• Le Nouveau Messie, Antoine-le-Guérisseur (Le Monde illustré, 7 janvier 1911)

    Le Nouveau Messie, Antoine-le-Guérisseur (Le Monde illustré, 7 janvier 1911)

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    LE NOUVEAU MESSIE
    Antoine-le-Guérisseur
    Par R. CANUDO

        Pendant que les quelques centaines de millions de Chrétiens fêtaient le souvenir de la naissance du Rédempteur, trois cent mille âmes ont fêté l'avènement réel du nouveau Messie. Et ceci n'est pas un conte de Noël. Car le Messie existe, il vit au milieu de ses disciples, dans la campagne liégeoise, à Jemeppe.
        Il n'est pas, toutefois, le premier Messie des temps modernes.
        Il y a quelques années, un des plus remarquables penseurs italiens contemporains, M. Giacomo Barzellotti, de la Faculté de Rome, consacrait un important ouvrage au dernier prophète paru en Italie : David Lazzaretti. Celui-ci est mort dans la campagne siennoise, non loin de cette incomparable Ombrie, où dans la pâleur des couleurs, dans la plus exquise nuance des teintes et des lignes, au milieu des rosiers en fleurs, le divin saint François prêcha au moyen âge l'amour et la pauvreté, au nom du Christ et non plus au nom des Papes.
        On connaît l'histoire merveilleuse des disciples de saint François. On sait comment le « Poverello », le saint Très-Pauvre, put exercer autour de lui, et après lui, une si grande influence, que ses suivants devinrent bientôt phalange, et que cette phalange, d'où sortit même un Pape, poussa son évangélisation jusqu'à Paris, en Ecosse, en Orient, en Afrique. David Lazzaretti, revenant de France, prêchait aussi à ses compatriotes l'amour de la simplicité et la noblesse de la pauvreté, au nom du Christ. Des foules nombreuses venaient le voir, le consulter et l'adorer, de tous les pays voisins.
        Et ces foules étaient aussi les mêmes qui entouraient jadis le Poverello, qui remuaient, candides et menaçantes, évangéliques et farouches, tout L'Occident. Ce sont les foules des mécontents, des pauvres, des exclus, de tous ceux auxquels la société puissante refuse, sans le savoir, toutes les joies de la vie, pour ne leur laisser que le bonheur de mal vivre, d'aimer et de haïr. Elles furent si nombreuses, autour de David Lazzaretti, que le gouvernement italien y vit une menace sérieuse et immédiate de l'ordre établi.
        Hélas, l'histoire de David Lazzaretti est d'hier ! La société humaine a changé. L'esprit religieux a été miné. Et tandis que saint François eut affaire au Souverain Pontife, auquel il put répondre crânement : « Vous avez tort de me chasser, c'est le Christ qui parle par ma bouche et que vous chassez ainsi », le prophète moderne, le malheureux David Lazzaretti, n'eut affaire qu'à des savants, se heurtant à un pouvoir inébranlable d'aliénistes et de geôliers... C'est de l'histoire d'hier, de la pure et simple histoire contemporaine.
        L'histoire du Belge Antoine-le-Guérisseur est d'aujourd'hui. Elle n'est pas achevée. Mais la page la plus étonnante sans doute vient d'être écrite ! Car 160.000 Belges viennent de présenter à la Chambre des Représentants et au roi Albert, une pétition dont nous eussions cru incapable notre époque âpre, calculatrice et égoïste. Cent soixante mille « âmes » demandent à leur roi et à ses représentants de reconnaître comme officiel le culte nouveau institué par leur prophète et leur Messie, par leur idole nouvelle : Antoine-le-Guérisseur.
        Le jour où cette pétition a été déposée sur le bureau de la Chambre belge, dans ce pluvieux et triste mois de décembre, une date a été marquée tout de même dans les annales religieuses du monde.

