communal de Seraing, ancien échevin de l'instruction publique et des beaux-arts et ancien vice-président du conseil provincial de Liége a eu lieu jeudi, à 11 heures du matin, au cimetière des Biens-Communaux.
Simplement, sans presque aucun apparat, comme l'homme qui n'est plus, il s'est déroulé entre deux haies de personnes silencieuses et émues.
Malgré le caractère tout à fait intime de la funèbre cérémonie et bien que l'heure de la levée du corps n'eût pas été publiée, ses camarades, ses amis, ses collègues sont venus en foule et c'est tout un cortège ému et éploré qui l'a conduit de sa maison au champ des morts.
La bière avait été exposée dans une place du rez-de-chaussée et disparaissait sous les fleurs exhalant le parfum pénétrant du souvenir. Aucune autre décoration que des plantes vertes.
Gony avait rêvé cette simplicité poignante pour son départ.
Mais ses camarades n'ont pu s'incliner totalement sous sa volonté et c'est ce qui explique qu'il s'en est allé parmi les fleurs.
Nous avons admiré de splendides gerbes de fleurs naturelles de l'administration communale de Seraing à son secrétaire, de la Fédération communale socialiste de Seraing à Gustave Gony et de la Fédération liégeoise du Parti ouvrier à son militant, une couronne rouge et blanche des fonctionnaires et employés communaux à leur dévoué secrétaire et des bouquets petits et grands émanant de l'amitié et des intimes.
Le deuil était conduit par les deux frères du défunt.
M. Putzeys, bourgmestre, et les citoyens Pirotte, Henry, Delvigne et Merlot, échevins, suivaient ceux-ci.
Dans la foule, nous avons noté la présence des conseillers communaux au grand complet, du camarade François Van Belle, secrétaire fédéral, représentant le P. O., de MM. Gauthier, directeur des écoles, Biefnot, directeur des travaux, Génard, commissaire de police et de nombreux compagnons de lutte de Gust. Gony.
Tout le personnel, employés et ouvriers de l'administration communale, des travaux publics, de la police et un grand nombre de membres du personnel enseignant étaient aussi présents.
A la nécropole, le cercueil a été porté jusqu'au caveau familial par des employés communaux et des militants socialistes.
Pendant qu'on descendait les restes de notre ami sous la froide pierre du tombeau la foule se rangea en éventail.
L'oraison funèbre avait été prononcée la veille à la séance publique du conseil communal.
Pas un mot ne fut dit là. Toutes les têtes découvertes étaient inclinées et l'on entendait les oiseaux chanter leur chanson mélancolique.
Ce fut une minute d'émotion poignante où chacun se sentit pris d'un étouffement subit et nous ne savons rien de plus tragique que cet adieu muet et collectif s'étranglant dans les gorges et refoulé vers les cours meurtris.
AU CONSEIL COMMUNAL
La cérémonie d'adieu a eu lieu, avons-nous dit, mercredi soir. Tous les conseillers communaux étaient présents, sauf le citoyen Hans retenu à l'étranger.
M. PUTZEYS, bourgmestre, présidait et a prononcé le discours suivant :
Messieurs,
Conformément à l'article 110 de la loi communale, le collège, en sa séance convoquée d'urgence, par suite du décès inopiné de notre regretté secrétaire communal, M. Gustave Gony, a nommé, à titre de secrétaire provisoire, M. Constant Nassogne, chef du bureau des finances.
En conséquence et en exécution de la susdite loi, M. Nassogne est tenu de prêter le serment prescrit par l'article 2 du décret du 20 juillet 1831 ainsi conçu :
« Je jure fidélité au roi, obéissance à la Constitution et aux lois du peuple belge ».
J'invite M. Nassogne à prêter le dit serment.
M. NASSOGNE. – Je le jure.
M. LE PRESIDENT. – Je donne acte à M. Nassogne de sa prestation de serment et le déclare installé dans ses fonctions de secrétaire communal provisoire.
Messieurs, une pénible mission m'est dévolue aujourd'hui. J'ai le devoir de vous annoncer qu'une mort presque foudroyante vient d'emporter notre secrétaire communal, M. Gustave Gony.
Je ne vous parlerai pas de l'homme politique. Je veux seulement dire en quel estime je tenais ce fonctionnaire.
