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Palais de Justice - Le Christ au prétoire (Le bruxellois, 4 avril 1917)

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Palais de Justice - Le Christ au prétoire (Le bruxellois, 4 avril 1917)PALAIS DE JUSTICE

    COUR D'APPEL DE BRUXELLES. — Le Christ au prétoire. — C'est ce lundi saint que commence le procès d'appel de celui que des naïfs ont appelé le Christ du temps présent.
    Les débats se déroulent dans la vaste salle d'audience de la 6e chambre des appels correctionnels. M. Eeckman préside assisté de MM. les conseillers Dassesse et Smits. M. Raphaël Simons, substitut du procureur général, le sociologue démocrate chrétien tombeur de l'abbé Pottier... pardon, de l'abbé Formose, occupe le siège du ministère public. Cela nous promet sans doute une joute économico-philosophico-religieuse entre Me Lebeau, le porte parole du Christ et M. le substitut, organe de la Loi, défenseur de la société.
    Mais voici le Christ. Mais est-ce bien le Christ ? On m'appelle ainsi, dit-il, à qui veut l'entendre. Mais lui-même est trop madré pour se donner à lui-même ce titre.
    Le Père Dor ne croit d'ailleurs ni au Christ, ni au diable. II faut croire en moi, dit-il à ses adeptes ; avoir confiance en moi ; c'est moi qui vous insufflerai mon « fluide » et ainsi vous sauverai, vous guérirai.
    Il arrive accompagné de sa femme, modestement habillée tout de noir. Pierre Dor est beaucoup plus grand qu'elle ; barbu et chevelu, il a déjà pas mal de fils d'argent dans sa barbe qui dut être jadis du plus beau jais. Sa redingote noire disparaît sous un vaste paletot ; il confie à sa femme un chapeau à larges bords. C'est le type classique du Moujick. Il a pas mal de fervents adeptes. On les désigne du doigt dans la salle. Telle dame prétend avoir été guérie radicalement par le Père. Elle était à l'agonie. On est allé implorer le Père, le Père l'a ressuscitée. Il y a quelques fervents de Roux arrivés ce matin par le même train que les avocats de Charleroi ; il y en a surtout d'Uccle où le Temple de la Morale du père Dor fait en ce moment à St-Job une concurrence redoutable aux églises des cultes reconnus.
    Mais tandis que le Parquet de Charleroi pourchasse Dor, celui de Bruxelles le laisse opérer en paix. C'est peut-être pour ne pas lui faire de la réclame inutile, d'autres disent que c'est parce que notre Parquet serait surchargé par les poursuites contre les accapareurs et autres malfaiteurs qui si impunément profitent et abusent de la guerre ! Le père Dor et sa femme s'installent crânement au banc des avocats. Les gardes bourgeois veulent les faire reculer dans l'enceinte du public. Peine inutile. « Nous sommes ici avec l'autorisation de Mtre Morichar, nous y resterons. »
    Le banc des avocats est garni. A la défense Mtre Lebeau et Mtre Morichar. Au banc de la partie civile Mtre Vermoesen, avoué, se constitue pour la Société de Médecine. Mtre Gérard plaidera pour cette société. Mtre Bonnehil se constitue partie civile au nom de Mme Delisée, une petite vieille dame qui s'installe à côté de son avocat.
    A 9 h. 15 la Cour fait son entrée. Dor s'installe au banc des prévenus. Il décline ses noms, résidence, donne comme profession celle d'auteur.
    La parole est ensuite donnée à M. le Conseiller Smits qui fait le rapport de cette affaire.
    L'honorable conseiller rappelle d'abord les condamnations prononcées contre Dor à Charleroi, le 17 décembre dernier.
    Le prévenu encourut 100 florins d'amende pour exercice illégal de l'art guérir, 200 fr. d'amende pour les faits d'escroquerie concernant les époux Chantier, 8 mois et 400 fr. pour les faits d'escroquerie reprochés par Mme Delisée, onze peines de 8 jours pour onze autres faits, un mois et 26 francs pour les escroqueries dont se plaint, l'épouse Spronck. Il fut condamné en sus à 500 fr. de dommages et intérêts en faveur de la Société de Médecine de Charleroi et 17,000 fr. en faveur de Mme Delisée. Dor fut acquitté pour les préventions d'attentat à la pudeur libellées dans l'acte primitif de poursuite.
    M. Smits lit ensuite les diverses pièces de la procédure : les plaintes contre Dor, ses interrogatoires, les dépositions des témoins.
    M. le conseiller-rapporteur choisit dans les énormes dossiers qu'il a devant lui les pièces relatant les faits les plus caractéristiques de l'inculpé. Il décrit sa manière d'opérer, ses passes, les procédés qu'il emploie habituellement pour suggestionner ses clients.
    Dor s'en tient à quelques banalités, il enseigne l'Amour, la Justice. Certains clients entendirent la chose de manière très différente. L'une des fidèles déclare « être venue chez Dor pour voir le Christ. Je n'ai pas été peu surprise, ait-elle, quand il m'a passé la main dans le corsage, puis sur les cuisses, et quand il m'a affirmé que j'avais le fluide d'amour. Ce n'est pas pour apprendre cela que j'allais à l'Ecole Morale. »
    Il entrait dans les détails les plus crus pour enseigner la vertu dans le sens où il l'entendait et manquait rarement de parler de choses équivoques ou qu'au moins certains adeptes interprétaient d'une manière... particulière.
    Plus d'un détail — impossible de reproduire dans un compte rendu destiné à passer sous tous les yeux, provoque l'hilarité de la Cour, hilarité que partagent d'ailleurs tous les avocats à la barre.
    Dor dans ses interrogatoires par la police, par le juge d'instruction, s'est d'ailleurs toujours défendu avec énergie contre toutes les imputations de ce genre. Il a prêché la vertu, la confiance, la foi en son fluide.
    Ce fluide a-t-il suggestionné ses adeptes ?
    C'est indéniable à entendre l'interminable série de témoins dont M. le rapporteur fait connaître les dépositions.
    Ce sont les femmes surtout qui ont prétendu ressentir les bienfaits des incantations de Dor.
    Ici se place un incident entre avocats. Ils s'avancent vers la Cour et reproduisent les gestes, la levée des bras que pratique l'inculpé. Dor qui aurait pu personnellement donner une répétition devant la Cour se tient coi à son banc.
    Dor ne demandait rien pour ses cures.
    Mtre Lebeau. — Il inscrivait même en tête de ses brochures qu'aucune rémunération n'était réclamée.
    Mtre Bonnehil. — C'est un désintéressé ! c'est entendu ! (Rires.) Nous démontrerons le contraire.
    M. Smits, rapporteur. — Il ne demandait rien, mais il se trouvait un tronc à son temple. Un jour il demanda à un de ses adeptes d'y verser cent francs. De plus, il vendait ses brochures et tous achetaient. Les uns par curiosité, les autres parce que ce n'était pas cher, d'autres enfin « par honnêteté », disent-ils.
    L'audience est levée à 1 heure.
    L'après-midi n'était pas annoncée, aussi y a-t-il moins de monde que le matin. L'audience reprend à 3 h. 10. M. le Conseiller-rapporteur poursuit son exposé général qui est clôturé à 3 h. Il en vient alors aux trois faits d'escroquerie qui ont été retenus à charge de l'inculpé. Les faits Solms, Chartier et Delisée. (B.)

Le bruxellois, 4 avril 1917

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Le Père Dor parle au ''Bruxellois'' / Au Palais (Le Bruxellois, 14 avril 1917)

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Le Père Dor parle au ''Bruxellois'' / Au Palais (Le bruxellois, 14 avril 1917)LE PERE DOR
parle au “Bruxellois„

    Ce qu'il pense et ce qu'il dit dans l'intimité.

