IL RECIDIVE...
La seconde fois, il se disait vicomte
Un individu se présentait un jour de Janvier 1939 chez le secrétaire-trésorier du Conseil d'administration du culte antoiniste. Il lui racontait une longue et compliquée histoire de laquelle résultait qu'il avait certaines difficultés avec le Parquet militaire. Il allait comparaitre devant le Conseil de Guerre. Il était innocent – naturellement – comme l'enfant qui vient de naître. Il devait assurer les frais de sa défense. Son oncle lui enverrait de Paris des fonds. Mais en attendant la manne avunculaire, il était dans une situation financière difficile. Pour le guérir de cette maladie, que Rabelais appelle « faulte de pécunne », le visiteur demandait un secours de 200 francs. A titre tout à fait provisoire, évidemment. Un prêt de quelques jours, que l'emprunteur s'empresserait de rembourser.
Le bon cœur de M. D... fut attendri par cette triste histoire. « Je n'ai aucune notion des choses militaires » avoue-il avec candeur à l'audience de la huitième chambre correctionnelle.
Il prêta les 200 francs.
Et – croyez-nous si vous le voulez – M. D... attend encore les 200 francs avancés à cette éventuelle victime des méchants juges du Conseil de Guerre.
Les choses en étaient là, l'incident était oublié, lorsque deux mois après environ, le secrétaire-trésorier du Conseil d'administration du culte antoiniste, se trouvant paisiblement chez lui, reçut la visite d'un malheureux qui était fort mal en point. Ce pauvre homme avait la tête complètement emmaillotée de multiples pansements. La bouche même disparaissait sous les bandes de toile. A peine apercevait-on le bout du nez et un œil – un seul – du malheureux.
Il conta sa lamentable odyssée. Il n'était rien moins que le vicomte de Jonghe d'Ardoye. Il arrivait de Bruxelles dans sa puissante automobile. Au quai de Fragnée sa limousine avait eu la malchance d'entrer en collision avec la camionnette d'un marchand de margarine. De margarine, s'il vous plait, le vicomte tenait à la précision.
Et comble de guigne, sans doute dans un carambolage, le noble chauffeur avait en même temps, renversé un pauvre ouvrier, domicilié à Angleur, qui était sorti de l'aventure, avec une blessure à la cuisse. Toujours de la précision.
Le vicomte était blessé lui-même. Mais surtout il était navré de l'infortune de ces pauvres gens. Son cœur sensible saignait au souvenir de ces infortunes. Il désirait vivement parer au plus pressé, conclure un arrangement avec le blessé. Mais pour cela, il fallait... 400 francs pour verser comme un baume sur les blessures. Ces 400 francs le vicomte les demandait à la charité bien connue du trésorier du culte antoiniste.
Le visiteur appuyait son récit de la remise d'une carte de visite au nom du vicomte de Jonghe d'Ardoye.
Cette carte portait plusieurs lignes d'écriture. Malheureusement, M. D... n'avait pas ses lunettes sous la main. S'il avait examiné la carte, il se serait aperçu qu'une ligne avait été grattée. Dans la suite, cette ligne put être reconstituée. Elle recommandait à la bienveillance Georges Raskart.
Mais revenons en arrière. M. D... n'était guère disposé à « marcher » pour les 400 francs. Il hésitait. Il se retira en chambre du conseil pour délibérer... pardon, il se rendit dans une pièce voisine et demanda l'avis de sa fille. Celle-ci lui dit : « Si tu te trouvais dans la même situation, ne serais-tu pas heureux de trouver quelqu'un de charitable qui t'aiderait ? »
Cette remarque détermina M. D... II revint trouver le vicomte et lui remit les 400 francs demandés.
Ce sont de très beaux sentiments d'altruisme, constate le président, mais...
Le vicomte sortit. Du seuil de sa demeure, M. D... le vit qui se précipitait vers une station de taxis proche et s'engouffrait dans un des véhicules.
– Il n'avait pas de bandage aux jambes ? s'inquiète, avec une apparente ingénuité, M. Leboutte, qui présidait l'audience.
– Non, répond le bénévole prêteur. Et il ajoute : « Il s'était dit cependant blessé aussi à la jambe. »
– Il trépignait plutôt d'aise de vous avoir flibusté les 400 francs. Et vous ne les-avez plus revus ?
– Non, avoue M. D... Je n'y compte plus.
– C'est probable. Il vaut mieux s'attendre au pire.
L'extraordinaire agilité du vicomte à se ruer vers un taxi avait éveillé les soupçons de M. D..., qui s'en alla narrer la visite reçue au commissaire de police. Celui-ci constata le grattage opéré sur la carte de visite.
Il rechercha et retrouva Georges Raskart, qui n'était pas vicomte, mais ouvrier d'usine, domicilié à Liège. Le véritable vicomte reconnut sa carte de visite, dont on avait abusé avec un culot digne d'admiration.
Et Raskart était invité à expliquer ses faits et gestes.
Car les juges liégeois du Parquet, plutôt méfiants par nature, estiment que Raskart est l'auteur des deux visites à M. D... La première – celle qui s'est terminée par l'obtention des 200 francs – ayant été couronnée de succès, Raskart aurait décidé de récidiver. Mais il aurait accompagné sa seconde apparition d'une mise en scène dénotant de l'imagination et un réel talent de comédien. Raskart avait imaginé le scénario que nous exposons ci-dessus. Et pour jouer la comédie, il s'était affublé de bandages ayant un triple but : donner plus de vraisemblance au récit de l'accident dont il avait été lui-même une des victimes ; apitoyer l'éventuel prêteur ; dissimuler ses traits et même sa voix, qui passait transformée à travers un linge. Ceci pour le cas où M. D... aurait le mauvais goût de se rappeler le visiteur aux 200 fr.
Cette comédie fut admirablement jouée.
Mais que dit le premier rôle ? le Frégoli, soldat en difficulté avec le Conseil de Guerre, ou vicomte, caramboleur d'auto et de piéton ?
Raskart s'est effacé modestement, n'aime pas jouer en public.
Sans doute l'indisposition subite des vedettes l'a-t-elle empêché de répondre à l'appel de son nom ?
Il avait su choisir le milieu favorable, a dit en son réquisitoire M. Bruno, Juge suppléant, faisant fonctions de ministère public. Et, après un premier essai, il a été pris d'un revenez-y.
Baskart n'a pas d'antécédent judiciaire. Il a fait des débuts prometteurs.
Le tribunal lui a, par défaut, octroyé : deux peines de deux mois de prison et de 182 francs d'amende, du chef de deux escroqueries ; plus un mois et 182 francs du chef de port de faux nom.
Il avait bien choisi : grand nom vieille noblesse... Quand on prend du galon !...
Le tribunal a accordé à Raskart le bénéfice du sursis.
Il lui avait fait passer un bon moment ! Au public aussi, d'ailleurs. Ce fut un sketche pittoresque dans le banal défilé.
La Meuse, 11 juillet 1939 (Belgicapress)