Pendant le peu de temps qu'il m'a été donné d'être en rapport constants avec lui, je n'ai eu qu'à me louer, je le dis sincèrement, des nombreux services qu'il m'a rendus, comme des avis éclairés qu'il n'a cessé de me prodiguer, n'ayant jamais en vue que le bien de la chose publique.
Je tiens, en cette circonstance, à le remercier publiquement : c'est le meilleur hommage que je puisse rendre à sa mémoire.
Je crois me faire l'interprète du conseil communal en vous proposant l'envoi à la famille, si douloureusement éprouvée, d'une adresse lui exprimant nos vifs regrets et l'assurance de nos sympathiques condoléances.
DISCOURS DU CITOYEN DELVIGNE
Le cit. DELVIGNE, échevin de l'instruction publique et des beaux-arts, a ensuite pris la parole en ces termes, au nom du groupe socialiste :
Compagnons,
Le groupe socialiste regrette, et les deux membres du conseil qui, sans être de notre parti, ont pu, depuis deux ans, approcher le secrétaire communal, regretteront comme nous, j'en suis sûr, que sa famille, se conformant du reste en cela aux désirs et au caractère simple et modeste du défunt, ait décidé de conserver un caractère strictement intime à son inhumation. Sans cela, nous eussions voulu que sa dépouille fut exposée à l'hôtel de ville qu'il a rempli de son activité et de sa pensée et l'administration communale lui eut fait des funérailles publiques comme au meilleur de ses enfants, car personne ne s'est plus dévoué pour elle.
Nul, en effet, ne s'est plus intimement que lui incorporé les affaires de la cité. Il s'identifiait à elles et vivait pour elles.
Dès avant, bien avant même son élection comme conseiller communal, le 17 novembre 1895, il s'en occupait. Il eut, avec Smeets et d'autres, l'honneur de s'attaquer à la ploutocratie qui régnait ici en maîtresse et il souffrit avec un stoïcisme digne des stoïciens antiques toutes les avanies imaginables sans se rebuter jamais. C'est qu'il était mû par une grande idée et une noble cause.
Mais c'est surtout à partir de sa nomination d'échevin, le 30 décembre 1895, qu'il passa contrat, peut-on dire, avec l'administration communale.
Jamais échevin de l'instruction public que et des beaux-arts et nous pouvons ajouter jamais aucun échevin de quelque département que ce soit ne se donna plus entièrement à sa tâche avec une érudition plus vaste, avec une habileté plus grande.
Il s'assimila les choses administratives virtuosité incomparable en ce qui concerne les autres départements comme le sien propre et il prit sur toutes choses un si grand empire et les pénétra si intimement à la fois qu'il s'incarna en elles.
C'est lui qui recréa le Cercle pédagogique auquel il donna une impulsion agissante et qui fut un jour expulsé « manu militari » d'un local d'école par une autorité hargneuse et courroucée.
C'est lui aussi qui, le premier peut-être en Belgique, fit voter un barème nouveau pour le personnel enseignant consacrant l'égalité des sexes vis-à-vis des traitements.
Quand, pour se dégager des entraves routinières et hostiles, il fallut donner au personnel une nouvelle direction, Gony entra ici, en qualité de chef des bureaux de l'administration communale, comme chez lui. Il s'imposa tout de suite et sans effort. Et quand il fut nommé, un an et demi après, le 6 février 1902, secrétaire communal, il l'était déjà en fait depuis bien longtemps.
Il vivait déjà, il dirigeait déjà pratiquement tout le vaste organisme administratif, de telle sorte que, pendant vingt ans, malgré les régimes successifs si disparates et si opposés qui y ont vu le jour il a été l'âme vibrante et agissante de cette vieille maison.
Tous les administrés qui l'ont approché ont proclamé à l'envi sa serviabilité et rien ne l'atteste mieux que l'étonnement que trahissaient les personnes qui l'avaient abordé, aux exagérations passionnées de la polémique dirigée contre lui lors des luttes intestines qui désolèrent le Parti ouvrier pendant plusieurs années. Il était accueillant et bon.
Cet homme à la carrure d'athlète était tendre comme un agneau. Derrière le masque énergique où flambait un regard pénétrant et qu'illuminait un perpétuel sourire sardonique, s'abritait une âme encline à toutes les tendresses, à toutes les passions généreuses et fortes.
