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Robert Vivier, Zénitta Tazieff et Haroun Tazieff

Publié le par antoiniste

Robert Vivier et Zénitta, signature

    La vie recommence et Robert Vivier retourne à ses études. Il obtient son doctorat en philologie romane. Il est reçu premier au concours des bourses universitaires, ex aequo avec son amie Marie Delcourt. C'est à cette époque qu'il fait la connaissance du peintre Zenitta Tazieff. Il la rencontre dans une petite pen-sion de famille de Saint-Gilles car, m'a raconté Haroun Tazieff, « il était à cette époque aussi pauvre que nous ». Zenitta est Russe, elle est peintre, chimiste, philosophe. Elle est aussi fort belle, très intelligente, avec un goût explosif de la vie. Elle est la mère d'un fils de sept ans qui deviendra un volcanologue célèbre et est à cette époque un garçon turbulent, difficile à contenir. L'enfant apprécie et aime le beau et patient Robert Vivier autant que sa mère. Robert et Zenitta se marient et partent avec Haroun pour Paris où la nouvelle famille va vivre dans des appartements successifs mais toujours exigus pendant que Vivier réunit les matériaux de son mémoire sur L'Originalité de Baudelaire.
    Esprit très vif, toujours en mouvement, Zenitta s'est beaucoup intéressée à l'œuvre de son mari. Elle l'a aidé à s'affirmer et à pousser ses œuvres vers une forme toujours plus exigeante et élaborée. Elle a traduit du Russe avec lui un roman d'Alexei Remizow et a collaboré aux traductions du Russe et du Polonais qui figurent dans Traditore.
    Haroun Tazieff a écrit que Robert Vivier fut pour lui plus qu'un père et il lui a rendu ce bel hommage : « J'ai connu une fortune exceptionnelle : celle d'avoir été élevé par Robert Vivier. Cette fortune m'ouvrit au monde, à la beauté de la Terre... dès sept ans et jusqu'à l'âge d'homme je fus plongé dans un univers de poètes vrais, Baudelaire et Dante, Villon et Mallarmé, Rimbaud et Supervielle... » (p.39)