    Sur la lisière de Saint-Job, dans un endroit pittoresquement écarté, rue du Moulin, 234, ou pour mieux dire « Drève », — car c'en est une dans toute l'acception du mot, — se dresse une modeste maison basse, construite plutôt en profondeur qu'en hauteur, et dont l'architecture un peu spéciale frappe tout de suite le regard. Sur une sorte de porte cochère, toute pimpante de fraîche peinture, se détache, à hauteur d'homme, une enseigne, qui porte en belles lettres bien lisibles : « Ecole Morale » avec, en dessous, la mention : Le Père reçoit le jeudi de 7 à 2 heures. D'autres indications de jours de la semaine sont supprimées au moyen d'une simple bande de papier blanc collée dessus...
    C'est là, — dans son sanctuaire, — que le « Père » nous reçoit, — le « Père » tout court, car son pontificat ne semble pas trop volontiers s'encombrer d'une désignation familiale plus précise. On longe le bâtiment dans toute sa longueur, pour pénétrer, dans le fond, sur la gauche, dans une salle, qui a plus d'un prétoire de justice de paix, que d'un temple ou d'une salle d'école. De nombreux bancs sans dossiers, simples, mais confortables, s'alignent là. Dans le fond, au centre, en plein mur, se détache une photo au charbon, presque grandeur nature, représentant le « Père » Dor qui, d'un geste accueillant et protecteur encourage une femme éplorée, qui se traîne, suppliante, à ses pieds. Cela rappelle un peu, — oh ! très vaguement, — le fameux tableau figurant le Christ accueillant d'un geste plein de mansuétude et d'indulgence, Madeleine repentie, se prosternant devant lui... En face de la petite porte donnant accès dans la salle de réunions, dans un coin, se dresse un petit pupitre devant lequel trône une brave dame, dans laquelle, du premier coup d'œil, on reconnaît une fervente adepte. Elle est préposée à la vente des « ouvrages » du Père, dont le prix, — 2 fr. 50 le volume — est affiché bien visiblement sur les murs.
    On nous annonce au Père Dor qui vient au devant de nous et, comme il y a là deux dames venues pour le consulter, nous dit, chose toute naturelle : — Les dames d'abord, n'est-ce pas, Monsieur ?...
    On est talon-rouge dans le temple du Père !..
    Mais cela ne semble pas traîner chez lui. C'est en cinq sec que les visiteurs sont expédiés. Ils ne font en quelque sorte qu'entrer et sortir, dans une petite pièce meublée uniquement d'un bureau américain à tambour en chêne vernis, très modern-style, d'un petit poêle fantaisie et d'une plante d'ornement.
    Pas de chaises... C'est un ustensile mobilier superflu aux yeux du « Père », car il pourrait inciter aux trop longues stations dans son « salon » de réception... Or, si jamais le précepte bureaucratique « Soyez bref ! », trouve son application, c'est bien chez le « Père ».
    Pour « Le Bruxellois » le Père Dor veut bien faire une exception. Il prolonge l'entretien pendant une bonne heure et, dame ! force lui est bien d'aller chercher deux sièges...
    — C'est la première fois depuis longtemps, que des chaises entrent ici ! observe-t-il en souriant. Toutes mes réceptions se font « debout ».
    D'abord extrêmement réservé, le « Père », ayant sans doute l'intuition qu'aucun fluide hostile n'émane de nous ne tarde pas à se livrer tout entier, et, en une aimable causerie, il nous expose tout au long son histoire, d'un bout à l'autre. On la connaît suffisamment par les comptes rendus des débats du procès de Charleroi et par ce qui s'est dit jusqu'ici à son sujet dans le prétoire de la 3e Chambre des Appels correctionnels de Bruxelles. Inutile donc d'y revenir.
    Ce qui était plus intéressant pour l'instant, à la veille de la reprise des débats et du jugement de la Cour, c'était de fixer la mentalité présente du « Christ » de Roux et de recueillir ses pensées intimes.
    Le « Père », dont le visage, au cours de la conversation se transforme, se rajeunit en quelque sorte, reflétant une parfaite sérénité d'âme, se laisse doucement aller aux confidences. Sa voix est égale, dégagée de toute passion, même fugitive ; il n'y a que dans ses yeux bleus qui s'allument par moments une flamme de jeunesse, très vive, et c'est cette flamme là qui, peut-être, est pour beaucoup, dans l'influence que le « Père » exerce dans certains milieux, et surtout sur l'élément féminin. (Se rappeler le moine Raspoutine et son influence sur les grandes dames russes.).
    Le « Père » affirme surtout et par dessus tout son « désintéressement » et il cite, à l'appui de ses affirmations, de nombreux faits qui, selon lui le prouvent irréfutablement.
    — Mais, faisons-nous observer, le public, non sans quelque raison, se demande comment se concilie ce « désintéressement » avec les quêtes, la présence d'un tronc, dans votre salle de réunion, et la vente de vos brochures.
    — Mon Dieu, Monsieur, nous réplique le « Père », il faut bien récupérer ses frais ; il faut bien vivre aussi... Et comment ferais-je pour manger ?
    La vie est très chère... J'ai des frais généraux et les impressions me coûtent ; il y a la typographie et le papier... Je cherche à récupérer, non à gagner.
Et puis, mon tronc, si j'étais intéressé, je ne l'aurais pas placé dans la salle de réunion, en une place où personne ne voit ce qui est donné, mais bien ici même, sous mes yeux, dans la petite pièce où nous sommes... D'ailleurs, j'ai fait placer un avis au-dessus de ce tronc et il est explicite, il me semble... (Cet avis, dont nous avons pris copie, en prenant congé du Père, est conçu dans les termes suivants) :
                      AVIS TRES IMPORTANT
    LE PERE prévient que toute personne qui déposerait (sic) dans le tronc, dans le but d'obtenir satisfaction à une demande quelconque, commet par cet acte une infraction à la loi du désintéressement ; c'est en un mot : Douter du Père que de croire qu'avec de l'argent on pourrait acheter soit sa guéri son, soit la chance, etc., etc. (sic).
    Sur le trône même qui est de dimensions respectables, figure la mention : « Pour les frais généraux de l'Ecole ».
    — Mais, faisons-nous remarquer, le public sceptique peut fort bien croire que ce tronc n'est là que pour la façade et que vous pouvez recevoir, de la main à la main, et « entre quatz'yeux », comme on dit vulgairement, les offrandes les plus diverses et plus ou moins importantes ?... Avec un sourire désabusé le Père réfute l'argument par ces simples mots ;
    — Alors, à quoi bon ce tronc ?...
    Au fait, rien n'empêche le « Père » de se passer de ce tronc, qu'il n'a d'ailleurs installé que depuis le mois de juin 1916 à Roux et ensuite, en octobre de la même année, à St-Job, lors de son installation dans son nouveau « Temple ».
    — Je suis venu ici pour ma santé, nous dit-il. Je n'aurais plus eu longtemps à vivre si j'étais resté là-bas... Ici, au moins, je respire le grand air, je puis me promener en plein bois... Ça me fait du bien... J'exècre la ville et je n'y vais que lorsque j'y suis forcé...
    — Comme maintenant, M. Dor ? insinuons-nous.
    Le « Père » sourit, avec le même sourire désabusé.
    — Voyez-vous, ce qui me chagrine, ce qui me fait de la peine, c'est que la plupart des gens me critiquent et me jugent sans absolument rien connaître, ni de ma personne, ni de mes principes, ni de mes préceptes. Je recommande le bien, mais je n'en impose pas la pratique. J'en fais ressortir la nécessité, mais je ne cherche pas à forcer les gens à agir contre leur naturel. Il en est ainsi au point de vie moral comme au point de vue matériel. Tenez, ainsi moi qui suis végétarien convaincu et fervent, qui mange tout au plus quelques œufs, un peu de saindoux sur le pain et quelques rares tranches de lard, — (hé ! hé ! cher « Père », le saindoux et le lard, pour un végétarien, cela donne à réfléchir !) — j'ai deux fils, l'un de 20 ans, qui termine ses études d'électricien, à Charleroi, et l'autre de 16 ans, qui habite avec moi à Saint-Job, qui est très intelligent, mais qui n'aime pas du tout l'étude, ces deux fils mangent, eux, de la viande, et « goulûment » (sic) même, lorsqu'ils en ont l'occasion. Et je ne leur dis rien ; je ne leur impose pas mes principes végétariens... Il ne faut jamais forcer quelqu'un à faire quelque chose qui ne lui dit pas. C'est pourquoi je n'oblige pas mon plus jeune fils à étudier, puisque l'étude lui répugne. Il n'a qu'à chercher sa voie... Je ne force jamais à rien et ceux qui viennent à moi, c'est qu'ils le veulent bien...
    — Autrement dit, Monsieur Dor, vous prêchez en quelque sorte à des convaincus ; vous enfoncez, comme l'on dit, des « portes ouvertes » ?..
    Sans répondre directement à cette question, — et « qui ne dit mot consent » dit le proverbe, — le « Père » continue :
    — Je ne me suis jamais posé, en guérisseur... Si j'ai opéré des guérisons, c'est malgré moi... Et à ce point de vue là seul, la justice peut m'atteindre, car il est indéniable que j'ai opéré des guérisons. Mais est-ce là un bien grand crime ?.. Beaucoup de personnes, beaucoup, qui étaient ou qui se disaient souffrantes, sont venues à moi. Elles m'ont touché, elles ont embrassé mes pieds, mes genoux, — eh bien, c'est du fanatisme, du fanatisme pur... Et si elles se sont trouvées soulagées, comme elles l'ont proclamés, c'est encore sous l'effet de ce fanatisme et de la SUGGESTION qui en découle...
    Je vois cela à Roux, où je me rends une fois chaque semaine et où je reçois, dans une seule tournée 1,500 visiteurs... Et à ce propos, permettez-moi de faire ressortir que, si j'étais l'homme intéressé qu'on veut voir en moi, si j'en tirais un profit, eh bien ! je ne me contenterais pas d'aller une fois à Roux, j'irais deux et même trois fois par semaine et cela me ferait chaque fois 1,500 « clients » (sic) de plus !...
    Après avoir effleuré la question des « escroqueries » reprochées au Père Dor, — matière qu'il nous est impossible d'apprécier ni de juger actuellement, la justice étant saisie des faits et les avocats du « Père » étant là pour prendre sa défense, — nous abordons la question « féminine ».
    C'est là un sujet que le « Père » n'aime pas trop à aborder, un terrain glissant sur lequel il semble ne s'engager qu'avec hésitation. Nous respectons ses scrupules.
    — Voyez-vous, nous dit-il, il est de ces choses que l'on ne PEUT pas dire. Les femmes sont d'un caractère qu'il est souvent impossible de définir... Je sais... Mme Delisée, Mme Chartier... Que voulez-vous, si je devais dire ce qu'il en est réellement, je trahirais le secret d'une confession, — (le « Père » allait peut-être dire : d'un aveu). Non, je ne puis pas, je ne puis pas !... Il est de ces questions d'amour-propres froissés, de dépits, qu'il vaut mieux ne pas mettre sur le tapis... Ah ! si l'on savait, si I'on savait!... Mais je ne dirai rien à ce sujet, on me fait assez dite de choses inexistantes, on place dans ma bouche assez de réflexions que je n'ai pas faites, et ce dans des « interviews » qui n'ont jamais eu lieu, comme par exemple celui tout récent d'un journal illustré, « Le Temps Présent », que je me tiens sur mes gardes. Cela me décourage de parler...
    Sur une question précise relative à l'opinion du « Père » en ce qui concerne les relations sexuelles, il nous expose ainsi sa théorie :
    — J'estime que c'est une parfaite utopie que de vouloir réunir les deux sexes, lorsqu'il s'agit d'enfants et de jeunes gens, dans une promiscuité complète, en tablant sur une réserve de leur part ou en escomptant la possibilité de voir l'instinct ne pas s'éveiller... C'est une chose naturelle ; pour beaucoup, le rapprochement sexuel est un besoin, et en ce qui me concerne, je suis loin de le condamner, de le réprouver. Je n'ai aucune raison de te désapprouver, ni aucune raison de le recommander, et j'estime qu'il faut laisser, dans cet ordre d'idées chacun libre d'agir selon ses inclinations, ses dispositions, en un mot selon son instinct...
    Après quelques brefs échanges de vues sur les diverses croyances, le « Père », que de nombreux fidèles des deux sexes attendent déjà dans la salle, ajoute, en matière de conclusion :
    — Voyez-vous, on ne peut, on ne doit pas me condamner, pour autre chose que pour une légère infraction à la loi sur l'exercice illégal de l'art de guérir. Mais c'est là peu de chose. Si l'on me condamne tout de même, eh bien, que voulez-vous, j'irai en prison avec la même placidité que celle que vous me voyez en ce moment... Mais alors, il viendra un jour, tôt ou tard, soit de mon vivant, soit après ma mort, où l'on reconnaîtra que j'aurai été victime d'une grande injustice !... »
    Sur ces mots, nous prenons congé du Père et, en nous éloignant nous entrevoyons, dans le modeste logis du « Christ », la silhouette fort affairée au nettoyage, de sa « compagne », dont il avait vanté à plusieurs reprises, au cours de notre conversation, les grands mérites de « ménagère modèle » !

                                  Robert Fleurus.

 

PALAIS DE JUSTICE
COUR D'APPEL DE BRUXELLES

Le Procès Dor 
(Suite.)

Audience de l'après-midi.

    L'audience est reprise à 3 h. ½.
    Ne parlons pas de blasphème. Le Christ pardonne à Dor. (Rires.)
    Père Dor, le Christ, serait un homme comme un autre dont la morale était excellente, mais avait pourtant quelques imperfections. Quoi de singulier dès lors que Dor s'imagine faire mieux. Il a une conviction comme d'autres illuminés en ont eu. La sincérité est indiscutable. Il y a une autre hypothèse que l'escroquerie, que la folie ; il y a la chose étrange commandée par le cœur et l'esprit qui font de lui un illuminé.
    La Cour doutera certainement et dans le doute l'acquittement s'impose.
    Mtre Lebeau. — Depuis la levée de l'audience, un mot de M. l'avocat-général me trotte en tête. N'y a-t-il pas lieu de soumettre mon client à un examen mental ? Le fait de se dire le Christ, est-ce de la folie ? Oui ! c'est de la folie. Mais combien d'actes chez certains hommes ne sont pas des actes de folie ? Celui qui recherche l'argent, la gloire politique, n'est-il pas un fou ? Oui, à certains égards, Dor poursuit une chimère.
    Mtre Simons. — La question est de savoir s'il a la responsabilité de ses actes.
    Mtre Lebeau. — M. Dor est un fou en ce sens qu'il a un idéal énorme, mais cela l'empêche-t-il de poser des actes bien coordonnés ?
    Mtre Morichar. — Si même il est fou, il n'est assurément pas un escroc.
    Mtre Lebeau. — On a retenu comme manœuvre frauduleuse, les guérisons à distance. Il ne guérit d'aucune façon ; il fait que le malade se guérisse lui-même. L'épouse Ducort affirme qu'un jour étant venue trouver Dor, celui-ci lui dit : Retournez chez vous, votre mari va mieux. Et le fait fut reconnu exact. C'est un fait de ta télépathie.
    La communication à longue distance, dit l'illustre Flammarion, existe aussi certainement que les courants électriques. Si la télépathie existe, quelle impossibilité au fait rapporté par le témoin ? Il ne pourrait y avoir manœuvre frauduleuse que si Dor exagérait la valeur de ces phénomènes étrangers et s'il en profitait.
    Dans la question du spiritisme, il croit, dit-il, à ces phénomènes, mais il déconseille de s'embarquer dans le spiritisme.
    Voilà la preuve de son honnêteté intellectuelle. Dirigez-vous vers le perfectionnement individuel : c'est la chose essentielle.
    Je suis profondément convaincu de la bonne foi de mon client. J'espère vous avoir communiqué ma conviction, tout au moins un doute sur sa mauvaise foi.
    Supposez enfin, — je le suppose un instant — que Dor ne soit pas de bonne foi. Est-il pour cela un escroc ? Non encore, car en faisant remettre cas sommes de 10 centimes à 10 francs, il ne faisait que se rémunérer d'un travail écrasant.
    Le Tribunal de Charleroi a reconnu que les adeptes de Dor ont été moralement améliorés. Eh bien ! l'intérêt social bien compris réclame de vous l'acquittement.
    S'il y avait plus de Doristes, le Parquet aurait moins de besogne. Ce sont de fort braves gens inspirés de bonnes idées qu'ils ont été chercher chez le Père.
    Il n'y eut pas eu de poursuites sans les plaintes très précises des Chartier et Delisée. Ces prétendues victimes sont des Doristes désabusés. Ils ont fait l'un et l'autre au Père des cadeaux.
    Il ne s'agit pas d'escroquerie d'argent, mais bien d'objets déterminés : un parquet, un chauffage central, tous objets bien encombrants et qui perdent au moins la moitié de leur valeur si les donateurs veulent les reprendre.
    De plus, Dor reconnaît tout dans les termes où il le reconnaît aujourd'hui. Enfin, il offre la restitution.
    Mtre Bonnehil. — Depuis quand ?
    Mtre Lebeau. — Depuis toujours.
    Mtre Bonnehil. — Des débris.
    Mtre Lebeau. — Relisez ma lettre. Quant aux objets incorporés dans l'immeuble, il a dit : « Reprenez votre chauffage, votre parquet. Si vous préférez, nous vous tiendrons compte par une hypothèque de toute plus-value. Il ne peut y avoir plus, car il n'y a pas d'argent. Quant à la maison, vous en êtes propriétaires ; régularisons l'acte et passons chez le notaire. »
    Et quels sont les plaignants ? Il y a d'abord les Chartier. Mme Chartier était malade ; elle fut guérie par le Père. Elle souffrait de suralimentation ; le végétarisme l'a guérie. (Rires.) De là une immense reconnaissance qui se manifesta de diverses manières. Notamment par le discours que voici. (Mtre Lebeau donne lecture du discours.)
    M. le conseiller-rapporteur Smits. — Est-ce Chartier qui a écrit cela ? On en douterait en comparant ce document avec d'autres pièces du dossier.
    Mtre Lebeau. — C'est lui qui a écrit ; c'est son écriture.
    Mtre Bonnehil. — Un charcutier-poête, alors ! (Rires.)
    M. Smits. — Chartier ne dit-il pas quelque part que c'est Dor qui a fait ce discours ?
    Mtre Lebeau. — C'est impossible. Il y a là des détails que nul autre que les Chartier ne pouvaient retracer. M. Dor, qui avait d'abord accueilli les Chartier avec faveur, a constaté que Mme Chartier était bavarde, indiscrète, se permettant même de donner des conseils médicaux. Il y a eu des froissements et la coalition Delisée-Chartier a abouti à toute la campagne de calomnies contre laquelle nous nous débattons.
    Chartier se plaint d'avoir livré du charbon, d'avoir fait fabriquer des casiers, d'avoir dû distribuer des brochures du Père, et cela sous la menace d'épreuves terribles. Dor l'aurait même menacé d'apoplexie. Chartier et Delisée se plaignent d'avoir été hypnotisés.
    Mtre Simons. — Il s'agit peut-être d'une simple suggestion.
    Mtre Lebeau. — Je crois qu'ils ont prétendu parler de véritable hypnotisme. Ils se plaignent l'un et l'autre de manœuvres d'application de la main sur la tête, sur la colonne vertébrale.
    Mme Chartier se plaint que Dor a frotté sa figure barbue contre la sienne. Si le Père a fait cette action, il a dû avoir un rude courage. Maintenant viennent les imputations infâmes : il faut forcer les imputations par des propos vraiment scandaleux. Et la fille vient et se plaint d'attouchements impurs et la mère dit : « Retournez-y, c'est pour votre avancement ! » (Rires.) Comme c'est naturel ! Surtout quand on a affaire à une vieille femme comme Mme Delisée et que la fille n'est rien moins qu'un véritable monstre de laideur. (Rires.)
    Mtre Bonnehil. — Vous n'êtes pas galant !
    Mtre Lebeau. — Ce n'est pas le lieu de l'être. Quand on est comme nous en but à des accusations calomnieuses, on se défend en disant la vérité, toute brutale qu'elle soit. Vous avez été sali, pillé ? Mais alors, pourquoi retourner à l'école morale ?
    Mtre Morichar. — Les Chartier n'ont pas osé se constituer partie civile.
    Mtre Bonnehil. — Ils sont généreux.
    Mtre Morichar. — Non pas ! Prudents.
    Mtre Lebeau rapporte les griefs des Chartier et ceux de Salms.
    Mire Bonnehil. — Mme Salms est la sœur de Mme Chartier.
    Mtre Lebeau. — Cela ne l'empêche pas de mentir. (Rires.) — L'avocat parle aussi d'une certaine demoiselle M....qu'il traite de « déshonneur des trottoirs de Charleroi ».
    Mtre Bonnehil proteste violemment.
    Une vive altercation se produit.
    M. le président rappelle à l'ordre et demande à Mtre Lebeau de passer à un autre sujet.
    Si la Cour avait le moindre doute au sujet de ce témoin, rien qu'à le voir, sa conviction serait vite faite.
    Mme Delisée était une inconnue pour Dor ; c'était une spirite ; elle vivait alors à Bruxelles, où elle était divorcée.
    Aussitôt qu'elle fait la connaissance du Père Dor, elle s'enthousiasme pour lui et de son plein gré lui demande de venir habiter Roux, où elle compte jouer un rôle et s'assurer une heureuse vieillesse. Elle avait eu un passé orageux et rêvait dans le Dorisme un calme et une félicité inconnus. Elle a offert ses services au Père, qui accepta qu'elle distribuât les tickets.
    Mme Delisée a dit au juge d'instruction et à l'audience de Charleroi, qu'elle était hypnotisée par Dor et qu'elle était incapable d'agir et de penser par elle-même. C'est une manœuvre grossière de Mme Delisée, et elle savait fort bien ce qu'elle faisait et ce qu'elle donnait ; elle était très fière de tenir une place et un rôle importants dans cette nouvelle Eglise. Elle eût humblement tenu son rôle. Mais quand le Père décida de s'installer à Uccle, Mme Delisée ne fut pas conviée à le suivre à cause de certaines difficultés qu'elle avait soulevées entre M. Dor et son épouse.
    Mme Delisée en fut cruellement dépitée. Elle refusa l'arrangement du Père, qui lui proposa de vivre hors du ménage, dans une maison voisine de l'école morale. C'est elle qui a voulu la discussion, le scandale ; qu'elle en porte la responsabilité. Elle qui était la femme de confiance, la secrétaire de Dor, c'était une sorte de chanoine.
    Mtre Bonnehil. — Vanité coûteuse. (Rires.)
    Mtre Lebeau. — Avec un esprit de ruse bien féminine, Mme Delisée a essayé d'enchaîner M. Dor avec des chaînes d'argent.
    Mtre Bonnehil. — Dor... des chaînes d'or.
    Mtre Lebeau. — Si vous voulez ! Elle a encombré M. Dor d'un chauffage central. C'est elle et elle seule qui l'a proposé. De même elle a voulu faire placer un parquet de chêne. Il y avait autrefois un carrelage. Comme elle habitait cet appartement, c'était pour elle donc. Dor n'y tenait aucunement. Et puis, encore une fois, si Dor exerçait sur Mme Delisée une influence si considérable et si c'était un escroc, mais il n'avait qu'à lui dire : « Donnez-moi les 1,800 francs que vous destinez au parquet ; ils serviront à m'enrichir. »
    Les brochures ! Dor en reconnaît pour 2,700 fr. Elle les a achetées par prosélytisme, pour payer son propre entretien. Elle s'est vantée de payer pour son entretien 1,000 ou 2,000 francs. Ceci est faux.
    Mtre Lebeau lit sa correspondance à Mtre Bonnehil avant la plainte. Les dates de ces lettres causent un court et violent incident. Quand Mme Delisée parle du prix de sa pension, comme si souvent d'ailleurs...
    Mtre Simons. — Vous avez promis de terminer à 5 heures. Il est 5 h. 20. Vous avez déjà parlé dix fois plus que moi.
    Mtre Lebeau. — J'aurai bientôt fini. Dans l'affaire de la maison se révèle toute la duplicité de Mme Delisée.
    Il conclut qu'il ne peut y avoir escroquerie puisque l'intention de s'approprier une chose appartenant à autrui n'existe pas. L'honorable avocat s'efforce de démontrer qu'aucun témoignage des plaignants ne tient debout.
    Mtre Simons. — Il est 5 heures et demie.
    Mtre Lebeau. — Je termine.
    Mtre Morichar. — Abrégez, terminez.
    Mtre Lebeau s'avance vers la Cour et explique, à l'aide d'un plan, la situation de la maison protégée contre les indiscrets et les voleurs.
    Mtre Bonnehil. — Et les voleurs ne sont pas loin !
    Mtre Lebeau explique sa manière de dédommager Mme Delisée : hypothèque et la réalisation après la guerre. Il s'efforce de démontrer à la Cour qu'il n'y a pas escroquerie et demande à s'expliquer lundi matin sur la prévention de l'art de guérir.
    M. le président (fort ironique). — Vous ne prendrez pas toute l'audience, au moins ? Il est 6 h. 1/2 lorsque l'audience est levée et remise à lundi.

