Auteur : Louis Piérard
Titre : En Wallonie
Éditeurs : Henri Lamertin, Bruxelles, 1911
Louis Piérard est un homme politique belge et un militant wallon né à Frameries (dans le Borinage) le 7 février 1886 et mort à Paris le 3 novembre 1951, mais repose au cimetière de Frameries, au pied d'un des plus anciens charbonnages. Sur le tombeau érigé par la commune, on lit l'inscription Citoyen du monde. Son œuvre vient de passer dans le domaine public.
Issu d'une famille modeste (ses deux grands-pères étaient mineurs), il vint très jeune au socialisme et lutta aux côtés de Jules Destrée et Émile Vandervelde pour le suffrage universel. Il fut maire de Bougnies, sur la frontière française, de 1933 à sa mort.
Journaliste, il collabora au journal Le Soir puis au journal Le Peuple, organe de son parti, mais aussi pour Le Flambeau, le journal de Gustave Gony (il est donc possible qu'il fût spirite). Il accompagne François Crucy pour son article dans l'Humanité. Il écrivit de nombreuses critiques d'art (sur Van Gogh, Manet…) et Visages de la Wallonie (réédité par Labor, Bruxelles, 1980). Ce livre est de la même trempe que ce dernier, mais date de 1911, un des premiers titres de l’auteur.
Il y consacre deux chapitres à ce qui nous intéresse : les Thaumaturges (pp. 47-49) et Antoine le Guérisseur (pp.50-56). Pour autant, l’auteur ne nous apprend rien, et fait un travail de journaliste qui rapporte des faits. Cependant je doute qu’il se soit rendu à Jemeppe. Jugez par vous-mêmes. Pourtant, il semble bien connaître le culte, car deux articles (L'Humanité donc, et Le Monde illustré) l'évoque. Et il a soutenu la reconnaissance du culte auprès du Parlement.
On retrouve une sœur Alice Piérard en relation avec le temple de Verviers, sans savoir s'ils sont de la même famille.
THAUMATURGES
A tout seigneur, tout honneur. Que je vous parle d'abord de l'éphémère bon dieu Baguette qui opéra deux mois durant à Ressaix, près de Binche dont le carnaval est célèbre.
Jemeppe-sur-Meuse avait déjà Antoine le Guérisseur. Nous connaissions aussi un brave paysan d'Erbisœul qui succéda à son beau-père dans les délicates fonctions de Tout-Puissant. Et cette trop neuve région du Centre où Baguette opéra, n'avait-elle eu déjà Louise Latteau, la fameuse stigmatisée de Bois-d'Haine ?
Ce christ de Ressaix, après des semaines de gloire et de recettes abondantes (on vint le consulter Paris, de Lille et d'Arlon !) connut en quelques jours la plus lamentable des déchéances et le ressentiment de la foule. Il eut le tort grand de ne point se montrer assez supra-terrestre ; Il s'enivra, eut une maîtresse, fut appelé au Parquet de Charleroi. Aucun dieu ne peut résister à de telles épreuves.
La révélation lui était venue au fond de la mine : plusieurs fois, devant ses camarades ahuris, puis bouleversés, ce jeune sclauneur jetant son pic s'était écrié « qu'il le voyait encore. » Sur la façade du cabaret paternel, on peignit à la chaux blanche : Au nouviau bon Dieu, Jules Buisseret, dit Baguette. Et malades, curieux, reporters, affluèrent de partout. « Qui eût cru, dit la mère Buisseret, que nos fieu s'rait dèv'nu bon Dieu ? »
Moi aussi je fus le consulter. Le pays est hideux, presque effrayant : chemins noirs et boueux, maisons toutes pareilles, trop neuves et trop sales à la fois. On se prend à regretter avec douceur d'autres régions charbonnières, antiques celles-là, où une industrialisation féroce n'a pas encore souillé un paysage de vieux terrils verdissants et de collines douces.
Aux murs du cabaret sordide, des béquilles, des crucifix ornés d'une cocarde en flanelle rouge, des vierges naïvement peinturlurés, voisinaient avec des chromos recommandant le chocolat des Boers ou l'élixir des colombophiles. Les visiteurs attendaient leur tour, assis devant une chope crasseuse. « Allons, à qui le tour ? » criait de temps en temps le Bon Dieu du fond de la cuisine. C'était un jeune homme maigre, aux joues blêmes, au regard fuyant. Une narquoise chanson populaire décrivait ainsi son accoutrement :
Il a n'ceinture de rouge coton,
Pou fé t'nir ses marronnes (son pantalon),
Il a planté dins des bouchons
Des s'pénes (épines) pou fé n'couronne.
