Au jour le jour, l'Antoinisme (Le matin, 8 April 1914)
Au jour-le-jour
l'Antoinisme
De tes enfants, sois fier, ô mon pays! Chantons en chœur! Rejouissons-nous! Il vint un jour où un brave vieil homme du pays de Liège, un nommé Antoine, se vit adjoindre à son nom de famille un sobriquet, un pseudonyme, un titre de gloire et d'honneur. Nous eûmes Antoine le Guérisseur; nous connûmes le culte des disciples d'Antoine; nous assistâmes à l'éclosion d'une nouvelle religion, l'Antoinisme, ayant soudain pris une propension, un développement inouï, et son créateur étant mort, l'Antoinisme continua de se propager, de se répandre. Il avait envahi la Belgique wallonne, et étant du tempérament que la chanson de Nadaud prête à la Garonne, mais ayant en plus, de la volonté, l'Antoinisme fit la, conquête de Paris, y construisit des églises, des temples, mais, hélas! comme tant de religions, tout en se faisant des adeptes, il eut ses victimes.
Un Américain, M. Guiseppe, habitant Paris, embrassa l'Antoinisme. Immédiatement il découvrit une incompatibilité entre ses nouvelles croyances et son état d'époux légitime. Il entendit désormais vivre en toute liberté. Aussi parvint-il, par son attitude, à contraindre sa femme à demander le divorce.
Nous connaissions des vaudevilles où sont traités des sujets qui peuvent se désigner par les mots éloquents de «surprises du mariage», «surprises du divorce». Nous voici à la «surprise de l'Antoinisme». Nous sommes en progrès.
M. Guiseppe avait fait preuve d'une imagination fertile.
Il avait, d'abord, refusé de subvenir aux besoins du ménage en fondant son inertie sur les principes de la secte religieuse à laquelle il prétendait appartenir. Ceux-ci, paraît-il, lui font un devoir de négliger les détails matériels.
Mais, de plus en plus fort! La dame Guiseppe, courageusement, s'étant mise à la tâche et s'efforçant par ses seuls moyens de subvenir aux besoins de son ménage, son mari, offensé par cette attitude laborieuse dans ses convictions religieuses les plus chères, la blâma et en prit prétexte à s'éloigner d'elle.
La liste des griefs, rassurez-vous, n'est point close. Sa femme étant tombé malade, le sieur Guiseppe se drapa dans sa morale religieuse... parce qu'elle s'était fait donner des soins par un médecin. Comment! La compagne d'un «antoiniste» ne s'en remettait pas purement et simplement à la Providence! Hérésie! Sacrilège! Enfer et damnation!
Enfin, le mari modèle n'entendait reprendre la vie commune qu'à condition de voir sa femme se conformer en tous points aux préceptes que lui, adepte sincère, suivait à la lettre. La chambre du tribunal, ayant entendu la cause, vient de dissoudre l'union des deux époux, car, dit le jugement, «on ne saurait faire grief à une femme de vouloir mener l'existence naturelle et normale pour laquelle elle est faite» et «si son mari la lui refuse, elle est fondée à se soustraire à des règles de vie qui ne dérivent de la loi ni même de son consentement.»
Et la victime de l'Antoinisme obtint donc à son profit le divorce.
N'en prenons pas prétexte pour blâmer ou railler l'Antoinisme. Toutes les religions ont leurs exacerbés, leurs mystiques, leurs hystériques: cela ne signifie pas que toutes les religions soient ridicules. L'esprit vraiment indépendant laisse aux gens leurs croyances - il ne faut jamais discuter ou combattre la foi d'autrui - et se comporte, entre toutes les sectes religieuses, avec le même respect et la même dignité.
Sivry
Le matin, 8 April 1914