IMPRESSIONS D'AUDIENCE.

    — Salle très calme, religieusement calme, quoique bondée. Dans un silence exemplaire, la voix de Mtre Lebeau s'élève, nette, précise, claire, pour la défense du « Christ », qui, par moments, manifeste de légers symptômes d'énervement. Dans son petit coin, sur le même banc que son défenseur, Mtre Bonnehil, dont elle est séparée par quelques « gens de robe », la petite Mme Delisée se tient coi, très attentive, bien sage, comme une image. On ne se croirait de loin pas dans une salle d'audience où se déroulent les débats d'un procès sensationnel. Pas plus d'émotion que s'il s'agissait de l'interprétation des clauses d'un marché en denrées quelconques. Le Tribunal lui-même semble sous l'influence d'un fluide calmant. M. Eeckmann, le sympathique président, manifeste quelques tendances à la somnolence et réprime de temps à autre un léger bâillement. Les assesseurs — tout comme le président d'ailleurs — prêtent néanmoins à la plaidoirie de Mtre Lebeau la plus vive attention. M. Dassesses ne perd pas un mot et se fige dans une immobilité de sphinx, tandis que M. Smits, l'assesseur de gauche, — évocation de la physionomie du Duc d'Albe, — se complaît en un continu et méphistophélique sourire. Et Mtre Bonnehil, à moitié tourné vers la salle, semble écouter les arguments de son confrère d'une oreille distraite, mais en réalité fort distraite, et, depuis que le Procureur du Roi a lancé au milieu des débats une allusion peut-être hors de propos à « la femme à barbe », le défenseur de la petite Mme Delisée ne cesse de caresser complaisamment la sienne... (de barbe, non de femme, s'entend !...). R.F.

Le Bruxellois, 14 avril 1917

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Au Palais - Le Procès du ''Christ'' (La Belgique, 24 novembre 1916)

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Au Palais - Le Procès du ''Christ'' (La Belgique, 24 novembre 1916)AU PALAIS

TRIBUNAL CORRECTIONNEL DE CHARLEROI

LE PROCÈS DU « CHRIST »

AUDIENCE DE MERCREDI.

    En voyant mercredi matin l'enceinte publique de la 5e chambre du tribunal correctionnel bondée au point que les curieux sont, pour la plupart, obligés, tant la pression des voisins est forte, de se tenir sur la pointe des pieds, je pensais à certain député belge disant un jour à la Chambre : „Messieurs, la Belgique s'ennuie...” Certes, Charleroi s'ennuyait, puisque la curiosité est si vive, à chaque audience, pour le procès du „Christ”. Aujourd'hui, depuis 6 heures et demie, d'après un huissier, le prétoire est bondé et surbondé.
    L'audience est ouverte à 9 heures et demie. Me Lucien Lebeau, qui a chômé depuis vendredi, se remet au travail. Ces longues interruptions, ces „chômages” de la Justice dans les procès en cours sont déroutants. Les jugements viennent en „banlieue”. Les haltes sont nombreuses. Quand on „brûlera” les stations, la Justice sera mieux rendue.
    Me Lebeau rappelle qu'à la dernière audience il a montré le désintéressement de l'accusé.
    — Voilà l'homme, dit-il, qu'on dépeint comme un „épervier” ! M. Dor a refusé 5,000 francs que lui offrait M. D...
    Me Bonenill. — A quelle époque ?
    Me Lucien Lebeau. — En 1913.
    Me Gérard. — C'était adroit.
    Me Lucien Lebeau. — Mais un homme cupide qui voudrait se faire passer pour indifférent eût refusé cette somme en public ! Voilà l'escroc !”
    Le défenseur du „Père” lit des témoignages qui attestent que l'accusé soignait gratuitement. Un article du „Messager de l'Amour-Dieu” spécifie que le Père Dor n'accepte pas d'argent, même d'anonymes.
    De l'avis de Me Lucien Lebeau, le Père Dor est un illuminé, un grand naïf plutôt qu'un escroc. Exemple : la vente de la margarine. Il va faire la fortune de plus malins que lui en prêtant son nom. Il n'y a pas eu, d'autre part, corruption de témoins : le „Père” a recommandé à ses adeptes de dire toute la vérité à la Justice.
    Me Gérard. — Pourquoi le prévenu a-t-il demandé des dépositions écrites aux témoins ?
    Me Lebeau. — C'est une nouvelle naïveté du „Père”, si vous voulez ; mais tous les prévenus ont le droit d'agir de la sorte.”
    Les témoins à décharge a-t-on dit, ont été hypnotisés :
    — Cela ne tient pas debout. Ils ne sont pas stupides, parce que doristes. Il y a, parmi eux, des commerçants, des adjoints de police, des chefs de fabrication, etc. Ce ne sont donc pas des candidats à la folie. Ce sont des gens sincères qui ont une religion comme beaucoup de leurs semblables.”
    L'éloquent défenseur s'étend longuement sur le cas de M. R..., chef de fabrication dans une importante usine, et que le procureur du roi a appelé, on le sait, un „cas désespéré”. Ce fut un témoignage remarquable. Quant à l'Ecole morale, c'est une petite église nouvelle. Il y a trois mille doristes...
    — Quinze mille, rectifie le „Père”.
    Me Gérard. — Le bouddhisme compte 500 millions d'adeptes.
    Me Lucien Lebeau démontre que la valeur du dorisme ne peut être contestée et que soutenir que Dor est un imposteur serait violer l'article 14 de la Constitution.
    Le président. — Nous sommes tous d'accord là-dessus.
    Me Lebeau. — C'est pour en arriver à l'histoire des troncs, Monsieur le président. J'en tire la conclusion que le dorisme peut s'extérioriser et que le prêtre, ici le Père Dor, peut chercher quelques ressources pour entretenir son église et organiser son culte. Il y a dans l'église de M. Dor les mêmes pratiques que dans les autres églises. En ordre principal, le tribunal doit s'incliner devant cette petite église. Pas de superstitions grossières ici, comme chez les sorciers. Pas de doctrine : il n'y a rien. Vous avez pour devoir de vous incliner sinon ce serait empiéter sur un domaine qui échappe à votre appréciation. M. le procureur du roi a parlé de l'égoïsme de Stuart Mill et de l'égoïsme doriste.
    M. Mahaux. — Je n'ai pas voulu faire de comparaison !
    Me Lebeau. — Les poursuites sont injustes à priori. S'il avait ouvert un café ou un cinéma où il aurait empoisonné l'âme des enfants, comme a dit un juge, il n'aurait pas été poursuivi. Non, il a ouvert une école qui a donné de bons résultats pour une foule de gens. On le poursuit même pour des faits qui n'ont fait l'objet d'aucune plainte. Les Anglais et les Américains laissent se fonder toute espèce de religions. Voilà la manière large, libérale, de comprendre la liberté des cultes.”
    L'avocat, qui parle d'abondance, avec une belle clarté — il est peut-être un peu long, trop abondant — en vient aux manœuvres frauduleuses. On reproche au „Père” ses phrases emphatiques, sa propagande exagérée, et on en a conclu qu'il est un charlatan :
    — Il faut aux chefs de religions un orgueil extrême, la conviction que leurs idées sont supérieures à toutes autres. Ils se persuadent que leur doctrine est la plus belle. Si Mahomet avait fait imprimer actuellement les phrases du „Père”, il eût été traduit en correctionnelle. L'exagération du langage correspond à l'exagération du sentiment. Luther s'est attaqué au Pape, il a soutenu qu'il était l'Antéchrist, il a déchaîné des guerres autour de ses idées, il était convaincu qu'il avait la raison pour lui !”
    Un détail qu'oublie Me Lebeau : en entrant au château de la Wartbourg, Luther, se faisant appeler „chevalier Georges”, avait la barbe entière, les cheveux longs, et portait l'épée au côté. Le „Père” ne porte aucune épée...
    — Il arrive à ces fondateurs de religions de croire que leurs idées viennent du Ciel. Mahomet a cru avoir reçu la visite de l'ange Gabriel. Il n'y a pas de mahométans ici... Je puis dire qu'il s'est trompé. Fra Angelico, quand il peignait, se croyait sous l'inspiration divine ; son orgueil était donc formidable, puisque ses toiles étaient, disait-il, peintes par Dieu. Dor a dit : „Christ parle à nouveau”. Pourquoi ? Parce qu'il est imbu de la doctrine du Christ ; en toute sincérité, il se croit le Christ réincarné. Je ne vous demande pas de dire que le dorisme est une religion parfaite, mais de reconnaître que „Christ” et „Messie” n'ont aucune intention frauduleuse. Il serait étonnant qu'un homme comme Dor parlât comme un autre. Je conclus qu'il ne peut pas être permis au procureur du roi de dire qu'il y a intention frauduleuse parce qu'il y a des expressions emphatiques. Ce n'est pas une preuve directe de l'intention frauduleuse.”
    Même raisonnement quant aux allures réclamières de l'inculpé.
    — On oublie que la propagande religieuse sincère se concilie avec la réclame commerciale. Il est faux de conclure de cette réclame à une intention frauduleuse. Les prophètes sont souvent des hommes qui manquent de goût. Pour parler aux foules, ils emploient parfois un langage cru, imagé, pour produire un effet certain sur les esprits durs. A la première page de „Christ parle à nouveau”, il y a, c'est certain, une image de mauvais goût ; c'est du pathos. Mais ce qui est écrit au-dessous : „Une seule chose peut sauver l'homme : l'amour du bien”, est admirable. Est-ce le fait d'un charlatan ?”
    Me Lebeau évoque l'Armée du Salut, qui rend d'énormes services ; elle fait une réclame commerciale, ses adeptes portent des costumes ridicules, ils ont une musique criarde.
    — Des banderoles annonçaient un jour, à Charleroi : „La Maréchale vient”. Je me demandais qui pouvait bien être cette maréchale...”
    Me Lebeau conduit avec une fine ironie :
    — Si certains hommes étaient modestes, ils ne seraient rien : ni députés, ni ministres...”
    Le costume, les cheveux du „Père” :
    — Il se croit le dépositaire pur et dernier de la doctrine du Christ. Son costume confirme sa mentalité. Il porte la barbe et les cheveux comme le Christ. Notre barbe et notre costume n'indiquent-ils pas notre mentalité ?”
    A ce propos, il est aussi question de Barrès, l'écrivain des sentimentalités nouvelles, et, peut-on dire, le dorisme est une sentimentalité nouvelle ; celui des morts successives, et les réincarnations sont un peu des morts successives de notre Moi. Mais Bérénice et Bougie-Rose : que nous voilà loin, décidément, de la petite vieille dame à collerette blanche qui reproche des horreurs au „Messie”...
    Est-il faux que Dor soulage des maladies par son fluide ? Nullement, affirme Me Lebeau. Antoine le Guérisseur a aussi été poursuivi, lui qui soutenait que toute pensée a son fluide, mais deux médecins ont reconnu que les guérisons d'Antoine étaient indiscutables, bien qu'il ne se fût agi que de maladies nerveuses. Le Père Dor dit que la foi peut amener des guérisons ; d'après lui, les médecins ne remontent pas à la cause. Le „Père” ne dit pas qu'il guérit, mais qu'il soulage momentanément, que ses malades doivent être leur propre médecin. Il leur indique une morale excessivement dure et sévère ; il exige de ses adeptes un effort surhumain.
    Et le fluide ?
    — On a parlé du fluide-homme, du fluide-femme, du fluide-colère, etc. On a fait des plaisanteries. Ce n'est pas une sorte de courant électrique dont M. Dor aurait le monopole. Tout homme dégage une influence, c'est ce que M. Dor a voulu dire ; influence qui produit un effet attractif ou répulsif.”
    Me Bonehill soutient que Me Lebeau n'explique rien... Par exemple !
    Me Lebeau explique encore une fois l'opération individuelle, l'opération générale, les poses du „Père”, les offices de la Toussaint dans le culte doriste. Il évoque la Rome antique et les catacombes, les persécutions contre les chrétiens.
    — Le sentiment religieux est nécessairement excessif. Il y a des martyrs dans toutes les religions. Ce qui fait la beauté du soldat mourant au champ d'honneur, c'est qu'il est fou. Si le soldat réfléchissait devant le canon, il se cacherait. L'Humanité est faite de ces folies. M. Dor est en proie à la folie religieuse ; c'est son droit, il faut l'acquitter !
    Me Gérard. — il a perfectionné le système d'Antoine.
    Me Morichar. — Qu'est-ce que cela signifie ? A quoi cela répond-il ?
    Me Gérard n'insiste pas.
    Me Lebeau prouve encore que M. Dor ne force pas ses adeptes à acheter ses livres.
    — M. Dor, dit-il, a bien le droit de vivre des bénéfices de la vente de ses livres.”
    Il est midi et demi. L'honorable président, dont la courtoisie est extrême, demande à Me Lebeau combien de temps il compte encore plaider. Me Lebeau en a encore pour deux heures. En conséquence, l'audience est levée et l'affaire, remise en continuation à mercredi prochain, sera terminée ce jour-là.