    *
    *      *

        On a comparé la nature et la mission d'Antoine-le-Guérisseur à celle de Tolstoï. L'analogie est frappante, avec, toutefois, des différences essentielles. Tous les deux se sont éloignés des tentations, des bonheurs et des malheurs « du siècle », en jetant aux autres leurs biens, pour se consacrer à l'apostolat moral qui les attirait. Tous les deux, poussés par l'instinct évangélique chrétien, qui animait saintement le Poverello d'Assise, ont voulu opposer à l'énorme complexité de la vie sociale, trop souvent cruelle et implacable, la divine simplicité de l'humilité, en prêchant l'amour des hommes et de Dieu. Mais ce procédé d'extrême, d'intégrale simplification, est malgré tout loin de résoudre les grands problèmes créés par les souffrances du monde. C'est, à tout prendre, un calmant, et le bien qu'il peut faire n'est que très limité et assez éphémère.
        Tolstoï, qui était arrivé à « l'état de moujik » en venant des splendeurs de la vie militaire et de la richesse, s'est enfui, en se sentant mourir, hors du cercle de douloureuse hostilité dans lequel, au sein de sa famille, il se sentait enfermé. Et Antoine-le-Guérisseur, qui vient de la mine et des dures difficultés de la vie d'un ouvrier mineur authentique, ne sort pas du cercle de ses fervents disciples, où l'adoration le retient et l'exalte. Le bien qu'il fait est là, autour de lui, tassé autour de sa maigre et haute personne, comme l'ombre réfrigérante est tassée autour du palmier dans le désert.
        Le bonheur répandu par ces prophètes ne s'étend pas très loin, hélas ! Il les entoure, et c'est tout. Car leur prédication est surtout morale, immédiate, et ni dans la pensée de Tolstoï, ni dans la volonté de David Lazzaretti, ni dans l'action d'Antoine-le-Guérisseur, les esprits qui traînent leur inquiétude mystique par le monde ne retrouvent la vision vaste et harmonieuse de l'univers, qui serait à la base d'une véritable religion nouvelle.
        Au surplus, on peut objecter que toutes les religions sont nées après, longtemps après ceux qui en répandirent les germes. Et c'est vrai. Le Messie apporte son enseignement, simplement et humainement, et ce sont les disciples et les descendants des disciples qui élèvent sur ces enseignements les grands échafaudages d'où sortent les temples et les cathédrales.
        Ne parle-t-on pas, en effet, déjà, d'une religion nietzschéenne ? Ne prétend-on pas que Nietzsche simula la folie pour voir l'effet de ses idées dans le monde avant sa mort, et que c'est lui le Messie des temps nouveaux ? C'est ainsi que des admirateurs et des détracteurs, aussi fervents les uns que les autres, en arrivent à méconnaître et à rendre cahotique la superbe pensée du grand philosophe-poète mort il y a dix ans...

