André Thérive - Sans âme (La Liberté, 6 février 1928)
Sans âme
Le nouveau roman de M. André Thérive me laisse bien perplexe... Il abonde en morceaux délicats, en morceaux vigoureux. Mais, comme dans les Souffrances perdues, l'idée principale est difficile à saisir, à garder... Elle est pareille à un filet d'eau qui, tantôt apparaît à ciel ouvert, tantôt se glisse sous terre ; et alors il faut faire le sourcier, pour la retrouver. L'action se passe, en grande partie, autour de la Bièvre, ou de ce qui reste de la Bièvre. Ainsi, la comparaison s'impose. Et puis, M. Thérive aime Huysmans. Et puis, il y a, dans Sans âme (M. Grasset, éditeur), un garçon, Julien Lepers, qui, vraiment, vit à vau l'eau... Et il y a encore, dans Sans âme, un mélange de « naturalisme » 1885, et d'aspirations religieuses renouvelées de Huysmans ; il y a aussi de l'ironie « chestertonienne ».
Bref, c'est un livre très complexe ; un peu fuyant.
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Un nommé Julien Lepers, un paresseux, un rêveur, mais rêveur sans nobles rêves, rêvasseur plutôt, de pensée assez lente, un instinctif tracassé vaguement d'intellectualisme ; un sensuel, travaillé par on ne sait quel mysticisme d'homme du Nord, qu'il n'essaye pas d'éclaircir, de fixer, en est le protagoniste. Peut-être voudrait-il s'occuper de son âme... Mais son cerveau nébuleux, hésitant, n'est pas de ceux qui abordent bravement les grands problèmes. Il pressent que des problèmes existent. Il voudrait bien que ses perplexités sur l'âme, sur Dieu, sur le bien et le mal fussent résolues. Seulement, il manque d'énergie, pour chercher une solution.
Il est préparateur du professeur Comte au Laboratoire de Physiologie des Religions. M. Thérive a inventé cette science, pour pouvoir la railler à son aise. Le professeur Comte est un grotesque. Il étudie les « réactions motrices sexuelles, auditives des jeunes filles de l'Armée du Salut ; il voudrait savoir combien il y a de rachitiques et de tuberculeux chez les mystiques ; il rêve d'une « dynamogénie religieuse ». Le professeur Comte est de ceux pour qui l'univers est vide d'âmes. Il est fort ridicule. Mais je ne sais pas s'il existe. En tout cas, ce personnage caricatural ne prouve rien contre les savants sérieux. C'est ici que M. Thérive me fait penser à G. K. Chesterton et à ses chapitres de l'Homme éternel, si fragiles, contre la préhistoire, par exemple. Les arguments de Chesterton ne détruiront pas la préhistoire, la ridicule querelle de Glozel non plus. Il faut tenir bon !... Eh bien, les ironies de M. Thérive, bien plus subtiles et plus dangereuses que celles de Chesterton, ne détruiront pas la psycho-physiologie. Il y a des grotesques de la science, hélas ! Mais après ?
Julien fait, au Madelon-Cinéma, que l'assassinat d'une fillette a rendu fameux, la connaissance d'une femme assez banale, Lucette, et se met en ménage avec elle. Il l'aime pour la forme de sa bouche et de son menton, qui déclenchent en lui un violent élan de sensualité. La vie que mène Julien avec Lucette, leurs parties de cinéma ou de campagne sont d'une mélancolique platitude... Ces gens sont tous « sans âme ». Mais a comme je voudrais que M. Thérive précisât ce qu'il entend par « sans âme »... Cela semble un « effet de mots ». L'âme, pour le croyant, n'est pas un devenir, ni un possible, « fonction » de nos aspirations, de nos efforts vers le mieux. Elle est, tout bonnement. Et il ne s'agit que de la sauver. Il y a des « âmes avec foi », et des « âmes sans foi ». Il y a surtout des cervelles actives, en qui l'on a vite reconnu l'étincelle divine ; et de pauvres cervelles en qui l'esprit semble ne jamais s'agiter.
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Laissons Lucette. Aussi bien, Julien n'est pas très fortement lié à elle. Lucette a une amie, Lydia ; une fillette qui fait du cinéma, et du music-hall. Julien croit qu'on peut jouer avec ce petit corps, et ne soupçonne pas qu'une âme y est cachée, jolie, tendre... Il séduit laidement cette petite ; l'abandonne ; et quand elle est morte, par sa faute, il commence à se repentir. Je fais remarquer qu'aucune morale, même psycho-physiologique, n'est indulgente à de la séduction d'une enfant par un débauché ; et que, peut-être, l'exemple de Julien et de Lydia ne prouve pas grand'chose.
Chez ces êtres, chez ces espèces de zoophytes, que nous montre M. Thérive, – la petite Lydia est la seule qui pense..., – il y a pourtant une sorte de frémissement, d'appel mystique. Ils sont tout près d'accepter, eux à qui on n'a pas enseigné de religion noble, les superstitions les plus niaises, et d'adhérer à des « chapelles » suspectes. Les uns sont attirés par l'Antoinisme. Le propriétaire de Julien est chef d'une « église christique », qui rassemble une dizaine de fidèles rue Falguière. Ainsi trompent-ils leur soif d'idéalisme avec des cultes frelatés. Et l'on sent bien que M. Thérive offre à ces errants le port magnifique de la Cathédrale. Mais que ne le dit-il plus expressément ? L'antoinisme, le music-hall, la vie grise des quartiers populeux, le trouble des âmes, sans boussole... Que de sujets ! Le romancier a touché à tous, avec une adresse délicate et précise. Mais, en deux cent quatre-vingts pages, il n'a pu rien creuser. Et son livre – très bien écrit, je n'ai pas besoin de le dire, et bourré d'observations justes dire, – a, forcément, plus d'extension que de profondeur.
La Liberté, 6 février 1928