  

    Escortés d'agents de police, le „Père”, sa femme et une adepte se dirigent vers la gare. Plusieurs milliers de personnes les accompagnent, riant, criant, hurlant. Devant la gare, des gosses font provisionna mottes de gazon pour en bombarder le „Messie”. Un éminent avocat bruxellois, qui s'en retourne encore une fois à Saint-Gilles avec une plaidoirie „rentrée” — Me Morichar n'a pas encore pu plaider, et c'est douloureux, dit-on, une plaidoirie „rentrée”... — cet avocat se précipite sur les gosses, leur fait honte de tant de gaminerie, et les jeunes manifestants abandonnent leurs projectiles végétariens.
    Et le train ramène à Uccle Pierre le Démolisseur…

                                       Pierre GRIMBERGHS

La Belgique, 24 novembre 1916

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Au Palais - Le Procès du ''Christ'' (La Belgique, 17 avril 1917)

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Au Palais - Le Procès du ''Christ'' (La Belgique, 17 avril 1917)AU PALAIS

COUR D'APPEL DE BRUXELLES.

LE PROCÈS DU « CHRIST »

Audience de lundi.

    A 9 heures précises, exactement précises, l'audience commence et Me Lucien Lebeau de continuer.
    — Messieurs, dit-il, dans une affaire comme celle-ci, il ne faut, pas se perdre dans les détails, et je pense à l'art de guérir.
    Pas de visites, pas d'examen. Dor n'a qu'une vague capacité thaumaturgique ; il traite par la culture morale. Ce serait étendre le texte de la loi, d'après l'avocat, que d'incriminer le „Christ”.
    Y eut-il des passes magnétiques ? Non, Dor a un rayonnement fluidique, rien de plus ; d'ailleurs, il ferme les yeux :
    — Je réclame de nouveau, dit Me Lebeau, la nomination de médecins. Des juristes sont incompétents.
    Pas d'injections d'eau salée, et, pour ce qui est du hernieux, il y a une distinction à faire :
    — En réalité, Dor n'ordonne jamais, ne conseille jamais ..
    Dor enseigne une doctrine morale et religieuse : est-ce pratiquer l'art de guérir ?
    Me Lebeau discute le régime végétarien.
    — Le régime des Trappistes est exclusivement végétarien, pas de maladies d'estomac, Henri de Varigny l'affirme. Le régime végétarien est le régime par excellence pour la tuberculose.
    L'eau non bouillie ordonnée aux nourrissons, même pendant six mois : Dor n'a jamais prescrit ce régime, une formule maladroite disparaîtra de ses livres.
    Enfin, aucune plainte des parents.
    Me Bonehill. — Votre client est-il végétarien sincère et antialcoolique ?
    Me Lebeau.— Oui...
    Me Bonehill. — Voici une lettre d'un négociant de Bordeaux qui lui a vendu un fût de fine champagne...
    Me Morichar, éclatant. — Qui a bu cette fine champagne ? Voilà !
    En conclusion, Me Lebeau résume habilement tous les faits de cette cause célèbre :
    Enfin, enfin... Me Lebeau termine, se ralliant à l'opinion de l'avocat général :
    — Il est certain que M. Dor est au moins un demi-fou, un trois quarts de fou. Il a une idée fixe : mission à remplir. Il se croit le Messie du XXe siècle. Cette idée fixe est la source de sa force et celle de sa faiblesse.
    Mais Me Lebeau ne lâche pas Mme. D... ; celle-ci a fait une déclaration importante : elle a eu l'impression que M. Dor était un homme aux idées élevées.
    — Je vous propose, Messieurs, d'acquitté M. Dor sur la foi même de son adversaire la plus terrible.
    Me Lebeau a fini, bien fini…

PLAIDOIRIE DE Me MORICHAR.

    Il est 10 heures et demie. Il y a foule. C'est au tour de Me Morichar, qui se bornera, dit-il en commençant, à épingler les arguments.
    — Cette affaire, Messieurs, a fait, depuis quinze jours, un pas immense. Vous ne connaissiez M. Dor que sous les injures savamment calculées dans les métaphores de Me Bonehill. A Charleroi, on l'avait représenté comme un vicieux, un violeur de vieilles femmes. Après la plaidoirie si vivante, si documentée, si savante, quoiqu'un peu longues, de Me Lebeau, vous serez convaincus qu'il est sincère.
    Me Morichar dépeint les doristes, montrés sous un aspect qui n'est pas le vrai :
    L'œuvre, les livres de Dor :
    — Nous avons placé au seuil de notre défense l'article 14 de la Constitution. Est-il encore debout, cet article, dans l'effroyable chaos qui s'est déchaîné sur le pauvre petit pays ? N'est-ce pas le moment d'invoquer cet article ? Pouvons-nous compter sur vous ?
    Me Morichar examine quelques libertés. L'article 14 s'applique à toutes les manifestations du culte.
    — Est-ce un culte sérieux ? questionne l'avocat général.
    — J'avais noté votre objection. J'y arrive. Il y a 15,000 doristes. Il faut un commencement à tout. Pourquoi ne seraient-ils pas 1,500.000 dans quelques années ? Mais Dor a dit' qu'il était le Christ réincarné : donc c'est un escroc ou un fou !
    La réincarnation ? Des savants illustres y croient.
    — Pourquoi n'existerait-il point, dans le domaine psychique comme dans le domaine physique, des puissances encore inconnues ?
    Télégraphie sans fil, aviation, navigation sous-marine :
    — Chacun, un jour, aura peut-être son petit avion ou son petit sous-marin. Un précurseur de M. Raphaël Situons en aura condamné les inventeurs !
    Les plaintes émanent de doristes désabusés „qui ont formé contre Dor une ligue de chantage”. Mme D... fut prise d'un amour ardent pour le Père Dor. Les Ch... sont bouffis d'orgueil et de prétentions.
    D'après Me Morichar, si Mme D... a menti pour les attentats, elle a menti aussi pour les escroqueries. Les attentats ? Inexistants.
    Me Morichar plaide avec chaleur, avec force, mettant, dans l'exposé de certains faits, une ironie incomparable, un humour extraordinaire. Il a des demi-teintes et des éclats savamment gradués.
    — Vous jetez, Monsieur l'avocat général Mme D... par dessus bord... Gardez-la ! Il y a tout un complot. S'ils mentent pour les attentats, ils mentent pour les autres faits. Si vous l'acquittez sur le chef d’attentats, vous acquitterez le Père Dor, Messieurs, sur les autres chefs... J'ai dit...
    Le président. — La Cour rendra son jugement le 9 mai. L'audience est levée.
    Il est 11 heures et demie. Le prétoire est comble. Impassible, comme à Charleroi quand des énergumènes l'insultaient, le bafouaient, le crucifiaient, le „Christ” sort du prétoire, entouré d'un grand nombre de doristes, surtout de femmes, avec, sur le visage une sérénité extraordinaire.
    Quelle énigme !

                                Pierre GRIMBERGHS

La Belgique, 17 avril 1917

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A Propos du Procès du PERE DOR (Le bruxellois, 13 avril 1917, p.2)

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A Propos du Procès du PERE DOR (Le bruxellois, 13 avril 1917)A Propos du Procès
du PERE DOR