Ajoutez à cela un énorme crucifix en plomb attaché au gilet du bonhomme par une épingle de sûreté, et un sceptre grossier. Son remède consistait en peu de chose : dire des prières tous les jours, matin et soir, et après les repas : faire le signe de la croix de la main gauche et à l'envers. Penser à lui. Et voilà ! Cela valait dix sous, cinq francs, dix francs, selon la mine. Cocasse et poignant !
ANTOINE LE GUÉRISSEUR
Cent soixante mille Belges ont demandé dans une pétition au Parlement de leur pays, la reconnaissance d'une nouvelle religion : l'Antoinisme.
Cent soixante mille signatures ! Ni le suffrage universel, ni l'instruction obligatoire, ni la limitation des heures de travail n'ont jusqu'ici, bénéficié d'un tel engouement. Dans une lettre qui accompagne la pétition, une propriétaire, un professeur de lycée, et un lieutenant d'infanterie exposent ce que demandent avec eux, ces 160.000 Belges : la reconnaissance légale d'un nouveau culte, le culte » antoiniste », du nom de son fondateur, Antoine le Guérisseur, un homme étrange qui, au pays de Liège, exerce depuis quelques années, un étonnant prestige.
Si Antoine le Guérisseur et ses adeptes, dit la pétition, demandent la reconnaissance légale de leur culte, ce n'est pas pour obtenir des subsides. La religion antoiniste est fondée sur le désintéressement le plus complet : Antoine le Guérisseur et ses adeptes ne veulent recevoir ni subside ni rémunération, mais assurer l'existence légale de leurs temples.
Ajoutons que les signataires joignent à leur pétition quelques certificats de guérison dont la lecture disent-ils, fera comprendre pourquoi ils considèrent Antoine le Guérisseur comme l'un des plus grands bienfaiteurs de l'humanité.
Jemeppe-sur-Meuse, c'est, au noir pays du fer et du charbon, près de Liège, un gros village minier au bord de la Meuse. De l'autre côté du fleuve, au bout du pont de fer, c'est l'ancien palais des princes évêques de Liège, l'entrée des usines Cockerill, Seraing, qui impressionnait Victor Hugo si violemment en 1838, et qui est bien, aujourd'hui, l'un des grands temples de la beauté moderne. Un peu plus loin, en amont, sont les cristalleries du Val-Saint-Lambert.
C'est dans ce décor que le thaumaturge Antoine opère depuis quelques années. On le vient voir de très loin, non seulement de toutes les provinces belges, mais encore du nord de la France et du grand-duché de Luxembourg. Louis-Antoine est né en 1816, Mons-Crotteux, un village de ce pays de Liège, où, à l'âge de douze ans, il descend dans la mine, avec son père et son frère. A l'âge de vingt-quatre ans, il quitte la Belgique pour l'Allemagne, où il travaille pendant cinq ans ; puis nous le retrouvons dans les environs de Varsovie, où il fait un nouveau séjour de cinq ans. Marié à une payse, il revient à Jemeppe, à la tête d'un petit pécule, qu'il a vite fait de partager en aumônes continuelles. Dès lors, après une grande crise mystique, Antoine commença sa carrière de guérisseur.
Il fut longtemps un fervent disciple d'Allan Kardec et fonda à Jemeppe même, la société spirite des « Vignerons du Seigneur. » Les esprits, un jour, lui révélèrent sa mission actuelle et lui ordonnèrent de se consacrer tout entier à « l'art de guérir. » Et Antoine commença d'imposer les mains aux malades en leur disant simplement : « Pensez à moi, ayez la foi ».
Plus tard, le nombre des visiteurs étant devenu trop considérable, Antoine adopta le système de la guérison en bloc, par paquets. A présent, il n'opère plus que les quatre premiers jours de la semaine. Vers dix heures, quand quelques centaines de visiteurs sont réunis dans le temple, le bonhomme paraît, monte dans une chaire et invite l'assemblée à se recueillir. Lui-même semble concentrer toute sa pensée sur un point et souffrir. Puis, sortant de sa torpeur, il recueille dans l'atmosphère, les fluides !!! S'ils sont mauvais, il demande aux assistants de prier pour purifier l'ambiance...
Le « temple » de Jemeppe-sur-Meuse est bâti comme beaucoup de maisons en Wallonie, sur l'emplacement d'une exploitation charbonnière abandonnée : le grisou s'échappe, s'allume facilement à un petit trou que l'on a foré dans le plancher. De même autrefois, les pythonisses plaçaient leur trépied au-dessus d'une ouverture crachant des vapeurs infernales...
