L'Actualité
L'ANTOINISME
– Cent soixante mille signatures ! Pas vrai ?
– C'est comme je vous le dis. Les sectateurs de la religion « antoiniste » ont apporté à la Chambre un ballot de papier inondé de paraphes. Plus de cent mille ouvriers de la région industrielle, hommes, femmes, enfants majeurs, ont signé la pétition.
– Et qu'est cet Antoine-le-Guérisseur, dont le culte s'inaugure ?
– Voici :
Antoine est un ancien ouvrier mineur. A la suite d'un héritage, il quitta la mine et put se livrer entièrement à sa passion pour les recherches spirites.
Depuis son enfance, le spiritisme le tourmentait. Il organisait des réunions avec ses camarades, et il s'y révéla bientôt comme médium à incarnations. Les esprits, dit-on, guidaient sa main sur le papier et communiquaient au groupe de longs messages sur l'au-delà.
Le groupe d'Antoine prospéra. Antoine lui-même vit ses « facultés » se développer progressivement. Des révélations lui furent départies par les esprits. Un jour ceux-ci lui ordonnèrent de cesser ses séances spirites, et de se consacrer à l'exercice d'un don nouveau dont ils lui faisaient cadeau en considération de ses vertus : le don de guérir.
C'est du moins ce que racontent les disciples du maître.
Voilà Antoine proclamé guérisseur. Il se met à soigner les malades. Il va les trouver, leur impose les mains, et obtient, paraît-il, des guérisons.
Sa renommée grandit. Inutile bientôt de sortir de chez lui. Les malades se pressent à sa porte. Sa maison est connue de toute la population de Jemeppe et des communes voisines. Le nom d'Antoine devient populaire le long de la Meuse et de l'Ourthe.
Les esprits donnent ensuite au guérisseur une mission supplémentaire il doit enseigner. Qu'enseignera-t-il ? La doctrine des esprits, doctrine physique, doctrine morale. Antoine devient chef de religion !
A cette religion il faut un temple. Les disciples sont nombreux. Les fonds sont réunis, et à Jemeppe-sur-Meuse un local de style moderne, voire même art nouveau, s'élève à proximité des houillères et des terrils.
La petite maison d'Antoine est située contre le temple. La foule des malades – des centaines chaque jour – remplit ce dernier. Un à un, les gens qui souffrent et qui attendent passent dans le cabinet du guérisseur. Pas d'argent à donner. Le guérisseur leur pose main sur le corps, et leur dit : « Pensez à moi »
Et l'on pense à Antoine.
LA DOCTRINE DE L'EGLISE
La nouvelle église a donc une doctrine, fort rapprochée des théories spirites. Le bien doit gouverner le monde. Le mal a été produit par la chute d'Adam et Eve qui, de purs esprits qu'ils étaient, ont été précipités dans la matière et revêtus d'un corps physique. Dès lors, ils ont souffert. Pour échapper au mal, il faut aimer son prochain. Le bien c'est l'amour. Les esprits épris de Dieu vont évoluer dans des mondes supérieurs. Voilà la doctrine morale.
Passons à la doctrine physique. Le chef de l'école prétend à des connaissances particulières, et spécialement à celle des fluides.
Pour lui, tout est fluide. Dans l'espace, ces fluides s'entre-croisent. Tous les objets émettent des fluides. Le corps humain est régi par les fluides. Il y a de bons et de mauvais fluides. Voulez-vous du fluide ? Antoine en a.
Le fluide d'Antoine n'est pas le même que celui du commun des mortels. Ce sont les esprits qui le lui fournissent, qui le chargent comme une pile électrique. Ce bon fluide, Antoine le dispense aux malades par le phénomène de la Foi.
La foi provoque, en effet, la communication de pensée entre Antoine et le malade. Ainsi les fluides se communiquent à tout moment du jour et de la nuit. Pensez à Antoine, répète l'apôtre. Plus vous y pensez, et plus mon fluide entre en vous !
C'est là la partie essentielle de la doctrine physique de l'Eglise. Antoine a bien d'autres enseignements sur les végétaux, sur les animaux, sur les astres, sur tout. Il est parfois nébuleux, mais il croit ce qu'il dit : ceci ne fait pas l'ombre d'un doute.
LE CULTE « ANTOINISTE »
La pétition présentée à la Chambre demande la reconnaissance du nouveau culte non pour recevoir des subsides de l'Etat, mais pour pouvoir posséder d'autres temples que celui de Jemeppe, qui est la propriété d'Antoine. Dans ces temples le culte sera organisé.
En quoi consiste-t-il ?
En réunions hebdomadaires. Tous les dimanches, et plus souvent si c'est nécessaire, Antoine monte dans sa chaire, située au fond du temple. Il invite l'assemblée à se recueillir par la concentration de la pensée. Lui-même se concentre et paraît souffrir. Il se met en communication avec l'assemblée, il en examine les fluides, puis il fait savoir si ceux-ci sont bons ou mauvais.
S'ils sont mauvais, une plus profonde concentration s'impose et le prophète ne sera pas en possession de tous ses moyens. Il prie les esprits présents qui l'assistent et qui veillent sur l'assemblée de purifier l'atmosphère, en union avec les auditeurs qui formulent mentalement le même désir.
Puis l'inspiration vient, Antoine parle, il enseigne. Nous avons eu des aperçus de sa doctrine. Il insiste surtout sur l'enseignement moral, prétexte à d'interminables développements sur l'amour, la bonté et leur rôle pour la libération des mortels.
Puis les auditeurs posent des questions. Antoine répond. Enfin, il demande à nouveau le recueillement. Les âmes doivent être joyeuses, avoir des sentiments d'amour et d'abandon, de confiance et de foi. Et puis l'on part, en emportant un petit peu de fluide.
ANTOINE EST UN DIEU
Le prestige d'Antoine est complet sur ses disciples. Ils se feraient tuer pour lui. Leur dévouement est sans bornes, et c'est ce qui leur a permis de réunir ce nombre énorme de signatures.
Les plus exaltés font d'Antoine leur dieu. Ils pensent tout le temps à Antoine et le prient.
– Jésus-Christ c'était bien, disait un jour un des principaux signataires de la pétition, mais M. Antoine c'est bien mieux !
– M. Antoine est dieu, s'écriait un autre, en sollicitant une signature. Je ne connais que lui ; c'est lui que je prie et que j'adore.
Pour les moins convaincus, si Antoine n'est pas dieu, il est tout au moins un être extraordinaire, le plus grand de ceux qui ont paru sur terre.
Au physique, le dieu nouveau est un homme de taille assez haute, mais au dos voûté. Il a les cheveux gris coupés ras. Il porte une redingote fermée jusqu'au cou par une seule rangée de boutons. Il mâche continuellement de la gomme.
Son attitude est simple et franche. Pas de pose, pas de bluff. Il est modeste et convaincu.
JEAN DE BRUXELLES.
Journal de Charleroi, 7 décembre 1910 (source : Belgicapress)