    Après la publication de Folle qui s'ennuie, Robert Vivier prépare celle d'un de ses plus importants recueils de poèmes : Au bord du temps qui paraîtra en 1936 aux célèbres Cahiers du Sud de Marseille. Il se consacre surtout à un livre qui va devenir son principal roman : Délivrez-nous du mal. Il porte un sous-titre : Antoine le guérisseur, indiquant ce qui a semblé à Vivier le plus significatif, le plus attachant dans le destin et l'extraordinaire personnalité du héros de son livre.
    Ce Louis Antoine a eu une vie dure, au parcours inattendu et semé d'épreuves, qui appartient à l'histoire, à l'histoire populaire en tous cas, de notre pays. Il naît en 1846 dans un petit village, près de Liège, dans une famille de mineurs. Famille unie, nombreuse et très pauvre. A douze ans, quand il quitte l'école, son père lui achète une ceinture, une gourde en émaillé bleu et lui dit : Tu es grand maintenant, il est temps de descendre à la mine.
    Pour le père et le fils, c'est une évidence. Il est donc mineur pendant quelques années avec son père et ses frères. Un jour la bougie de sa lampe s'éteint sans raison, il y voit un signe. Il quitte la mine et trouve une place de métallurgiste. Au tirage au sort, il tire un mauvais numéro et pendant trois ans, il est un soldat exemplaire. Au cours d'un rappel, il a le malheur, pendant un exercice, de tuer un de ses camarades d'un coup de feu. Il n'est pas responsable de cet accident qui le plonge dans le désespoir. Après des semaines de détresse, il obtiendra son congé et ne retrouvera la paix qu'en revoyant son pays natal.
    « Dans le fond noir du vallon, écrit Vivier, des petites flammes d'un rouge sourd, comme des sœurs, mystérieuses, brûlaient à intervalles réguliers. C'était les cheminées du laminoir... On eût dit qu'une bête puissante était tapie là, qui bruissait et murmurait en rêve, entourée de ce fourrage de clartés. Plus loin, dans l'ombre plus noire, des petits morceaux d'une lumière moins vive étaient posés ça et là avec une douce exactitude. Là étaient les maisons des hommes. »
    Il rencontre l'amour, il voudrait se marier mais s'aperçoit que devant aider ses parents qui vieillissent, il est bien trop pauvre pour cela. Il n'a aucun espoir d'améliorer son sort dans ce pays, qui est à ce moment le paradis du capitalisme mais pas celui des travailleurs. Louis Antoine est un homme entreprenant, il part pour l'Allemagne où il peut gagner un meilleur salaire. Il doit encore attendre longtemps avant de pouvoir se marier et emmener là-bas sa jeune femme. Plus tard, il l'emmènera jusqu'à Varsovie, dans l'empire russe d'alors, où il a obtenu une place de technicien. Il reviendra chez lui, après quelques années, ayant amassé un petit avoir qui lui permettra de s'acheter une maison et de travailler au pays. C'est à cette époque qu'il commence à ressentir un grand vide spirituel. Il lit beaucoup et devient membre d'un groupe spirite au sein duquel vont apparaître ses dons de guérisseur.
    Une lourde épreuve s'abat sur les époux Antoine. Leur fils unique, qui a fait de bonnes études et est devenu employé aux chemins de fer, tombe malade. Les dons de guérisseur d'Antoine sont, à cause de sa propre anxiété, sans action sur les membres de sa famille. Les médecins se révèlent eux aussi impuissants et le jeune homme meurt. Ce deuil accentue chez Antoine l'intérêt et la compassion pour les souffrances physiques et morales des autres. Peu à peu les malades affluent chez lui et les guérisons se multiplient.
    Robert Vivier décrit l'action du guérisseur comme un travail. Un travail qu'il exécute avec le même effort, la même conscience que lorsqu'il était mineur ou métallurgiste : « Dès qu'il apercevait un malade devant lui... il sentait la souffrance de cet homme, son embarras, sa misère. Il en était saisi... Il ne pouvait se dérober, il fallait qu'il se mit à vouloir la guérison de cet être... Il voulait agir, et à force de le vouloir il sentait, à un certain moment, qu'il le pouvait. Car vouloir est un travail... peut-être même est-ce le seul travail qui existe... Comme il était plus sain et plus robuste, comme l'expérience et l'épreuve lui avaient donné la faculté de se servir des fluides, il faisait profiter de tout cela le malade. » Il n'en aurait peut-être pas tant fait pour lui-même mais « la tâche qu'il avait à mener ne pouvait être menée à bien que par l'amour. » L'amour « n'est pas n'importe où pour chacun de nous... il est ici et non pas là, il a son terrain, son unique espace ». Et cet espace pour le guérisseur c'était « le pays natal qui est, disent ensemble Vivier et Antoine, le vrai monde et son éternité. »
    Le temps me manque pour parler de toutes les choses justes et profondes que Robert Vivier, s'incorporant par la compréhension à la pensée mais surtout à l'expérience d'Antoine, nous dit sur le rapport intime de l'esprit et du corps qui reste le grand problème de la médecine et de toutes les formes de psychothérapie.
    Permettez-moi encore une citation : « Le corps, dès qu'il est en danger, appelle à longs cris, s'accroche à l'âme avec la frénésie aveugle d'un homme qui se noie. Et alors l'âme s'alarme à son tour... elle est habituée au corps... Il faut qu'elle l'aide, qu'ils se sauvent ensemble pour que cette vie continue. Elle... cherche pour lui une espérance... c'est elle qui le conduit chez Antoine ». Antoine qui sait qu'il ne peut rien s'il est « seulement en présence du corps et si l'âme du patient ne participait pas à ces colloques, si elle ne les rejoignait pas pour collaborer avec eux ».