    « Le Bruxellois » a publié, il y a quelques mois, une étude sur la doctrine du « Nouveau Bon-Dieu de Roux ». Le Père Dor nous écrivit, à cette occasion pour préciser certains points restés, à son avis, injustement dans l'ombre : depuis le procès actuel, certain organe ultramontain s'attache, d'autre part, à insister sur le caractère d'escroquerie de l'Ecole Morale et des entreprises du Christ de Roux. Le ministère public est représenté à la barre par Mtre Raphaël Simons, un jurisconsulte intelligent qui doit sa situation à son talent d'abord, mais surtout au désir bien compréhensible qu'éprouvèrent certains chefs conservateurs de se débarrasser au plus tôt d'un leader redoutable de la démocratie chrétienne d'il y a 20 ans, en le remisant dans la magistrature. M. Raphaël Simons fût devenu, sans son entrée dans cette carrière qui l'enlevait pour toujours à l'arène politique, un chef d'une autre envergure que les Renkin et consorts qui, eux, n'étaient que d'ambitieux arrivistes dont son renoncement favorisa la fortune rapide au sein de leur parti.
    A côté de ce lieutenant de l'abbé Pottier et de feu le professeur Godefroid Kurth, figurent des avocats de talent inégal mais réel, tels que Mtre Lebeau qui défend le Père Dor en appel, comme il l'a défendu à Charleroi, c.-à-d. avec une conviction apparente telle que les fidèles Doristes boivent ses paroles à l'audience et le croient même touché de la grâce, et bien prêt à s'enrégimenter sous la bannière du thaumaturge.
    Tout autre est Mtre Morichar, le distingué échevin de l'instruction de St-Gilles et dit-on, l'une des lumières de l'ordre maçonnique. Esprit cultivé, d'un élégant scepticisme à la Pétrone, cet avocat disert, doublé d'un philosophe averti de la vie, fait consciencieusement son devoir à la barre mais sans se donner les gants de tenter de nous laisser croire un seul instant qu'il se figure que c'est arrivé. Lui ne sera jamais un adepte du Dorisme, si j'en juge par le dilettantisme aimable et désabusé avec lequel il épiloguait naguère, sur une plate-forme de tramway, au sujet des incidents tumultueux qui marquèrent la première manche de l'affaire plaidée, à Charleroi. Au point de vue juridique sa défense du Père Dor est un monument remarquable de clarté et de précision.
    Mtre Bonnehill apporte dans le débat, au nom de la partie civile qu'il représente, la note plus acerbe des ripostes à l'emporte-pièce. Le ministère public, c'est en l'occurrence M. Raphaël Simons, an nom de la société, requiert sévèrement contre l'imposteur et l'escroc à qui les juges de Charleroi ont déjà octroyé toute une collection de mois de prison. Lui aussi est dans son rôle et il le tient brillamment avec son admirable éloquence. Aussi m'inclinerai-je comme chrétien et comme citoyen devant l'arrêt de la Cour d'appel. Res judicata pro veritate habetur....
    Mais je me refuse à aboyer contre le Père Dor ou à piétiner son œuvre, quelque criticable et sujette à caution qu'elle soit, parce que d'abord toute opinion sincère est éminemment respectable. Ce n'est déjà pas si banal de rencontrer aujourd'hui des gens qui croient sincèrement aux idées qu'ils affichent ou même dont ils vivent en les exploitant. Puis, et c'est là le point capital, le Père Dor ne fait point en soi œuvre immorale en fournissant un nouveau credo, une nouvelle base de morale, une croyance, un levier de vie intérieure en un mot, à des milliers d'êtres humains que l'ignorance, l'agnosticisme pratique ou le dégoût de tout idéal religieux avaient peu à peu réduits à une vie quasi végétative, sinon animale, qui les tenait obstinément fermés à tout éclair de vérité spirituelle. « Il vaut mieux, dit Lamennais, dans ses « Paroles d'un croyant », avoir ou pratiquer une religion, si soit-étrange elle, que de vivre sans penser au delà de la matière et des sens. » Que n'a-t-on pas dit des Salutistes et de l'armée du fameux et tintamaresque maréchal Booth. Qui ne se rappelle les plaisanteries, les zwanzes indécentes et les colossales blagues organisées contre leur église bouffe et leurs conférences à coups de grosse caisse qui dégénéraient en chahut. Eh bien, le catholique « Gaulois » et l'ultramontain « Univers » de Paris, ont rendu publiquement hommage à la sublime abnégation, aux magnifiques initiatives sociales, aux admirables résultats du relèvement de la femme et de la rédemption des déshérités de tout acabit qui couronnèrent la croisade baroque des protestants non-conformistes d'un genre si particulier que sont les soldats de l'Armée du Salut. Le noble et très catholique académicien d'Haussonville leur a même consacré des pages dithyrambiques dans le non moins orthodoxe « Figaro ».
    Ce sont là des opinions autorisées dont certain confrère rabique pourrait s'inspirer, en commençant par les lire, ce qu'il n'a sans doute jamais fait jusqu'ici. Puis on se remémorera l'œuvre splendide accomplie par les Mormons, qui ont transformé les déserts de l'Utah, où le fanatisme persécuteur les força à émigrer, en un Etat d'une prospérité inouïe, dont Salt-Lake City est la capitale florissante.
    Plus près de nous on ne méconnaîtra point non plus l'influence du spiritisme lancé par Allan Kardec et dont la base morale, pour n'être point neuve, n'en a pas moins contribué à provoquer un mouvement de renaissance religieuse, une sorte de revivalisme néopythagoricien, dont le résultat le plus immédiat fut d'infuser un renouveau de ferveur spirituelle et de foi morale à tant de pauvres êtres jusque-là dénués de tout lien les rattachant à la vie de l'au-delà.
    En 1904, j'assistai au procès intenté à l'oncle du Père Dor, feu le Père Antoine, de Jemeppe, que les juges liégeois ne purent condamné pour escroquerie, se bornant à lui infliger cette fois, une amende, pour exercice illégal de l'art de guérir. Je revois encore les centaines d'adeptes reconduisant en cortège triomphal le brave Antoine à la gare des Guillemins. Antoine est mort ; sa veuve continue son apostolat ; comme lui elle pontifie devant des foules crédules agenouillées. Que Dor disparaisse demain, et qui sait si quelque illuminé ne reprendra pas sa succession ?
    Qu'y a-t-il au fond de ces vagues de religiosité mystique qui, périodiquement, depuis que le monde existe, et surtout depuis l'avènement du Christ, passent sur l'humanité désemparée, pour créer dans son sein des courants nouveaux, où se concrétisent des formes en apparence inédites, et des modalités d'expression qu'on croirait neuves, de l'éternelle tendance de l'homme à lever les yeux vers le ciel qui lui reste interdit, sinon, en espérance ? Certes les religions devenues officielles, après être sorties des persécutions qui forgèrent leur puissance, qualifièrent d'hérétiques et tentèrent de supprimer ces manifestations de foi qui créent des cultes antagonistes et s'abritent dans des temples, futurs comptoirs de la concurrence. Mais cette évolution du sentiment religieux, la mobilité qu'il affecte dans ses avatars, comme le caractère éphémère qui scelle fatalement toute entreprise humaine, quelque séculaire que soit sa durée, prouvent aux philosophes que l'être humain reste, comme l'a dit Pascal, un animal essentiellement religieux et qui, quoique courbé vers la glèbe par la misère et le travail, aspire sans cesse vers un meilleur devenir. C'est la soif inextinguible de l'idéal qui l'oppresse. Aussi écoute-t-il tour à tour tous les prophètes, s'agenouille-t-il devant tous les oracles, croit-il à tous les miracles, et même les plus incrédules se réveillent les plus croyants, sinon parfois les plus naïvement crédules. Bref l'homme veut croire à un idéal de justice, de vérité, de bonté. Sa raison exige, sous peine de sentir toute logique faire naufrage dans son intellect, qu'il connaisse enfin, après que le radeau sera tombé sur le court drame de la vie, les choses qui lui furent cachées ; tandem contecta cognosco !
    « Plus de lumière ! Plus de lumière ! » s'écrie Goethe mourant, et, je me remémore ce credo du poète Ovide, qui, analysant au siècle d'Auguste, ce phénomène de la nécessité de la croyance spirituelle pour tout homme qui pense, rappelait en vers lapidaires que : nous ne sommes point faits pour ramper, mais pour élever audacieusement nos regards vers les sommets d'où se découvrent les grands horizons et où l'on entrevoit enfin le voile qui cache le mystère des choses :
Os homini sublime dedit cœlumque tueri jussit.
Et erectos ad sidera tollere vultus.

    Le Père Dor et sa doctrine néo-spirite passeront comme passe tout ce qui dure ici bas. D'autres sectes verront le jour, qui, avec des modalités que d'autres foules croiront neuves, reprendront les mêmes formules essentielles, esquisseront des gestes semblables quoique d'allure diverse : elle ne feront que perpétuer le symbolisme cultuel dont nous venons de rappeler la pérennité, car si Dor, Antoine et leurs émules, que certains qualifient irrévérencieusement de « boutiquiers concurrents », n'ont aucun titre à se prétendre des Christs réincarnés, tous néanmoins agissent sur leur milieu, par la suggestion, puissance formidable qui domine toutes les religions et dont eux-mêmes ne sont que les instruments plus ou moins conscients .
    Le procès du père Dor peut se synthétiser dans la phrase typique que répliqua la fameuse maréchale d'Ancre, Léonora Galigaï, à ses juges, qui lui demandaient de quel magique pouvoir, ou de quel artifice diabolique elle s'était servie, pour s'emparer de l'esprit de la Reine de France : « du pouvoir que donne à une âme forte sa volonté et sa foi sur l'esprit d'une belourde ! »
    C'est le résumé de toute suggestion, et l'on sait quel rôle celle-ci joue dans l'histoire des religions.

                                            Guy d'Alta.

Le bruxellois, 13 avril 1917 (page 2)

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L'Affaire Dor - Arrêt de la cour d'appel (Le Bruxellois, 17 mai 1917)

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L'Affaire Dor - Arrêt de la cour d'appel (Le bruxellois, 17 mai 1917)L'AFFAIRE DOR
ARRÊT DE LA COUR D'APPEL

    Voici donc enfin le grand jour pour le père Dor. On comprend à le voir entrer grave, recueilli, dans la salle d'audience des appels correctionnels, qu'il sent, malgré sa maîtrise soir soi-même, qu'il est à un tournant de son histoire.
    Tandis qu'on attend fébrilement l'entrée de la Cour, c'est naturellement de l'œuvre du père Dor qu'il est question dans tous les groupes, il n'y en a que pour lui, resté impassible. De nombreux avocats viennent curieusement examiner la physionomie de l'audience. Voici Mtre Woeste, très vert, très verveux. Il jette un long regard sur Dor qui semble lui aussi toiser cette haute personnalité. Dor va-t-il être présenté à l'éminence grise ? On pourrait le croire à voir certains gestes des avocats du prévenu.
    Dor semble maintenant absorbé par un entretien avec les journalistes.
    10 h. 10. L'huissier annonce la Cour.
    On liquide d'abord divers arrêts. A 10 h. 30, enfin, on appelle l'affaire Dor.
    M. le Président admoneste le public qui déjà manifeste son impatience. « Je ne tolérerai aucune manifestation ni pour ni contre l'inculpé et je demande de s'abstenir de toute approbation ou désapprobation dans cette affaire.
    S'il y a le moindre bruit, je préviens dès à présent le public qu'il sera expulsé. »
    M. Eeckman commence alors la lecture de l'arrêt extrêmement long qui n'est achevé qu'à 11 h. et constitue pour Dor un véritable triomphe.
    La seule prévention maintenue est l'exercice illégal de l'art de guérir pour lequel la condamnation reste de 100 florins plus 500 fr. de dommages et intérêts au profit de la Société de médecine de Charleroi.
    Pour ce qui concerne les escroqueries, la Cour déclare prescrits certains faits et ne s'en occupe pas autrement.
Pour les faits Salms, Chartier et Delisée, qui avaient provoqué des réparations civiles globales d'une vingtaine de milliers de francs, la Cour estime qu'il n'y a eu aucune manœuvre frauduleuse dans le chef de Dor, car il n'a pas été démontré que celui-ci a été de mauvaise foi en se donnant comme guérisseur de toutes les maladies, le fait de la guérison de certaines maladies, ce qui s'explique d'ailleurs très naturellement par suggestion, est d'ailleurs établi.
    D'autre part, les dépositions contradictoires, tardives, des parties civiles sont des plus suspectes. La Cour trouve notamment très singulier que les affirmations d'hypnotisme par Mme Delisée n'aient pas été produites dans la plainte initiale, mais seulement en juin 1916.
    Les prétendues menaces à Chartier et à Delisée sont également très sujettes à caution.
    Quant aux préjudices subis par les parties civiles, la Cour estime que Dor a offert la restitution des objets prétendument escroqués, qu'il offre notamment une hypothèque en premier rang sur les immeubles de Roux. Que Dor a refusé un grand nombre de libéralités à lui offertes par ses adaptes, qu'il fit déchirer le testament rédigé en sa faveur par Mme Delisée.
    La Cour acquitte donc pour la prévention d'escroquerie et confirme le jugement d'acquittement du chef d'attentat aux mœurs.
    M. le Président, après la lecture du document judiciaire, explique à Dor brièvement l'arrêt. Dor s'incline respectueusement, balbutie un remerciement.
    La cause est entendue. Dor se retire triomphant. Ses adeptes l'attendent, mais Mtre Morichar a prévenu Dor qu'il fallait éviter tout bruit au palais. Il entraîne l'inculpé par l'escalier du Parquet, à la grande déception des adeptes qui ne savent pas où est passé leur dieu.
    On prépare d'ailleurs une fête grandiose pour cet après-midi à Uccle. Les bouquets sont commandés. On boira le vin d'honneur.

Le Bruxellois, 17 mai 1917

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Le Père Dor fait appel (L'Écho Belge, 22 avril 1917)

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Le Père Dor fait appel (L'écho belge,  22 avril 1917)    Le Père Dor, plus connu sous le nom de Christ, plaide en appel contre les seize mois de prison et les huit cents francs d'amende que le tribunal correctionnel de Charleroi lui a généreusement octroyés ! La condamnation ne se bornait pas à cela. Le Père Dor était condamné aussi à payer 17.000 francs à Mme D., partie civile au procès, et 500 francs à La Société de Médecine de Charleroi pour exercice illégal de la profession de médecin. La 8e chambre, devant laquelle le Christ a interjeté appel, était présidée par M. Eeckman, assisté des conseillers Smits et Dassesse. M. Raphaël Simons occupait le siège du ministère public. Mes Morichar et Lucien Lebeau assistent encore le Père; Me Bonehill représente Mme D... et Me Gerard les médecins de l'arrondissement do Charleroi .

L'Écho Belge, 22 avril 1917

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Au Palais - Le Procès du Christ (La Belgique, 1er et 2 décembre 1916)

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Au Palais - Le Procès du Christ (La Belgique, 1er décembre 1916)Au Palais - Le Procès du Christ (La Belgique, 2 décembre 1916)AU PALAIS

TRIBUNAL CORRECTIONNEL DE CHARLEROI

LE PROCÈS DU « CHRIST »

AUDIENCE DU MERCRED1 28.

