De la superstition (La Petite République, 19 novembre 1913)
Le coin des Paradoxes
DE LA SUPERSTITION
L'autre semaine, il fut question ici de cette érection à Paris d'un temple consacré à un dieu belge, le Père Antoine. C'est déjà bien loin, cette histoire-là. Il est advenu tant d'événements depuis l'autre semaine ! Chaque jour est un torrent écumant d'événements qui tombe sur le monde, le mouille copieusement, et puis va se jeter à l'Océan sans rives du Temps. Après chaque douche, d'aucuns restent éclaboussés plusieurs jours, et d'autres sont noyés, d'autres sont emportés par les nappes liquides, jonglés, déchiquetés dans le tourbillon des eaux, d'autres se sèchent et restent secs jusqu'à la chute du torrent suivant. L'érection du temple Antoiniste ne mouilla pas beaucoup de monde. A Paris, tout au moins. (Parce qu'en Belgique, ils sont cent vingt mille, qui croient à la divinité et aux pouvoirs miraculeux de l'ancien mineur de Jemmappe-sur-Meuse, devenu illuminé, puis apôtre, puis Dieu...) A Paris, il y eut un millier de fidèles à la cérémonie inaugurale. Et il y eut trois ou quatre miracles, à cette cérémonie. En multipliant le nombre des miracles par celui des fidèles (4 pour 1,000) on arrive à un total sérieux pour la Belgique (4 pour 120). Mais à quel total, sinon de miracles, tout au moins de fidèles, et sinon du père Antoine, tout au moins de saints, de fétiches, et de dieux, arriverions-nous, en vérité, si nous nous mettons à compter, tant en Belgique que par tout le reste du monde, ceux et celles qui attendent de la Providence, du Hasard, d'une salière renversée, d'un vendredi 13, ou d'un 13 tout court, d'un fer à cheval trouvé par terre, d'une roue de loterie, d'un pas fait sur une crotte de chien ou de chat, d'un trèfle à quatre feuilles, des pétales d'une marguerite, le bonheur ou le malheur, la réussite ou la guérison de la migraine ou du cancer, ou le succès d'un examen...
La croyance au miracle est aussi vive et nombreuse de nos jours qu'aux temps préhistoriques, qu'en l'An mil. Elle revêt peut-être des formes plus discrètes. Sauf Lourdes, et cette cérémonie antoiniste, sauf les grandes fêtes religieuses des Arabes, des Indiens, et celles des tribus nègres, il n'y a plus beaucoup de manifestations collectives. Mais si l'on pouvait considérer l'humanité, de Mars, ou de la Lune, en y cherchant, dans le fouillis des allées et venues, les signes visibles des croyances et des superstitions, ah ! sapristi ! quel panorama que celui de tous ceux sur la planète qui attachent la destinée aux petits événements dits plus haut, salières, trèfles, crottes, médailles, et au fameux : « Touchons du bois » que les gens les plus cultivés et les plus distingués ne craignent point plus de dire et de mettre en pratique qu'un Botucudos n'hésite à baiser le pied de son dieu de bois peinturluré.
Mais ce ton quelque peu sarcastique est-il de mise ? N'est-ce pas d'un esprit borné que de s'arrêter et de rire aux superstitions, les plus petites, même, et les plus niaises ? N'y a-t-il pas, derrière toutes, quelque chose d'éternel et d'invincible ? La croyance aux miracles, menus ou grands, de la salière renversée à la prière au Dieu dans son église, n'est-elle pas une disposition irrésistible de notre nature, et aussi, et surtout, le sentiment que nous ignorons tant de choses – sinon tout – qu'il est bien possible d'attendre l'imprévu, l'impossible... L’impossibilité d'hier étant parfois le tout à fait possible et le réalisé d'aujourd'hui.
Certainement, c'est ce sentiment de l'inconnu, et de l'impossible devenu possible qui est consciemment au fond de la superstition des esprits distingués, et inconsciemment derrière les implorations des autres. Et ce serait tâche bien inutile que d'aller contre. La raison impuissante démonter les rouages de la vie et de la destinée est bien obligée de faire un petit coin dans les cerveaux les plus lucides, les mieux organisés, à l'espérance du prodige...
Ce qui, seulement, semble possible, serait de répandre un peu plus le sentiment de nos puissances réelles, de nos richesses, et aussi que tous les pères Antoine du monde ne feraient pas de miracles plus grands et plus prestigieux que n'en peut faire l'homme lui-même s'il lui plaît. Entendons-nous. Il y a quelques années, un de mes amis fut atteint de diphtérie. Le médecin accourut, fit une piqure, en cinq minutes sauva de la mort le malade. Je me souvins alors avoir vu dix années avant mourir l'enfant d'un de mes voisins du même mal. Mais le sérum sauveur n'était point découvert alors. Je me souvins des prières lamentables de la mère, et de son poing levé au Ciel, à ce Ciel qui laissait son enfant se refroidir entre ses bras ! Il parut, il y a quelques années, un admirable livre du docteur Metchnikoff, en lequel ce savant disait – parmi cent autres choses grandes et surprenantes – que l'homme pourrait vivre cent cinquante ans de vie normale, moyennant un régime alimentaire mieux compris, et, je crois bien, l'ablation du gros intestin... Et nous n'ignorons pas toutes les guérisons qui seraient possibles, si les savants et les laboratoires avaient un peu de l'or qu'on dépense à entretenir des armées... C'est du côté de l'organisation humaine qu'il faudrait chercher la possibilité des vraies guérisons miraculeuses. Seulement, c'est un problème si vaste et si compliqué, et l'on a tant à faire, qu'il est plus expéditif de nier tout, ou de brûler un cierge, ou de s'en remettre aux pères Antoine de toutes dimensions. Nos superstitions et nos croyances sont moins le sentiment de notre impuissance devant l'inconnu ou devant la fatalité, que notre faiblesse ou notre paresse à chercher le salut possible dans le connu et dans le réel. N'en discutons pas. Il est manifeste que c'est infiniment plus simple de « toucher de bois » ou d'aller chez la tireuse de cartes que de retrousser ses manches, et sur l'enclume sociale, et de ses propres mains, par l'étude, l'action, le labeur et la tenace volonté, forger son propre miracle avec le fer terrestre.
ANDRE ARNYVELDE.
La Petite République, 19 novembre 1913