Léon Tolstoï - La vie est un sommeil (Le Fraterniste, 15 janvier 1929)
Notre vie terrestre est l'un des rêves d'une autre vie, plus réelle, plus authentique, et à laquelle nous retournons après notre mort... et ainsi de suite jusqu'à l'infini, jusqu'à la dernière vie, qui est la vie de Dieu.
La naissance et l'apparition des premières notions sur le monde peuvent être considérées comme le commencement du sommeil, toute la vie terrestre comme le sommeil complet ; la mort, comme le réveil.
La mort prématurée, c'est lorsque l'homme est réveillé avant d'avoir dormi tout son sommeil.
La mort dans la vieillesse, c'est lorsque l'homme a bien dormi et qu'il s'est réveillé de lui-même.
Le suicide, c'est un cauchemar qu'on fait évanouir en se souvenant qu'on dort ; on fait un effort et on se réveille.
L'homme qui est tout absorbé par la vie présente, qui n'a pas le pressentiment d'une autre vie, c'est celui qui dort, profondément.
Le sommeil profond, sans rêves, est comparable à l'état de demi-bestialité.
Le dormeur qui sent pendant le sommeil ce qui se passe autour de lui, qui a le sommeil léger et qui est prêt à se réveiller à tout instant, c'est celui qui a conscience, quoique vaguement, de la vie dont il est sorti et à laquelle il est en train de revenir.
Pendant le sommeil, l'homme est toujours égoïste, vit solitaire, sans participer à la vie de ses semblables, sans aucun lien avec eux.
Dans la vie que nous considérons comme réelle, notre lien avec nos semblables est déjà plus grand : il y existe une apparence de l'amour du prochain.
Dans la vie dont nous sortons, et à laquelle nous retournerons, ce lien est plus étroit : l'amour du prochain n'est plus une simple aspiration, mais une réalité.
Dans la Vie pour laquelle celle dont je viens de parler n'est qu'une préparation, le lien entre tous est plus étroit et l'amour de tous plus grand encore.
Cette fois, dans ce rêve, nous sentons déjà tout ce qui se réalisera peut-être dans la nouvelle vie.
La forme corporelle dans laquelle nous surprend ici-bas le réveil de notre conscience de la vraie vie apparaît comme la limite au libre développement de notre esprit.
La matière est la limite de l'esprit. La vraie vie commence lorsque cette limite est abolie.
Cette notion renferme toute la connaissance de la vérité, et donne à l'homme la conscience de la vie éternelle.
Je ne m'amuse pas à imaginer une théorie. Je crois de toute mon âme en ce que je dis. Je sens, je sais avec certitude qu'en mourant je serai heureux, que j'entrerai dans un monde plus réel.
Léon TOLSTOÏ.
Le Fraterniste, 15 janvier 1929