    Dans ce beau livre, Robert Vivier nous montre ou plutôt nous fait participer à l'évolution mentale et spirituelle d'un homme très simple dont l'action a eu un retentissement considérable dans les milieux populaires de notre pays. Ne nous y trompons pas, le monde dans lequel Antoine évolue est composé de gens peu instruits au sens scolaire d'aujourd'hui, mais qui ont des traditions, une culture à eux et surtout une sévère expérience de la vie qui leur permet de bien juger à qui ils ont affaire. Ces gens lui ont fait confiance et Robert Vivier a su faire comme eux. Il décrit le phénomène étonnant de la naissance d'une vocation de guérisseur, de la réponse donnée à un vide spirituel et de la création d'une religion nouvelle sans dogmes ni rites dans les couches défavorisées d'une société industrielle. Il le fait sans aucun esprit de supériorité. Il va avec Antoine le guérisseur, il unit sa pensée et son travail d'écrivain à sa vie, il le fait voir dans ses grandes épreuves comme dans l'immense amitié du petit peuple qui l'entoure. Il n'est jamais celui qui survole son personnage et qui prétend l'expliquer ou en démonter les rouages intimes. Il se contente d'accompagner Antoine et de le relier sans cesse au pays où il a vécu et à ceux qu'il a tenté d'éclairer et de secourir. Cela va si loin qu'on a parfois l'impression que ce livre est écrit non par un écrivain, à sa table solitaire, mais par la mémoire collective du peuple qui a entouré et vécu avec Antoine. De là l'emploi, si fréquent et si significatif dans le récit, des pronoms « on » et « nous » qui évoquent l'écho de la rumeur confiante, cordiale et reconnaissante qui entourait le guérisseur.
    Georges Sion a remarqué avec justesse que Délivrez-nous du mal est avant tout un roman amical. C'est sans doute ce sentiment d'amitié pour l'univers à la fois profond et naïf, je veux dire vraiment originel d'Antoine, qui soulève constamment le livre et emporte l'adhésion du lecteur. Robert Vivier ne s'y fait voir que par le style et le mouvement du récit. Il laisse toute la place à Louis Antoine et aux siens. Cet effacement même suscite entre les lignes, entre les pages, une apparition discrète et je pense que de tous ses ouvrages Délivrez-nous du mal est celui où s'exprime le mieux la personnalité et la pensée de Robert Vivier.

    Bien que Délivrez-nous du mal raconte la vie d'un personnage réel, Vivier estime à juste titre que cet ouvrage n'est pas une biographie mais un roman. Si c'est la biographie de Louis Antoine qui forme le canevas du livre, c'est l'art du romancier qui restitue l'esprit de son héros, le poids ou la chaleur des événements et nous fait entrer dans le paysage en mouvement de sa vie.
    Peut-être faut-il ici s'interroger sur les rapports du roman, de la biographie et de l'autobiographie. Le roman, surtout s'il est comme Délivrez-nous du mal fortement centré sur un personnage principal, comporte toujours une part de biographie. Celle-ci se nourrit dans une certaine mesure de l'autobiographie réelle, imaginaire ou fantasmatique du romancier. Cependant dès qu'un personnage accède à la plénitude de l'existence imaginaire il entraîne celui qu'on appelle, non sans équivoque, l'auteur, dans l'aventure d'une existence nouvelle qu'il doit partager avec lui. Le romancier ne sait pas tout ce que ses personnages ont vécu et pourrait dire, comme un de ceux de Françoise Sagan : « Je me demande ce que le passé nous réserve ».
    Il ignore encore plus ce que ses personnages vont faire et qui va bien souvent le dérouter. Par contre il sent — plus qu'il ne sait ce qu'ils ne peuvent pas faire, ce qui ne serait pas dans leur vérité peu à peu élaborée en lui-même. Cette connaissance négative est son seul guide mais qui suffit s'il est capable d'intérioriser ces nouveaux vivants dont la charge lui a été confiée. Robert Vivier a su intérioriser Louis Antoine et les siens, les faire vivre dans le mouvement, dans l'invention de l'écriture. Ecriture que Claudine Gothot-Mersch, dans sa pénétrante lecture, a appelée si justement une écriture de la sympathie. Définition qui va loin tant dans la pénétration de l'œuvre que de l'homme que fut Robert Vivier.
    On voit bien ce qui a pu passionner l'ancien fantassin des tranchées, le romancier toujours proche de la vie populaire et l'homme de cœur qu'était Vivier dans l'histoire et l'aventure intérieure d'un ouvrier du pays de Liège. On s'étonne pourtant de voir un homme aussi éloigné de toute idée de culte ou de religion organisée s'intéresser à ce point à un guérisseur qui va, à travers la guérison par l'esprit, devenir à la fin de sa vie le fondateur d'une religion nouvelle. Claudine Gothot-Mersch suggère que cet intérêt a été éveillé en lui par sa rencontre en classe de 3e à l'Athénée, avec un professeur, Monsieur Delcroix, disciple convaincu d'Antoine. Tout le monde n'a pas vu cet « illuminé méconnu » avec le regard plein de compréhension, de tendresse de Robert Vivier car Marcel Thiry, qui a eu lui aussi Monsieur Delcroix comme professeur deux ans plus tard, a gardé de lui un souvenir caricatural. « Je ne pouvais le revoir, dit-il, qu'avec les mêmes égaiements cruels qui furent à ses dépens ceux... (des) jeunes sots dont j'étais ».
    Il est certain que Vivier a écrit Délivrez-nous du mal avec passion, les dates le révèlent. Commencé le 7 juin 1934, ce livre de 350 pages, qui a dû exiger un important travail de documentation, est terminé un an plus tard, le 25 juin 1935.
    Il faut je crois accorder toute son importance à la dédicace du roman. Elle est faite :