        Antoine-le-Guérisseur vit à Jemeppe-sur-Meuse.
        Sa popularité dans tous les environs est déjà si grande, que si l'on songeait à ennuyer de quelque manière que ce fut le Guérisseur, la guerre civile éclaterait dans ce département bienheureux de la laborieuse Belgique.
        Après être descendu, enfant, dans la mine, après avoir vécu une dizaine d'années entre l'Allemagne et la Pologne, cet ouvrier prédestiné a changé totalement l'ordre de sa vie, touché par sa vocation.
        Des savants l'étudieront, le discuteront. Il n'en est pas moins certain qu'Antoine opère de véritables miracles, et l'on sait que c'est par le miracle – où s'exaltent à la fois l'instinct humain du merveilleux et le sentiment non moins humain de l'utilité pratique – que les prophètes attirent à eux les foules. Antoine dispose de très grandes forces subtiles – occultes – qu'il serait vain de nier. On doit les constater. Elles ont jusqu'ici une puissance qui emprunte ses caractères au spiritisme et au magnétisme. Et Antoine est arrivé au miracle en développant admirablement ses forces psychiques réelles, pendant les séances de spiritisme où il fut le médium de plus en plus merveilleux.
        C'est en effet par l'imposition des mains sur le patient – et par la concentration et la soumission absolue de la volonté d'autrui, qu'il obtient par ces mots imposés au fidèle : « Pensez à Antoine ! » – qu'Antoine réalise ses guérisons.
        Le procédé est magnétique – ce qui ne dit rien ; et il témoigne d'une puissance intérieure, d'une maîtrise de soi-même et d'une énergie de volonté extraordinaires, ce qui dit beaucoup. L'ensemble des forces d'Antoine-le-Guérisseur est donc la manifestation d'un esprit si puissamment doué, qu'il peut rayonner de la force, et en faire bénéficier tous ceux qui l'entourent. C'est la force subtile, indéfinissable et immense, en un mot : divine, de tous les grands prophètes.
        Et ses disciples sont fort nombreux. Dans la pétition présentée à la Chambre belge, ils ne demandent rien, hors la reconnaissance légale de leur culte, du culte « antoiniste ». Ils s'expriment ainsi :
        « Si Antoine-le-Guérisseur et ses adeptes demandent la reconnaissance légale de leur culte, ce n'est pas pour obtenir des subsides, ou la rémunération des ministres de leur culte. La religion antoiniste est fondée sur le désintéressement le plus complet, et Antoine-le-Guérisseur et les membres de son culte ne peuvent recevoir ni subside ni rémunération, mais ils veulent assurer l'existence de leurs temples.
        « Le temple de Jemeppe-sur-Meuse a coûté 100.000 francs ; d'autres temples vont être érigés aux frais des adeptes.
        « La reconnaissance du culte aurait pour effet de transférer la propriété des temples aux fabriques ou consistoires, qui en auraient la gestion matérielle. Leur existence légale serait ainsi assurée. »
        Dans le village minier de Jemeppe-sur-Meuse, où vivent dix mille habitants au milieu d'un des plus actifs départements industriels, Louis Antoine, âgé maintenant de soixante-quatre ans, opère ses guérisons qu'aident sa force et la foi des adeptes. Mais à part cette action directe, physique et morale, ses enseignements ne présentent pas vraiment l'intérêt que les « assoifés de religion » en pouvaient attendre. Son langage est naïf et plein de confiance en Dieu, qui crée d'ailleurs la confiance en l'aide extérieure, prédispose les âmes et assouplit les corps.
        « L'enseignement d'Antoine-le-Guérisseur – écrivent dans une brochure ses disciples – a pour base l'amour, il révèle la loi morale, la conscience de l'humanité ; il rappelle à l'homme les devoirs qu'il a à remplir envers ses semblables ; fût-il arriéré même jusqu'à ne pouvoir le comprendre, il pourra, au contact de ceux qui le répandent, se pénétrer de l'amour qui en découle ; celui-ci lui inspirera de meilleures intentions et fera germer en lui des sentiments plus nobles.
        « La vraie religion, dit le Guérisseur, est l'expression de l'amour pur puisé au sein de Dieu, qui nous fait aimer tout le monde indistinctement.
        « Il est plutôt médecin de l'âme que du corps. Non, non, nous ne voulons pas faire d'Antoine-le-Guérisseur un grand seigneur, nous faisons de Lui notre Sauveur. Il est plutôt notre Dieu, parce qu'Il ne veut être que notre serviteur. »
        Le lyrisme d'Antoine est inspiré à ces principes. Voici de ses vers, publiés par un écrivain belge qui a vu le prophète, M. Louis Piérard.
        C'est Dieu qui parle :

    Ne croyez pas en celui qui vous parle de moi,
    Dont l'intention serait de nous convertir.
    Si vous respectez toute croyance
    Et celui qui n'en a pas,
    Vous savez, malgré votre ignorance,
     Plus qu'il ne pourrait vous dire.

        Et ceci :

    Vous ne pouvez faire de la morale à personne,
    Ce serait prouver
    Que vous ne faites pas bien
    Parce qu'elle ne s'enseigne pas par la parole
    Mais par l'exemple,
    Et à ne voir le mal en rien.

        La force de ce nouveau Messie, que certains de ses fidèles ne craignent donc pas de considérer comme Dieu lui-même, est dans la profonde pureté de son apostolat.
        Et sans doute Antoine-le-Guérisseur fait du bien, donne à des êtres chancelants, désorientés et malheureux, cette consistance de la volonté qui est la santé de l'esprit.
        Mais sa puissance n'est qu'avec lui et en lui. Le culte « antoiniste », comme tous les autres similaires, n'a pas malheureusement une doctrine, à répandre comme un grand baume spirituel sur les souffrances du monde.

                                                                                                           R. CANUDO.

    Le Monde illustré, 7 janvier 1911


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