    La „campagne de Charleroi“ va se terminer aujourd’hui pour Me Morichar et pour un autre Bruxellois. C’est la septième audience. Ce doit être la dernière, selon le vœu du tribunal. Me Morichar va pouvoir plaider et examiner la vraisemblance des attentats à la pudeur dont se plaint la petite vieille dame bien propre. Je note, ici, que rien n’est plus agréable que de voyager avec un avocat qui s’apprête à plaider. Ainsi, chaque jour d’audience, dans notre 12720 F 2 – Me Bonehill va s’écrier que je plagie Mirbeau ! — dans le train qui nous conduisant parfois jusque Marchienne-au-Pont et parfois jusque Charleroi, Me Morichar ne donnait point de tar à tes pensées : il se taisait, mais ses yeux plaidaient, son visage plaidait... Et cette plaidoirie n'était pas dénuée d’éloquence. Mardi soir, j'ai interrompu la plaidoirie, car je venais de faire une découverte extraordinaire.
    — Maître, lui ai-je dit soudain, écoutez donc : Je lis ceci dans le compte rendu de la conférence inaugurale faite par Edmond Picard en 1906 à Ostende : „Michelet parle d’art et dit : C’est la nature humanisée Et, en effet, continue Picard, c’est bien cela. C'est l’homme qui a pris une cause en dehors de lui, et qui la reproduite en y mêlant un fluide sorti de lui, un élément secret jailli de son essence humaine... Voilà le fluide réhabilité, s’il en était besoin...
    — C’est bien cela... Et on blague le fluide !
    Dernière audience. Mais à quelle heure finira-t-elle ? Nul ne le sait. Ce matin, dès 7 heures, l'enceinte publique était comble, et, à 9 heures déjà, une curieuse se trouvait mal, on devait l'emporter au dehors. Bientôt sortie de son évanouissement, elle rentrait dans le prétoire...
    L’audience s'ouvre à 9 h. 20. Le président. — Me Lebeau, vous avez la parole. Veuillez éviter les répétitions et les redites.
    Me Lucien Lebeau signale d’abord qu'un des fils du Père Dor a abandonné ses salaires à la caisse de secours de l'Université du travail et que Dor a conseillé à Mme D..., faisant un procès au Rappel, de laisser le montant des dommages intérêts à l'Ecole dés estropiés de Charleroi.
    — Ou a parlé de pompe aspirante et foulante à propos de l'opération générale pratiquée par M. Dor. C’est une image d’une chose vraie.
    Me Gérard. — C'est donc ainsi qu’il guérit la constipation ?
    Me Lucien Lebeau. — Si vous voulez que je finisse aujourd'hui, n'interrompez pas.  
    On a reproché au „Père  de ne pas avoir découragé ceux qui s'adressaient à lui. Dans toutes les religions du monde, soutient Me Lebeau, aucun prêtre ne monte en chaire pour dire aux adeptes que leur sentiment est exagéré. La foi ne porte pas de corset rigide. Les doristes vendaient volontairement livres et brochures ; ils procuraient ainsi au Père Dor de quoi vivre. Dor n'a pas de trésor caché. A-t-on le droit de discuter ses bénéfices ? C'est contraire à l'article 14 de la Constitution, si sa doctrine a un caractère sérieux. La liberté des cultes a été proclamée par la Révolution française.
    Me Lebeau conteste les évaluations faites par Me Bonehill quant à la fortune du Père Dor, et fixe les chiffres des tirages des livres et brochures :
    — Depuis 1909, son actif est monté à 51.000 francs. Ces chiffres importent peu. Ils ne sont qu'approximatifs. Le Père Dor ne tenait pas de comptabilité. Tous ses capitaux sont immobilisés.
    Me Bonehill sourit, dénie, et sa cliente a un sourire extatique. Quelle drôle de petite vieille dame, décidément... Quelle énigme !
    — M. Dor a un jour demandé à la Caisse d'épargne quelle somme il fallait capitaliser pour que sa famille eût 1,200 francs de rente à capital abandonné.
    Me Bonehill. — Quelle date ?
    Me Lebeau. — 5 mars 1914.
    Me Bonehill. — Un mois après la descente du parquet.
    Me Lebeau. — Il faudrait prouver que M. Dor eût songé à faire une demande fictive !
    Les bâtiments de Roux ont été mis en vente, mais il ne se présenta aucun amateur : c'étaient des bâtiments bizarres. On a dit que M. Pastur refuserait un don du Père Dor.
    — M. Pastur, dit Me Lebeau, a l'esprit aussi large que les épaules, pour continuer le genre de pensées de Me Bonehill parlant de la blanche hermine et des mains noires.“
    Me Lebeau lit une lettre de M. Pastur à M. Dor lui annonçant que, vu les événements actuels, il ne pouvait donner suite à l'offre faite des bâtiments de Roux.
    Me Bonehill — Quelle date ?
    Me Lebeau. — 27 février 1916, avant la plainte de Mme D... La fortune de M. Dor est dans les bâtiments de Roux et d’Uccle. Un escroc n'aurait pas fait bâtir. L’EcoIe morale est quitte et libre de toute hypothèque. Il donne prise aux créanciers éventuels. Un escroc agirait-il ainsi ? II a mis un tronc pour construire la salle et, la salle bâtie, il l'a retiré. Donc, le ministère public n’a rien prouvé. Le dorisme est un phénomène religieux. Il faut laisser tranquilles le Père Dor et ses adeptes ; sinon, c'est de la persécution...
    Me Lebeau montre le Père Dor en butte aux attaques de certains socialistes, parce qu'il combat les matérialistes. Dans quelques familles, il a contre lui des maris et des enfants, parce que des épouses et des mères sont devenues doristes. De plus, des Antoinistes, témoins à charge, lui sont hostiles. Des témoins ont commis des erreurs par suite des imperfections de leurs souvenirs :
    — Jamais ces témoins du même fait ne font des dépositions concordantes... On voit avec ses yeux, avec son émotion, avec ses passions, avec ses pensées. Des impressions sa réfractent, se déforment dans le cerveau. Les témoins ne mentent pas : ils se trompent. Les livres du Père Dor et les témoignages de ses adeptes intelligents, voilà les sources où il faut puiser. Quand, au lieu de s'adresser aux prêtres catholiques, on s'adresse à des humbles, on obtient une caricature de la religion. Et le dorisme est une religion naissante.  
    Me Lebeau considère les plaintes des Ch... et de Mme D... comme des actes de vengeance, corsés, après coup, d'inventions. Qu’est-ce que Mme D... ?
    — Elle vient de Bruxelles. Elle a eu une vie orageuse. Elle a dû être jolie, et est encore coquette. Mme D... a des bandeaux blancs. A Bruxelles, on voit diverses espèces de femmes avec des bandeaux blancs.
    La petite vieille dame, à ces mots, paraît médusée, ou en catalepsie, ou hypnotisée, ou ne sait pas bien... Elle va parler, mais elle se tait ; elle se tait, mais elle ouvre la bouche. Encore quelques jolies dents. Quelle coquette petite vieille dame avec son beau grand nœud blanc sous le menton, et cet autre nœud blanc sous l'oreille gauche ! Elle est la joie de ce procès.
    — Il ne faut accorder aucune espèce de confiance à son témoignage, dit Me Lebeau, impitoyable. Et les époux Ch... ? M. Ch... a épousé, sur Le tard, la veuve d'un ancien charcutier ; celle-ci avait quelque avoir. Elle a une fille qui vit en excellents termes avec sa mère. Une mère qui entretient ces relations avec une fille semblable ne mérite pas créance.  
    Me Lebeau lit d'amusantes lettres de gratitude des époux Ch... au Père Dor. Les époux Ch... sont des bourgeois vaniteux .
    — M. Ch... a offert des ventilateurs, et, à chaque séance, il s'asseyait sous les ventilateurs, pour qu'on n'oubliât point qu’il les avait offerts...
    Me Lebeau a de l'esprit, du mordant, et une âpreté dans la discussion, une combativité qu'on admire sans restriction. Ce jeune avocat a du fluide, et du meilleur. Il soutient que les plaintes des Ch... et de Mme D... ont été rédigées par Me Bonehill ; c’est son style...
    Me Bonehill. — C'est bien possible.
    Me Lebeau. — C'est oui ou non ! Me Bonehill a bien rédigé ces plaintes, il a dû l'aire subir un interrogatoire aux plaignants. Il m'a averti qu’une plainte serait déposée, je lui ai répondu. (Me Lebeau lit sa lettre) M. Dor a remplacé à ses frais une servante indésirable. (Oh ! Madame D...) Entre les dépositions à l'audience et la plainte, il y a des différences énormes. Ce n’est pas le résultat d'un oubli, mais d'un mensonge. Ils sont disqualifiés. Ces gens sont des compères ! M. Ch... aurait été hypnotisé... C'est la femme qui donne de l'argent et c'est le mari qui est hypnotisé ! C'est bouffon !
    Me Bonehill. — Vous oubliez, mon cher confrère, que M. Ch... ne se porte pas partie civile.
    Me Morichar, riant. — Il a bien tort !
    Me Lebeau. — Il a peur ! Mme Ch... dit que M. Dor aurait frotté sa barbe contre sa figure. C'eût été un acte de courage de la part du Père Dor. Elle aurait dû en être flatté. La preuve que M. Dor a été correct avec Mlle M... (la fille de Mme Ch...), c'est qu'elle n'y est jamais retournée.

INCIDENT.

    On rit longuement... Me Lebeau ne ménage par la fille M...
    Le substitut du procureur du roi. — ce sont des insinuations continuelles.
    Me Lebeau. — C'est elle l’accusatrice.
    Le substitut. — Ne parlez pas de sa vie privée.
    Me Morichar, s'avançant vers le tribunal. — Monsieur le substitut, vous devriez être le dernier à parler ainsi, vous qui avez parlé comme vous l'avez fait de la femme M...
    Cette attaque directe ou cette mise au point, produit un long mouvement dans le public.
    Me Lebeau dit que les illuminés ont toujours eu du succès auprès des femmes. Il en appelle au témoignage de Daudet dans ses „Rois en exil“.
    — Mme D..., celle qu'un journal a appelée une petite vieille dame bien propre', était le secrétaire de M. Dor. C'était un personnage important à Roux.
    Et la jalousie vint de se voir dédaignée par le Père... Vengeance ! C’est, d’après Me Lebeau, Mme D... qui a provoqué le scandale.
    — Elle était nourrie, chauffée, éclairée... Mme D..., d'une mince petite voix blanche aussi. — Pas éclairée !
   
 Tiens, Mme D... ne dormait pas...
    — Mme D... a dit au juge qu’elle avait payé 1,500 francs pour sa pension. Ici, à l’audience, elle dit 2,000 francs. Ce n'est pas dans la plainte.
    Me Bonehill. — Oh ! il aurait fallu faire un volume !
    Me Morichar. — Il fallait trois lignes !
    Me Bonehill à Me Lebeau. — J'aurais été aussi Long que vous l'êtes aujourd’hui !
    Cette remarque désobligeante étonne de la part de Me Bonehill, d'ordinaire fort courtois. Si Me Lebeau est long, il a du moins le mérite d'accumuler des arguments plutôt que des métaphores comme Me Bonehill
    Me Lebeau. — Mme D... a rédigé ses impressions et parle de dents serrées. Vrai style de roman-feuilleton ! Dans la cross-examination“ que lui a fait subir Me Bonehill (trois attentats du Père Dor et  une cross-examinationde Me Bonehill : pauvre petite Mme D...!), il n'est rien dit de cela. Les Ch... et Mme D... ont ourdi un complot de calomnies. Tout a toujours été correct chez le Père Dor.
  
 Il est 11 heures et demie. La parole est donnée à Me Morichar — mais Me Lebeau n'a pas terminé — pour la troisième inculpation à charge du Père: les attentats à la pudeur.

PLAIDOIRIE DE Me MORICHAR.

    Me Morichar paraît radieux... Son masque méphistophélique s'éclaire subitement...
    L'éminent avocat félicite le tribunal de toute la longue attention qu'il apporte à ces débats, s'associe à l'hommage rendu par Me Lebeau au procureur du roi et aux avocats de la partie civile. Se tournant alors vers Me Lebeau, il dit son admiration pour son beau talent, pour son éloquence, pour sa plaidoirie qui restera dans les annales judiciaires.
    Cet exorde accompli, Me Morichar en vient aux attentats à la pudeur.
    — Ou bien des enfants en sont victimes, et vous savez comme leurs témoignages sont suspects, „testis unus, testis nullus. Ou bien c'est une femme, comme celle-ci, et il faut des constatations matérielles. Ici, rien de semblables. Il faut donc pouvoir étayer l'accusation par des témoignages parallèles. Mme D... a cité trois témoins, et aucun n'apporte la confirmation. Un témoin est venu dire que Dor l'avait fait se déshabiller. Cette accusation d’homosexualité est grotesque : déshabiller un homme ! De plus, ce témoin s’est contredit. Mme Ch... a dit que le Père Dor avait promené sur sa figure sa barbe longue et soyeuse. Mme Ch... doit évidemment préférer la barbe plus courte et plus dure de son mari. Il fallait trouver quelque chose de mieux. Il y a alors la fille M... Ceci est plus copieux, plus pimenté. Vous avez vu, messieurs, son sans-gêne à l'audience, vous avez entendu ses expressions, ses horreurs. Elle paraissait regretter de ne pouvoir en dire de plus grosses, de n'avoir pas été souillée elle aussi. C'eût été, pour elle, une réhabilitation ! Il reste Mme D..., victime, plaignante, partie civile. Que vaut son témoignage ? Je n’insiste pas sur sa mentalité. Elle eut voulu d'un amour charnel après l’amour mystique. Ces femmes, lorsque des hommes les dédaignent, peuvent être capables de tous les crimes, de tous les forfaits. Mme D... finira peut-être, après tant de mensonges, par croire qu’elle a dit la vérité...
   