    A ma femme
    A qui je dois
    les pensées et les sentiments de ce livre

    Cette dédicace nous ramène à la riche et diverse personnalité de Zenitta Vivier. Dans Les défis et la chance, premier volume de ses mémoires, son fils Haroun Tazieff nous dit : « D'une mère qui avait participé à la révolution russe de 1905... j'avais reçu une éducation « de gauche » c'est-à-dire entièrement fondée sur les vieux rêves humanistes de justice. » Ces rêves sont précisément ceux qui inspirent la pensée et surtout la pratique d'Antoine. On peut supposer que Zenitta Vivier, comme la dédicace de Délivrez-nous du mal le donne à penser, s'est attachée autant que son mari à la personnalité simple, populaire et en même temps hors mesure d'Antoine le guérisseur. On peut en tout cas penser que le thème et les personnages de Délivrez-nous du mal les ont fortement concernés tous les deux. Ils ont dû beaucoup en parler entre eux et l'esprit perçant et passionné de Zenitta s'est uni heureusement dans ce livre à l'esprit de finesse et de compassion ainsi qu'au sens du style et du charme du récit de l'écrivain Robert Vivier.

    Roman vrai, roman amical d'un homme et d'un peuple, Délivrez-nous du mal est aussi un livre de pensée. Louis Antoine, s'il a dû descendre à la mine à douze ans, est pourtant devenu un homme de réflexion et de pensée. Pensée des mains, du corps, de l'expérience et de la vie. Pensée qui évolue et se développe sous l'action de l'événement. C'est la mort de son fils qui le confirme dans sa vocation de guérisseur. Ce sont les guérisons qui font affluer les malades chez lui. Ce sont les procès, qui lui sont intentés en 1901 et 1907 pour exercice illégal de la médecine, qui le poussent, malgré son acquittement, à se tourner vers la seule guérison par l'esprit et peu à peu vers la fondation d'un culte.
    Dans ce roman la voix de Vivier se mêle si intimement à celle d'Antoine que, parfois, il est malaisé de les distinguer. L'esprit de l'Evangile affleure souvent, chez l'un comme chez l'autre, par sa parole la plus simple, peut-être la plus difficile : « Ne jugez pas. » Vivier ne juge pas ses personnages, il sait qu'ils participent au « règne... de l'innocence végétale » comme le dit Marcel Thiry qui ajoute : « Leur courage à se remettre à vivre, à aimer est une espèce de sainteté. »
    Ce mot de sainteté m'a frappé car je l'ai retrouvé dans la bouche de ceux qui ont connu Robert Vivier. Tous, à un moment ou l'autre de l'entretien, m'ont dit : c'était une sorte de saint laïc. J'en ai parlé à Haroun Tazieff, au cours d'un déjeuner où il nous avait conviés avec Vercors, ami de longue date de Vivier. Tazieff a semblé d'abord étonné de voir présenter ainsi quelqu'un qui lui a été si proche. Après avoir réfléchi, il a dit : « Par sa bienveillance universelle, sa simplicité, sa patience, oui, c'était une sorte de saint. Et laïc certainement car il était étranger à toute forme de religion. — Si c'était un saint laïc, a dit ma femme, c'était un vrai saint — Cela ne fait pas de doute, a conclu Vercors. (pp. 44-50)

