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Camille Lemonnier, La Vie belge - Bruxelles en 1905

Publié le par antoiniste

    La poussée des maisons avait crevé es antérieures délimitations. L'humus fermenté des glèbes maraîchères s'était reculé derrière des horizons de maçonneries. De l'humide terre à choux et à navets, on avait cuit les briques qui servaient à bâtir les faubourgs. Ceux-ci, à travers les banlieues refoulées, étaient devenus à leur tour d'importantes cellules pour la grande ruche bruxelloise. La bâtisse sans trêve empiétant sur la campagne, le mortier, les plâtras et les moellons eurent raison de la séveuse rusticité qu'engraissait le labeur du paysan. Il fallait maintenant arpenter des kilomètres de pavé entre des tétragones compacts de quartiers, pour se saturer des bromes végétaux et atteindre les champs. La zone verte alors s'apercevait : c'était le déroulement de cet agricole territoire brabançon, ourlé de mamelons, vallonneux, bucolique, avec ses damiers de céréales, ses lignes de peupliers, ses boquillons, ses herbages, ses hameaux lavés au lait de chaux et capuchonnés de toits rouges, comme une cueillette de fraises dans un bol de crème.

    La transition, du reste, n'était pas attristée par l'ennui d'un cheminement à travers les voiries dévastées, les latitudes lépreuses et putrides, les gravats et les caillasses des saharas pétrés qui ailleurs amertument les abords des villes. L'habituelle ignominie suburbaine aux terrains faméliques et raclés, aux mont d'escarbilles et de grésils, les sinistres cimetières des détritus, les patibulaires arènes obstruées de décombres et battues d'errance d'escarpes et de galvats, épargnèrent le citadin qui s'évade vers les champs. Tout de suite, les dernières maisons franchies, on foulait les sentes rurales, on aspirait les arômes des foins et des purots, on intégrait des paysages d'arbres et d'eaux.

    On eut dans la banlieue, pour des loyers médiocres, le confort relatif d'une maison où une famille pouvait habiter à l'aise. Avec six à huit chambres s'échelonnant aux paliers, une pousse de gazon s'étiolant entre quatre murs et l'inévitable véranda prolongeant le rez-de-chaussée, c'était le chacun chez soi, les marmailles débridées et juteusement mûrissantes, la femme joyeusement vaquant à ses charges ménagères, le mari bêchant ses liserés de pensées, de pétunias et de résédas, gorgeant ses lapins, dressant ses canaris. Un bonheur matériel en résultat, une somme de petites joies satisfaites qui aida au renom bienveillant de la Capoue brabançonne.
    Actuellement ce type de la maison bruxelloise, plus ou moins festonnée, aux plâtras diversement somptueux, s'est développé au point que, même avec un budget précaire, toute famille occupe sa case, monte son escalier, vit entre ses papiers à quatre sous le rouleau, et ineffablement hume les arômes d'un jardinet sans partage. C'est une des particularité de la vie bruxelloise. Des étages, la vue plonge sur des géométries d'exigus rectangles arborés et verdoyants, des tulipages bariolés de floriculture, de découpages de petits clos où, un sécateur à la main, perambule le maître en vareuse de nankin. Une senteur de feuillées, un guilleri de moinailles, une fraîcheur tonique et apaisante sous des pans de ciel à découvert, vivifient l'existence. Des afflux croissants allèrent combler les faubourgs et les banlieues ; on se dépêchait de fuir ce Bruxelles qui intronisait le concierge, bâtissait des vieilles maisons comme des casernes substituait à la vieille coutume de la maison libre un agglomérat de ménages dans une vie d'appartement.

Camille Lemonnier, La Vie belge, 1905 (p.93)
La Belgique fin de siècle
Romans - Nouvelles - Théâtre

Editions Complexe, Bruxelles, 1997

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