Antoine est végétarien, travaille de ses mains continuellement, tâche de suffire à tous ses besoins.
– Mais, allez-vous dire, c'est l'histoire de Tolstoï que vous nous racontez là !
A la vérité, la similitude est frappante, surtout si l'on étudie leur enseignement moral à tous deux.
Cependant, c'est à un simple, à un ouvrier peu instruit, ne l'oublions pas, que nous avons affaire ici.
A vrai dire, c'est surtout un panseur de plaies morales ; mais j'ai trouvé dans cet homme une telle force de persuasion que je ne serais point étonné qu'il eût agi favorablement sur bien des malades. A un ami qui m'accompagnait il y a quelques années, quand je l'allai voir, et qui lui demandait une consultation, cet homme étrange répondit avec calme :
– Vous n'avez point la foi : je lis bien dans vos yeux que vous me demandez cela par goguenardise ou poussé par une frivole curiosité. A quoi bon vous répondre ?...
*
* *
Il y a, dans les boniments que répandent les fidèles d'Antoine, des choses bien amusantes. Tenez, je trouve à la fin d'une brochure intitulée : L'auréole de la conscience, révélation et biographie d'Antoine le Guérisseur, l'annonce suivante :
Nous portons à la connaissance des personnes souffrantes que le GUERISSEUR ne reçoit plus en particulier. Il fait en tout quatre opérations générales par semaine : les lundi, mardi, mercredi et jeudi, à 10 heures.
Pour les opérations particulières, une dame qui opère en son nom Le remplace. Les personnes qui ont foi en Lui, soit pour conseils, contrariétés ou maladies, recevront satisfaction aussi bien par l'intermédiaire de cette dame que par Lui-même.
Mais voyons la doctrine de cet homme qui a plus du thaumaturge en lui que du vulgaire rebouteux.
L'enseignement d'ANTOINE LE GUERISSEUR a pour base l'amour, il révèle la loi morale, la conscience de l'humanité : il rappelle à l'homme les devoirs qu'il a remplir envers ses semblables ; fût-il arriéré même jusqu'à ne pouvoir le comprendre, il pourra, au contact de ceux qui le répandent, se pénétrer de l'amour qui en découle : celui-ci lui inspirera de meilleures intentions et fera germer en lui des sentiments plus nobles.
La vraie religion, dit LE GUERISSEUR, est l'expression de l'amour pur puisé au sein de Dieu, qui nous fait aimer tout le monde indistinctement.
Il est plutôt médecin de l'âme que du corps. Non, non, nous ne pouvons pas faire d'ANTOINE LE GUÉRISSEUR un grand seigneur, nous faisons de Lui notre Sauveur. Il est plutôt notre Dieu, parce qu'Il ne veut dire que notre serviteur.
Ce sont ses disciples qui parlent, mais sans doute vaut-il mieux que nous entendions parler ce dieu nouveau lui-même.
Lisez les versets naïvement rimés qu'il met dans la bouche de Dieu :
Ne croyez pas en celui qui vous parle de moi
Dont l'intention serait de nous convertir.
Si vous respecter toute croyance
Et celui qui n'en a pas,
Vous savez, malgré votre ignorance
Plus qu'il ne pourrait vous dire.
Et ceci :
Vous ne pouvez faire de la morale à personne
Ce serait prouver
Que vous ne faites pas bien,
Parce qu'elle ne s'enseigne pas par la parole
Mais par l'exemple
Et ne pour le mal en rien.
Ce dernier vers vous a un petit parfum d'immoralisme nietzschéen. Il serait fort intéressant d'étudier, à propos de ce guérisseur, certaines sectes religieuses aux conceptions fort libres, qui se sont développées en Wallonie depuis quelques années, en marge du protestantisme et de la religion catholique. L'historien, le philosophe, le folkloriste – et le simple amoureux de pittoresque – y trouveraient sans doute leur compte.
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Un peu plus loin, dans le chapitre consacré à Liège, l'auteur ajoute, p.160 :
C'est ce peuple là, à la fois gouailleur et sentimental, frondeur avec Tchanchet et mystique avec Franck, qui vient de constituer un groupe des « adventistes du septième jour », qui rendit célèbre Antoine le guérisseur, le brave thaumaturge de Jemeppe-sur-Meuse, et qui enfanta le mineur Hubert Goffin, précurseur des Nény et des Prouvost de Courrières.