Discours de M. Henry BAUCHAU
in Réception de M. Henry Bauchau
Bulletin de l'Académie royale de langue et de littérature françaises (1991)
Séance publique du 25 mai 1991

Source : www.arllfb.be/bulletin/bulletinsnumerises/bulletin_1991_lxix_01_02.pdf

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Robert Vivier - La mort du Père Antoine (Cassandre, 18 janvier 1936)

Publié le par antoiniste

Robert Vivier - La mort du Père Antoine (Cassandre, 18 janvier 1936)

La mort du Père Antoine
(Episode de la vie d’Antoine le Guérisseur)

    Depuis février, le Père ne boit que de l'eau et dans toute la journée il ne mange qu'un petit morceau de pain. Sa vue commence à s'affaiblir. Ses jambes et ses pieds se gonflent.
    La foule ne sait rien de ces choses. Elle a la vraie foi. Elle prend l'amour que lui donne le Père. Elle vient, elle s'en abreuve, elle ne soupçonne pas que ce bien puisse lui être retiré.
    Mais les amis, mais les adeptes. Dans son livre de la Révélation, le Père avait cependant pris soin de les consoler par avance : « Ne vous préoccupe pas de ma mort, celui en qui vous avez foi existera toujours. » Mais c'est la pensée, cela, c'est la parole... On a beau se pénétrer de l'enseignement, comment faire taire en nous ce quelqu'un de terrestre qui s'alarme ? Sûrement, le Père ne blâme pas ceux qui inquiètent ainsi.
    Quand il a cessé ses opérations particulières, voici deux ans, une angoisse a serré les cœurs : voulait-il de la sorte nous préparer à son départ ? Mais il a consacré le Temple avec des paroles si tranquilles qu'une grande et longue paix a coulé dans les âmes. Depuis, on s'est habitué à ce qu'il se retire loin de nous pour mieux écouler la vérité. Cependant, voici quelques mois qu'il paraît plus affaibli. Son corps s'use. Il semble de plus en plus que son esprit vivace en soit à peine recouvert. Plusieurs fois, Mère a dû le remplacer au Temple. A d'autres moments, on voyait bien quelle peine il avait pour amener jusqu'à nous sa frêle image matérielle. Cette image qui n'est rien, nous le savons, mais que l'habitude de l'amour nous a rendue chère, et dont notre cœur a besoin.
    Certes, le sort du culte est assuré. Le Conseil d'Administration est là pour y veiller quoi qu'il arrive. Et les adeptes les plus proches du Père laissent entendre que bientôt le pouvoir de guérir sera transmis à des hommes ou à des femmes désignés. C'est une chose naturelle : le Père a tant fait pour tout le monde, il a gagné le droit de se reposer.
    Ceux qui l'observent racontent qu'il ne sort plus guère de l'extase. Se retirera-t-il tout à fait dans la contemplation ? S'il devait en être ainsi, s'il ne nous était plus donné de le voir, tout de même on se sentirait rassuré à savoir qu'il vit, qu'il est près de nous, dans cette même illusion de la Terre. Certes, il n'est déjà plus entièrement des nôtres, il est au-dessus de nous, une autre atmosphère l'environne. Mais tant qu'il est là, parmi nos maisons, quelque chose de tranquille continue aussi d'habiter dans nos cœurs. Sans doute y avait-il un charme de ce genre sur la terre, au temps où vivaient les Saints dont on nous parle.
    Quand une adepte est venue raconter qu'il ne pouvait plus supporter aucune chaussure, et qu'on devait lui mettre des sandales faites avec des planchettes et des cordes, plus d'un et d'une a senti se fendre son cœur.
    Mais, à la fin de mai, on entend dire :
    – Le Père se soigne, maintenant. Il a repris de la viande.
    Une nouvelle plus étonnante circule :