Il eut la hantise de l'indépendance. Il avait appris, à l'étude de la grande révolution, l'amour des grandes causes et de la liberté. Il fut ce qu'il avait rêvé : un homme libre, sacrifiant tout ce qu'il possédait pour la cause qu'il avait embrassée et bravant tous les courroux et toutes les oppressions d'où qu'elles vinssent y compris les pires de toutes : celles de la faim et de la misère.
Cet affamé de liberté resta jusqu'à la fin ce qu'il fut dans la jeunesse enthousiaste et fière : un indompté !
Lorsque, devenu fonctionnaire, il se présenta devant les électeurs au conseil provincial comme aux polis socialistes, ce fut pour se rebeller contre l'infâme circulaire ministérielle interdisant aux fonctionnaires de se jeter dans la mêlée des partis.
Là où la plupart s'étaient courbés devant l'ukase qui leur retranchait une partie de leurs droits et de leur liberté, lui, que des plumitifs sans vergogne, qui ne savent même pas s'incliner devant la noblesse des caractères, accusaient d'être devenu un satisfait, se redresse et s'arcbouta en posture de bataille contre le pouvoir. C'est ainsi qu'il fut doublement un exemple : comme fonctionnaire et comme homme.
Il ne renia jamais, en aucune circonstance, ses idées socialistes. Il les arborait avec orgueil. Quand vint l'heure de la grève générale, le bouton du S. U. ornait sa boutonnière et le commandant du peloton d'installation du 11° régiment de ligne qui investissait notre cité, le 18 avril ne fut pas peu surpris de se trouver, lui et ses hommes, dans la séance du collège convoquée pour les recevoir, en présence de tous partisans de l'égalité politique y compris le secrétaire communal. Les deux états-majors, celui de l'armée et celui de la grève étaient face à face. Gony était l'homme de ces tête-à-tête avec l'ennemi.
Aussi si l'administration communale de Seraing perd le meilleur de ses serviteurs, notre parti est-il douloureusement éprouvé.
Gony ne fut pas seulement pour nous le secrétaire communal habile, plein de ressources et de dévouement, il restera surtout à nos yeux l'éclaireur, celui qui fit briller le flambeau de l'aurore socialiste dans le sépulcre des damnés de la terre dans notre bassin.
Nous voudrions ici, où tout le monde se sent atteint par la perte irréparable d'un homme d'une incontestable valeur, n'affleurer la susceptibilité de personne, ne froisser aucun parti en égrenant nos souvenirs ; mais pouvons-nous mettre en lumière le lutteur sans évoquer l'arène et ses adversaires ?
Le grand Gony, pour nous, celui dont la silhouette massive et impétueuse passe devant nos yeux, c'est celui qui se dressait jadis sur les tribunes improvisées aux carrefours, drapé dans la beauté de sa misère, et qui, nouveau Christ souffrant pour tous les hommes, appelait tous les damnés de l'enfer social aux espérances sublimes et aux pures lumières de l'idéal socialiste.
C'est celui qui, pour défendre la cause que nous essayons de servir après lui, avec le même cœur sinon le même talent, était traqué comme une bête fauve et réduit au plus noir dénuement, c'est le Gony qui chaussait, tour à tour, avec Smeets, la paire de souliers légendaires et, bravant les représailles capitalistes et la prison gouvernementale, allait évangéliser les prolétaires ; c'est celui, enfin, qui, dans les meetings contradictoires, affrontait les maîtres du barreau accourus pour défendre la ploutocratie industrielle et clamait tout haut les révoltes et les colères que criaient tout bas dans les poitrines comprimées de nos pères ou de nos frères.
Ce Gony-là est inséparable de cet autre, grand éveilleur des foules sacrifiées et assoupies : Alfred Smeets. Ils furent les frères siamois de l'idéal, de la souffrance et de la misère. Ils ont vécu la même période héroïque, les mêmes dénuements, les mêmes prisons, les mêmes joies et les mêmes espoirs.