Ce qui ne se peut marquer ici, c'est l'accent, c’est la mimique, ce sont les jeux de physionomie de l'éminent avocat. Il lance la raillerie sans y appuyer, avec quelle souplesse !
    — Les témoins à décharge, on les suspecte en bloc ; parfois, on va jusqu'à les accuser de calomnie. Je m'incline avec respect devant leurs témoignages : il faut un certain courage pour avouer des tares, pour faire une confession. Ce sont d’honnêtes gens qui sont sincères. Vous n'avez pas le droit de les mépriser ainsi !
    Ceci est dit avec force, et pour le substitut du procureur du roi, et pour les avocats de la partie civile.
    — Certains témoins apportent des faits absolument caractéristiques. Le témoin T..., je le connais depuis dix ans. Elle est servante à Saint-Gilles. Sa probité est reconnue : c'est du pur cristal. Son témoignage a paru travesti : elle a, dans un médaillon, le portrait du Pure Dor qui l'a sauvée. Elle aime le Père Dor, mais pas d’un amour charnel comme Mme D... Des témoins sont venus rapporter des confidences. Comme on les a traités ! Ah I s'ils avaient été à charge, que de complaisance on eût eu pour eux ! A tout moment, on condamne des gens sur des conversations rapportées. Ils ont rédigé leurs dépositions : donc ils mentent !
    Le désintéressement de Mme D... :
    — Elle s’est constituée parte civile. Au civil, vous seriez débouté. J’abandonne tous les témoins à décharge si vous supprimez Mme D..., nous nous en iront acquitté ! Après sa déposition, Mme D... se constitue donc partie civile.
    Le président. — C'est la loi.
    Me Morichar. — Oui, mais le tribunal est libre de son jugement.
   
Les attentats : — Ils sont trois : Omne trinum perfectum. Le dernier remonte à 1914. Mme D... a connu le Père Dor de 1912 à 1915. Elle a eu trois occasions d’en saisir la justice. Elle ne dit rien avant 1914 : elle est médusée, hypnotisée. Ce n'est pas une jeune fille innocente, ce n'est pas une femme du peuple : elle est instruite, intelligente ; elle a été théosophe, elle a fait tourner des tables. Elle s’est ingéniée à s’emporter du Père Dor, à le subjuguer par les sens, elle a été éconduite ; par dépit, elle est devenue la femme que vous savez. Supposons qu’en 1914 elle ait été encore sous la domination du Père Dor, mais le 6 octobre 1915, cinq mois après l’avoir quitté, elle n’était plus hypnotisée : elle avait quitté le Père Dor pour Bonehill.
    Longue hilarité. Me Bonehill paraît de mauvaise humeur.
    — Il fallait trois lignes pour ces attentats. Rien dans la plainte !
    Conclusion.
    — S’il n'en est pas question dans la plainte, c'est que Me Bonehill a dit : Non, pas ça, pas ça !... Elle parle des attentats quand le Père Dor prétend qu’elle est une passionnée et qu'elle voulut l’aimer charnellement : elle prend les devants, elle ment pour parer le coup... Quand on a pu vivre pendant trois ans sous deux attentats sans déposer plainte, et qu'on s’en est offert un troisième...
    Me Morichar fait bien rire le public. Mme D... est sur le point de considérer la raillerie de Me Morichar comme un quatrième attentat à sa pudeur de petite vieille dame de 67 ans... Elle est hébétée...
    Le Père Dor lui aurait déclaré... qu'il devait se livrer sur elle à trois attentats ! Me Morichar démontre que les attentats ont été inventés par la victime “. Sur quoi le tribunal baserait-il une condamnation ? Mais, à supposer les attentats exécutés, il faut des violences physiques ou morales.
    — Le procureur du roi a lu une citation et un jugement. La citation ne se rapporte pas à un attentat à la pudeur, et le jugement s'applique à... une extorsion de signature. Cela n'a aucun rapport !
    Me Morichar conclut, montrant qu’à côté de la déesse Justice il y a la déesse Liberté.
    — La liberté a fait la grandeur de notre pauvre petit pays. Ce que nous resterons ? Je n'en sais rien. Mais, malgré la rafale, vous êtes restés, messieurs, dans ce Palais, à votre poste, tandis que tant d'autres ont abandonné leur poste ! Je vous demande de penser à cette liberté en rédigeant votre jugement. Vous aurez beau faire : ses doctrines ont été critiquées, bafouées ; mais un jugement de condamnation serait considéré comme une persécution. Il vous faut un certain courage pour sentir des contingences. Au fond de beaucoup d'entre nous gît la crainte de la liberté. Cette liberté a ses dangers ; mais ils sont mille fois préférables à l'étouffement.
    Quelle liberté n'offre pas des inconvénients ? La liberté individuelle : le coupable met la frontière entre la justice de son pays et lui. La liberté de la Presse : quelle liberté a produit plus d'abus ? Des fautes et des imprudences ont été commises par le Père Dor ; il y a eu des excès de zèle chez ses adeptes. Il faut voir l’ensemble de haut. Il faut examiner s'il est de bonne foi, désintéressé. Si vous voulez chicaner sur les petits côtés, pas une religion n'échappera. Je m’incline devant la beauté, la magnificence de la doctrine du Christ ; mais il y a des troncs, des collectes. Grâce à ces offrandes, de petites chapelles deviennent des églises. Toutes les religions ont un côté matériel. On va à Saint-Hubert pour la rage, à Anderlecht pour les chevaux, à Dieghem pour le bétail et les oiseaux. A la grotte de Notre-Dame de Lourdes, à Laeken, on guérit des blessures à distance. Il y a des lettres de nos blessés qui le prouvent. Sont-ce des manœuvres frauduleuses ! Non ! Dor est un illuminé, mais c'est un honnête homme. J'ai dit.
    La belle plaidoirie de Me Morichar est fort commenté dans le public. Il est midi et demi. A tantôt, à 3 heures, les répliques des avocats de la partie civile et celle du procureur du roi. J'oublie de dire que Me Lebeau n'a pas fini... Et il répliquera... En voilà encore pour quelques heure... Me Morichar retourne seul à Bruxelles dans notre 12720 F 2…
    (La suite à demain.)

                                                        Pierre GRIMBERGHS

La Belgique, 1er décembre 1916


AU PALAIS

TRIBUNAL CORRECTIONNEL DE CHARLEROI

LE PROCÈS DU « CHRIST »

AUDIENCE DE MERCREDI APRES-MIDI
(Suite.)

    L’audience est reprise à 3 heures. Il y a de nombreux avocats en robe. Derrière le tribunal, des magistrats prennent place.
    La plaidoirie de Me Morichar a fait sur le tribunal et sur l’auditoire une profonde impression. Il y aurait un parallèle intéressant à faire entre la façon de plaider à Bruxelles et en province — en admettant que le prototype du Barreau bruxellois soit Me Morichar — et ses confrères de Charleroi. Ce sera pour une autre fois. Toujours est-il que la plaidoirie de l'éminent défenseur de Dor fut un modèle de clarté et de concision. Sans exclure l’élégance et la distinction de la forme, il a le mot juste, le qualificatif qui renforce l'idée, et sa voix chaude et prenante fait qu'on l'écoute toujours avec plaisir et sans fatigue. Il a magistralement démoli les préventions d'attentats et remporté un grand succès personnel.
    La parole est continuée à Me Lebeau, sur lequel la fatigue n’a aucune prise.
    Me Lebeau affirme, abordant la prévention d'exercice illégal de l’art de guérir, que Dor est le guérisseur des âmes souffrantes, rien de plus. Il donne des remèdes purement moraux. Pas de passes magnétiques. Le Pèreprend l’attitude de celui qui enseigne quelque chose d'élevé. Me Lebeau invoque un livre du docteur Crocq fils, d'après lequel le magnétisme n'existe pas, n'a pas de réalité scientifique. Pas d'objet brillant pour endormir. Des médecins seuls, et qui ne seraient pas les premiers venus, pourraient donner un avis intéressant.
    Me Gérard. — Le zouave Jacob ne faisait pas non plus d'hypnotisme.
    Me Lebeau — Un corps judiciaire ne peut pas trancher ces questions-là. C'est Antoine le Guérisseur qui a préconisé le thé. Dor condamne toutes les tisanes. Par conséquent, pas d'exercice de l'art de guérir. Dor nie avoir conseillé des injections à l'eau salée. Son système est qu'il faut guérir les maux du corps par la médication de l'âme. Une femme, qui avait le cancer à qui Dor avait conseillé de l'eau sucrée, était aussi soignée par un médecin.
    L’avocat du Pèreexplique deux cas de hernie et rappelle que les adeptes se guérissent de leurs maux physiques en s'améliorant. Mais dans toutes les religions il y a des pratiques hygiéniques : des ablutions, défense de manger du porc, jeûnes, végétarisme.
    — Pourquoi condamner une doctrine qui dirait que les malades ont une cause morale ? Ce serait réfréner la pensée libre. Ce n'est pas comme médecin que Dor recommande le végétarisme. Il affirme ne rien connaître de l'art de guérir. Dans certains ordres, il est défendu de prendre des bains. Par exemple, chez les Carmélites, Pascal, par ascétisme, ne se lavait jamais. Pouvez-vous condamner ces pratiques au nom de la médecine ? Oseriez-vous condamner les flagellations, le jeûne, sévir contre les Trappistes ?
    Me Gérard. — Connaisses-vous les Trappistes ?
    Me Lebeau. — Je sais qu'ils ne se lavent pas.
    Le président, mécontent. – Me Lebeau, vous vous égarez. Le tribunal s'estime suffisamment éclairé.
    Me Lebeau. — Je dois placer l'affaire sur ce terrain-là. Les Doristes affirment que le régime végétarien est une des conditions de leur santé.”
    A propos de l'alimentation des nourrissons :
    Le procureur du roi. — Est-ce pour qu'ils aient plus vite la foi que les enfants de quatre mois doivent prendre de l'eau non bouillie ?
    Me Lebeau. — La mère doit, avoir la foi. Il faudrait des spécialistes pour se prononcer sur ces cas. M. Dor m'a montré des enfants florissants.
    Me Gérard. — Des morts ne parlent plus : des cercueils devraient, s'ouvrir...
    Me Lebeau. — Il n'y a pas eu de plaintes. La faillite des médicaments est proche, la médecine recommande de plus en plus la non-intervention. Ce sont surtout les médecins ignorants ou intéressés qui proscrivent une foule de drogues. Un bon médecin a dit : Le médicament est une chose presque toujours inutile ou dangereuse. La maladie a une tendance naturelle à la guérison. Il y a eu des médicaments à la mode. Le docteur Héricourt soutient que dans de nombreux cas d'appendicite, les malades auraient pu être guéris par la diète.
    Me Gérard. — Il est dangereux de généraliser.
    Me Lebeau—Je m'abrite derrière la théorie un docteur Héricourt qui vaut bien la vôtre. Je me suis laissé dire que tous les membres de la Société de médecine n'étaient pas d'accord pour se constituer partie civile.
    Me Bonehill — Suppositions !
    Me Gérard. — Il y a eu une réunion de la Société. Vous n'êtes pas à l'aise sur ce terrain.
    Me Lebeau. — Ce ne sont pas des suppositions. Me Gérard a employé un mot qu'il doit peut-être regretter. Il a parlé de concurrence déloyale. Quand on parle des médecins, on ne devrait jamais dire qu'ils sont payés. Ils ne sont pas payés, ils sont honorés, comme les avocats. Dans l'intentement de cette action, je trouve la preuve que la société de médecine n'a pas conscience de l'honneur de la corporation.
    L'honorable président regarde avec fixité Me Lebeau. Il voudrait certainement l'interrompre pour le prier d'abréger, si non pour s'étonner de la thèse qu'il soutient.
    Me Lebeau. — La Société de médecine veut remplir sa caisse.
   
Ayant évoqué le témoignage de M. Mithouard, président du Conseil municipal de Paris, quant aux guérisons opérées par Clermont sans rien réclamer, donnant des conseils de père et de médecin, Me Lebeau soutient que la somme die 10,000 francs réclamé par la Société de médecine n'est pas justifiée.
    — A qui a-t-il nui ? Il faut une justification des 10,000 francs.
   
Mais voici que Me Lebeau conclut :
    — Je demande l’acquittement de M. Dor sur les trois préventions. Je l'ai défendu avec une conviction que j'ai rarement eue. Je reconnais en lui un homme affligé d'une tare qui rend les gens bien malades : I’idéalisme. C'est bien malheureux d'être idéaliste : on est l'objet de mille machinations que l'on ne soupçonne pas. Autour de soi s'agitent des appétits grossiers, des foules hurlantes. Dor prétend réaliser son rêve : c'est dangereux. Quand on voit dans l'embarras un homme qui a péché par excès de noblesse, on se porte à son secours. La foule hait d'instinct les idéalistes, parce qu’ils veulent s'élever au-dessus d'elle. Il faut donc acquitter M. Dor.
    Le jeune avocat se rassied et des confrères s'empressent de le féliciter. Ce fut une plaidoirie, longue sans doute, tant les faits de la cause sont complexes, mais admirable de netteté, de logique, bourrée d'arguments ; et vive, chaude, âpre, la plaidoirie d'un enthousiaste, d'un esprit large qui ne délimite point le domaine des possibilités scientifiques, admettant toutes les hypothèses, toutes les vérités de demain, quelles qu'elles soient. Que Me Lebeau ne se défende point d'avoir été idéaliste lui aussi : ce qu'il y a de meilleur dans l'homme, c'est toujours l'idéalisme...

REPLIQUE DE Me GERARD.

    Me Gérard félicite son jeune confrère de sa belle plaidoirie, laquelle, dit-il, lui a rappelé le cours du comte Goblet d'Alviella sur l'évolution des religions à l'Université libre de Bruxelles. Après l'épervier de Me Bonehill, voici alors une libellule : Me Gérard reproche à Me Lebeau de s'être élevé trop haut comme la libellule, et affirme sérieusement que Père Dor est bien petit à côté du Père Bouddha. Il invoque Christ parle à nouveau, puis :
    — J'aurais volontiers entendu un résume de l'histoire du Christianisme ; Jésus-Christ aussi guérissait des malades...
    Me Lebeau. — Aujourd'hui, il passerait en correctionnelle !
    Me Gérard. — Il ne faisait usage ni de troncs ni de sébilles, il ne répandait pas de livres, où, pour ne pas faire d’anachronisme, de tablettes. Votre divin Vous, Dor, ne prêtait pas son nom à une sorte de margarine, c'est avec un fouet qu'il chassa les marchands du Temple.
    Me Gérard commente malicieusement une brochure du Père, les indications contenues : Les trams partant de la place Rouppe, gare du Midi, vers le Vivier d’Oie, etc....
    Me Lebeau. — Il n'y avait pas de tramway électrique en Judée.
    Me Gérard. — A Roux, on ne jette pas de cailloux aux apôtres, à ceux qui se dévouent par altruisme. Vous avez entendu les huées de la foule : c'est la réponse grossière aux désastres et aux deuils que vous jetez dans les familles. Vous avez sagement fait d’aller à Uccle...
    D'après Me Gérard, les plus savantes dissertations ne peuvent transformer le Père. En Angleterre comme en Belgique, on ne peut pas transgresser la loi.
    — Si, sur un banc des boulevards, un énergumène venait un jour affirmer qu'il soigne gratuitement les malades, que la guérison est certaine, n'aurait-il pas un certain succès ? Invoquerez-vous l'article 14 de la Constitution ? Il était de notre devoir de démasquer le Père, de demander réparation...
   
Me Gérard soutient que Dor a chaussé les pantoufles de son oncle Antoine et commente à nouveau des livres et des brochures de Dor :
    — On y suggère d'éloigner les médecins et de repousser les médicaments. Il a refusé 5,000 francs. Mais accepter cette somme eût été une maladresse.
    S’
adressant à Dor qui le regarde avec une bonhomie souriante :
    Vous êtes un charlatan ! doublé d'un imposteur, quand vous aspirer voluptueusement l'encens de vos thuriféraires. A la Toussaint, vous dites qu'il ne faut pas aller s'agenouiller sur la tombe des disparus...
    Me Lebeau. — Il a le droit de dire cela !
    Me Gérard. — Dor est un comédien. Il a demandé une déclaration écrite à ses adeptes parce qu'il se méfiait d'eux. Un jugement de condamnation sera le fluide le plus bienfaisant pour le faire rentrer dans le bon chemin. Acceptez votre condamnation comme un bien. Retroussez vos manches, retournez à l’atelier... Un acquittement serait donner le champ libre à tous les exploiteurs de la crédulité humaine. Vous vous êtes comparé à une rose : vous êtes le mancenillier sous lequel des voyageurs trouvent la mort !

REPLIQUE DE Me BONEHILL.

    Il est 4 h. 40 quand Me Bonehill se lève à son banc. Il reproche à Me Lebeau d’avoir tourné autour de la prévention, de l'avoir effleuré de son éloquence.
    — Il a essayé d'auréoler son Christ. Les mânes de Luther, de Mahomet ont du sourire devant ses efforts infructueux. Vous avez oublié, mon cher confrère, la définition du mot religion. D'après Littré, ensemble d'actes et de pratiques qui sont le rapport entre l’homme et la puissance divine. D'après les Pandectes, le lien qui rattache l'homme à Dieu.
    — La divinité est à la base de toutes les religions. Dor s’intitule le démolisseur de Dieu. A la page 152 de „Christ parle à nouveau, Dor écrit que „Dieu n’est qu'un mot. Comment pourrait-il créer une religion puisque la religion est inséparable de l’idée de Dieu ?
    Me Lebeau. — Je prouverai que c'est faux.
    Me Bonehill. — Vous changez votre fusil d’épaule. Dor a plagié Dubois, Denis, d’autres encore. Il a plagié jusqu'au moindre geste d'Antoine.
   
Me Bonehill, on le voit, récidive... Que de pages il faudrait encore écrire sur le plagiat !
    — Jetons donc par-dessus bord l'article 14 de la Constitution, s'écrie Me Bonehill, qui n'y va pas de main morte. Peste ! L'article 14, de la contrebande ?
    — Peu nous importe d'ailleurs qu'il fonde une religion ; il lui est surtout défendu de s'enrichir à nos dépens. Me Lebeau a magnifié certains gestes de Dor...
    Me Bonehill met en suspicion des témoignages divers favorables au prévenu, refait l'histoire de la margarine, doute du désintéressement du Messie.
    — II n'a pas eu un atome de pudeur pour restituer les 17,000 francs à Mme D... Qu'il fasse le geste !
    Me Lebeau. — Il l'a fait ! Mais il n'a pas l'argent.
    Me Bonehill. —Et vous parlez de libéralités à l'Ecole des estropies ! Certains gestes de Dor ont été cupides. D'après Me Lebeau, Dor serait la maladresse réincarnée. Il joint l’arrogance à l'insolence et au cynisme... Ce matin, Me Morichar est tombé de Wilmart à Dor...
    Le patriotisme de Dor vient maintenant en discussion. On remarque que Me Bonehill ne se préoccupe pas un instant des attentats à la pudeur. Non, pas ça, pas ça,.. Voyons donc quel est le patriotisme d’un homme accusé d'escroquerie, d'exercice illégal de l'art de guérir et d'attentats à la pudeur. C'est très important.
    Me Bonehill lit :
    Etre patriote pour son pays, pour sa nation, c'est traiter en ennemis les citoyens d'un autre pays... Quiconque se réclame du patriote est un prétentieux et un patriote prétentieux est un adversaire de l'amour de la liberté, de l'égalité, de la fraternité.  Je ne dis pas que je n'ai pas tort de vouloir annihiler l'esprit patriotique, mais seulement pour ceux-là qui y trouvent un intérêt, pour ceux-là qui, en se montrant patriotes, occupent de belles places. Mais alors, pour les personnes qui, par cet effet, sont exploitées, et après cela amenées à se faire massacrer et tuer, je crois bien qu'elles seront unanimes à s'écrier avec le Père : A bas la guerre, effet du patriotisme, et vive la paix, fruit de la fraternité universelle !
    Me Lebeau — C'est son droit de penser cela !
    Me Bonehill — Il a bavé sur la patrie !
    On en revient à la vieille petite dame blanche, bien oubliée par son avocat :
    — Le divorce de Mme D… a été prononcé aux torts du mari. Vous avez lancé une insinuation malveillante, vous avez parlé de sa vie orageuse. Sur quoi vous bases-vous ? Sur les dépositions de certains témoins que nous avons vus hypnotisés...
   
Encore ? Me Bonehill n'est pas heureux dans sa réplique.
    — La plainte que j'ai faite a été rédigée hâtivement pour permettre au parquet de faire la lumière. J'ai oublié un poste de 1,800 francs...
   
Et, sans doute, les attentats...
    Après lecture de lettres où se remarque une orthographe mystique — des majuscules à amour, à il, à lui“, etc. — Me Bonehill critique en terminant, la finale du livre Christ parle à nouveau.

LE MINISTERE PUBLIC.

    M. Mahaux est d'avis qu'on a fait trop d'honneur à Dor en le comparant à Bouddha et à Platon : — Il y a loin des hauteurs où se sont élevés Mes Lebeau et Morichar à la mare où Dor croupit. Vous ne ferez pas au bon sens l'injure de croire que cet homme ait pu soupçonner l'existence de théories philosophiques. Toute religion suppose quatre entités : dogme, discipline, culte, morale. C’est la négation absolue de l'idée de Dieu que le dorisme.
    L'honorable organe de la loi s'efforce de démontrer, en une logique serrée, que les quatre entités font défaut dans le dorisme et que l'harmonie, notamment, entre les actes de Dor et ses principes, est nulle. D'autre part, et ce serait décisif, Dor, dans une lettre à la „Région, le 2 juin 1916, affirme qu'il n'y a pas de doristes, pas de religion, pas de société.
    — Dor doit être condamné. Il traînera derrière lui une sévère condamnation, et son âme sera ployés au souvenir des petites victimes qu'il a envoyées à la mort.

REPLIQUE DE Me LEBEAU.

    Me Lebeau rencontre l'affirmation que le dorisme ne serait pas une religion, s'appuie sur le témoignage de M. Salomon Reinach, et montre, contrairement à la morale de Socrate, qu'il y a, dans le dorisme, des sanctions.
    — Le tribunal doit s'arrêter devant ce phénomène religieux. La liberté de conscience est la liberté la plus chère !... Puisque Dor forme de braves gens, il faut le laisser continuer...
    Me Gérard. — Et peupler les cimetières !
    Les débats sont clos.
    M. le président. — Le tribunal rendra son jugement à l'audience du 16 décembre. L'audience est levée à 6 heures. L'immense foule qui encombre de Palais de Justice se désagrège peu à peu, s'éloigne. Des manifestants obstinés guettent le Père Dor. Une femme est à leur tête. Serait-ce la petite vieille dame réincarne déjà en une sorte de Jeanne Hachette ? Non, pourtant, la voici qui descend les marches du Palais, qui passe devant moi, et me regarde, un peu fâchée..
    Le Père Dor a pu, cette fois, loger à Charleroi. Un pronostic ? Une condamnation dont il sera fait appel.
    Mais quel procès intéressant, que d'idées remuées et débattues, que de systèmes philosophiques évoqués — où l'idéaliste ne parvient pas à faire un choix...

                                                        Pierre GRIMBERGHS

La Belgique, 2 décembre 1916

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À Charleroi - La cour rendra le jugement (L'écho belge, 16 mars 1917)

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À Charleroi - La cour rendra le jugement (L'écho belge, 16 mars 1917) A Charleroi

    Grande affluence à la 8e Chambre du tribunal correctionnel de Charleroi. On allait rendre le jugement dans le procès de Pierre Dor, dit le Christ, une espèce d'Antoine le Guérisseur, accusé de différentes choses, notamment de pratique illégale de la médecine.
    Le prévenu ne s'est point présenté. Le président M. Castaigne a donné lecture du jugement, dont voici un résumé :
    1o. Quant à l'exercice de l'art de guérir :
    Attendu que le prévenu ne possède aucun diplôme ; qu'il s'est donné, dans des assemblées, comme guérisseur de toutes les maladies : carie des os, cancer, constipation, etc.; qu'il est aussi consulté par lettres ; qu'il prétend qu'un seul remède existe, celui qui agit sur la cause morale ; qu'il représente les médecins comme des gens cupides et qu'il assure la guérison, à ceux qui le consultent, par la transmission de son fluide ;
    Attendu que, dans certains cas, il a préconisé des lavements à l'eau salée, notamment pour une cancéreuse ; qu'il a recommandé, pour des nourrissons, de l'eau sucrée ou non, mais non bouillie, et prescrit le végétarisme;
    2o. Quant aux faits d'escroquerie :
    Attendu qu'il faut tenir compte de la mentalité de ceux qui s'adressent au prévenu ; qu'ils ont en lui une foi invincible et le croient le Christ réincarné ; mais attendu que ce phénomène psychologique n'est pas nouveau ; que le prévenu se défend d'avoir employé des manœuvres frauduleuses ; qu'il n'a pas dissuadé ses adeptes quant à son origine ; qu'il a gardé une réserve qui est le résultat d'une manœuvre ; qu'il a eu recours à une mise en scène, poses hiératiques ; qu'il s'est laissé appeler Père Dor, guérisseur, stimulateur de vertus, etc. ; qu'il se prétend doué d'une sensibilité spéciale (fluide d'amour), etc., etc.;
    Attendu qu'il a employé des manœuvres pour s'approprier le bien d'autrui, et qu'il n'y a pas lieu à application de l'article 14 de la Constitution (liberté des cultes) ;
    Par ces motifs, le tribunal acquitte le prévenu du chef des attentats à la pudeur, et le condamne : pour exercice illégal de l'art de guérir, à 100 florins d'amende ; pour escroqueries, à 4 mois et 200 francs d'amende pour les faits concernant les époux Ch..., et à 8 mois et 400 francs, pour les faits lui reprochés par Mme D... ; à onze peines de 8 jours pour onze autres faits ; à 1 mois et 26 francs pour ce qui concerne l'épouse S...; le condamne, en outre, à payer 500 francs à la Société de médecine de l'arrondissement de Charleroi, et 17.000 francs à Mme D... ; et, enfin, le condamne aux dépens. Le substitut du procureur du Roi a requis l'arrestation immédiate du Christ, mais le tribunal s'y est refusé.

L'écho belge, 16 mars 1917

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Le Père DOR (Le Fraterniste, 20 mars 1914)

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Le Père DOR inquiété en Belgique (Le Fraterniste, 20 mars 1914)Le Père DOR inquiété en Belgique
à ROUX, près Charleroi

     Les succès continuels des guérisseurs de toutes les écoles indisposent fortement la Justice.
    C'est tous les jours un de nos frères dévoués au soulagement de l'Humanité souffrante qui se voit l'objet d'enquêtes et de poursuites.
    Les magistrats de Charleroi se sont tout récemment présentés au temple de Roux, où le père Dor soigne les nombreux malades qui viennent à lui. Ce dernier a revendiqué hautement son droit de guérir, et le parquet s'en est allé, emportant les noms des personnes présentes à l'office.
    Nous espérons que le père Dor ne sera pas inquiété. Nous ne doutons point d'ailleurs, si un procès lui était intenté, qu'il n'obtienne un acquittement retentissant, puisque les guérisons obtenues par la médecine spirituelle ne sont plus niables. Il n'y aura pas un seul juge en Belgique qui voudra avoir à se reprocher la honte de condamner un bienfaiteur de l'Humanité.

 Le Fraterniste, 20 mars 1914

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