Si, par la suite, de malencontreuses dissidences ont pu les séparer et amener entre eux un nuage sombre, l'avenir les dissipera dans les mémoires ouvrières. De même que la postérité a réuni dans une même gloire Jean-Jacques Rousseau et Voltaire, la classe ouvrière réunira, dans un même souvenir, ceux qui sur un plan moins vaste, mais avec un courage et une abnégation insurpassables, ont lutté côte à côte et souffert pour elle. Les larmes qu'elle a versées pour l'un se mêleront aux larmes qu'elle verse aujourd'hui pour l'autre et il restera de ce mélange comme une rosée pure dont la parure jettera son éclat lumineux sur la pourpre endeuillée de notre drapeau.
Nous voudrions terminer, là, cette évocation du souvenir fraternel et reconnaissant. Mais quelle que soit l'élévation du sentiment qui a dicté à la famille du cher disparu de broyer sa douleur dans l'intimité, il nous sera permis de soulever légèrement le voile du « home » et de dire que Gony, s'il fut un administrateur intègre, un militant socialiste ardent et convaincu, fut aussi le meilleur des pères et le modèle des époux.
Une certaine presse s'est réservée le triste monopole de fouiller la vie privée des hommes publics et d'exposer à la curiosité malsaine et à la malignité les tares qu'elle inventait ou grossissait démesurément. Elle n'a rien trouvé chez Gony et pour cause. Celui que nous pleurons ne vivait que pour les siens. Il avait pour sa femme, qui l'aima alors qu'il était pauvre et calomnie, un véritable culte et pour ses enfants, une passion frisant l'idolâtrie. Ceux qui, parmi nous, furent ses intimes, peuvent seuls savoir les inépuisables trésors d'affection que renfermait le cœur de cet homme.
Si notre parti perd l'un de ses meilleurs et plus héroïques lieutenants, les siens perdent un monde et nulle pire catastrophe ne pouvait les atteindre.
Aussi nos condoléances, les condoléances de toute la population sérésienne et les regrets navrés du Parti socialiste ne peuvent-ils suffire même à attiédir leur douleur.
La pensée de notre pauvre ami était inséparable de celle de ses enfants et de sa femme. Quand il s'occupait des affaires de la commune, il songeait aux siens, à son jeune Raoul, à sa petite Andrée et il aimait ainsi par-dessus tout sa tâche dans laquelle se profilaient sans cesse les êtres qu'il affectionnait.
Les cloches du destin ont sonné beaucoup trop tôt pour eux comme pour nous. Son cœur a cessé de battre comme une machine qui se brise en plein effort, comme un roc brusquement abattu. Sa vaste pensée s'est éteinte et c'est maintenant que la place qu'il occupait nous apparaît dans son vide immense.
Sa mort creuse un abîme qu'on ne pourra combler. Il était comme ces grands chênes de la forêt : quand l'un deux est abattu, il faut attendre des années avant qu'un autre ait poussé et rempli sa place. Et notre deuil ne peut, hélas, se consoler que de nos propres larmes et de l'exemple impressionnant et beau de sa trop courte vie.
Il aima le Peuple, le Peuple le pleurera !
DISCOURS DE MERLOT
Le citoyen MERLOT, échevin des finances, prit à son tour la parole.
Je m'excuse bien sincèrement, dit-il, de ne pouvoir laisser les membres du conseil sous l'impression que nous a causée à tous la magnifique oraison funèbre que vient de prononcer le citoyen Delvigne. Mais la loi a des exigences auxquelles nous devons nous soumettre. Le collège a pris d'urgence des résolutions que nous devons soumettre au conseil pour que celui-ci les ratifie. Le collège a décidé d'envoyer à la mortuaire une gerbe de fleurs pour être déposée sur le corps de notre regretté secrétaire ; il a décidé d'arborer le drapeau à la façade de l'hôtel de ville. En signe de deuil, il a donné congé à tous les services communaux qui chômeront demain jeudi. Nous vous demandons de ratifier ces décisions.
Approuvé.
Le citoyen DUBART s'exprima comme suit :
Il serait difficile d'exprimer mieux que l'a fait le compagnon Delvigne, les sentiments que nous éprouvons tous en ce moment. Je désire cependant faire une proposition. Puisque la famille a décidé que les obsèques auront lieu dans l'intimité, je demande à tous mes collègues de nous rendre, ce soir, en corps à la mortuaire, pour rendre une dernière visite à celui que nous pleurons. (Adhésion unanime.)
M. LE PRESIDENT. – En signe de deuil, je lève la séance.
La séance fut levée à 19 h. 45.
Le Peuple, 22 août 1913