    – Il est sorti… Il a fait une promenade. C'est sur le conseil du docteur : il doit prendre l'air, il s'était trop affaibli.
    Pourtant, depuis le procès de 1907, et à part ce jour de l'année dernière où il est allé à Verviers avec la Mère pour consacrer le temple de Stembert, jamais plus le Guérisseur n'avait franchi le seuil de sa maison. Il faut donc le croire, le Père veut vivre, il aimerait de rester encore près de nous.
    En réalité, le Père ne s'était décidé à surmonter son éloignement pour la nourriture que sur les instances de Mère. Il avait entendu la plainte de son terrestre amour.
    C'est pourquoi aussi, une fois ou deux, dans une auto de louage, le Père fit avec Mère une promenade sur les hauteurs, par la route qui traverse les bois, vers Neuville et Nandrin.
    Le 8 de juin, ils partirent encore une fois de ce côté-là, accompagnés de deux adeptes, Nihoul et Deregnaucourt. Bientôt ils furent sur la hauteur. L'auto roulait lentement à travers les bois. Le ciel était gris.
    C'étaient ces bois où il était passé souvent, où il était venu méditer pendant les années du spiritisme. Alors son œuvre ne lui apparaissait pas nettement, – il ne savait pas encore quelle sérénité l'attendait au delà de la région des épreuves.
    Tandis que le moteur trépidait à petit bruit, Antoine laissait errer ses yeux sur l'horizon de la forêt.
    Il ne s'émerveillait pas d'avancer dans une voiture sans cheval, ni de tout ce qu'il y avait de neuf dans le monde depuis les années de sa réclusion volontaire. Nihoul lui, parlait des aéroplanes, qui vont maintenant dans l'air comme les oiseaux. Mais il n'y avait guère là de quoi le troubler : il avait vécu dans les usines, lu les livres, il connaissait depuis longtemps de quelles ruses, laborieuses l'intelligence est capable. Qu'elle eût enrichi extraordinairement depuis quelques années son magasin d'illusions, qu'elle eût planté de nouveaux décors sur son théâtre de matière, c'était sans doute un événement nécessaire, en rapport avec le progrès bien plus étonnant que la conscience avait fait depuis la naissance du spiritisme et la révélation nouvelle dont lui, Antoine avait été l'humble et scrupuleux instrument.
    – L'intelligence peut beaucoup, oui, répondait-il au frère Nihoul.
    Et il s'enfonça dans son silence.
    L'air était un peu lourd, comme il arrive au mois de juin, et le vieillard avait de la peine à respirer. Il demanda qu'on s'arrêtât. Les deux adeptes l'aidèrent à descendre, il but de l'eau d'une fontaine qui était là. Puis il s'assit sur un tronc d'arbre.
    Comme on était tranquille, ici. Les chants des oiseaux, actifs, paisibles, intarissables, distillaient sans le blesser le silence du jour. Au sortir de son tuyau rouillé, le filet d'eau de la fontaine glougloutait doucement et s'apaisait dans un petit bassin sombre. Alentour, l'herbe était lustrée. Les arbres immobiles semblaient couverts depuis l'éternité par l'épaisseur de leurs feuilles. A leur pied se balançaient imperceptiblement, sur leurs hampes droites, des digitales blanches, mystérieuses.
    « Nous baignons dans la vie ». Antoine se rappela ce mot de son Enseignement. Il leva les yeux vers le ciel vaste et gris, et subitement il sut qu'il allait mourir.
    Mourir ?
    Ne plus voir ceci : l'herbe et les feuilles, les nuages qui roulent et que l'on devine chargés d'eau. Ne plus entendre ces pépiements fidèles, ni le bruit humble du tuyau qui s'égoutte. Ne plus sensu l'odeur des feuilles, oublier à jamais l'air tiède, le vent. Mourir ? Tout, par ici, était si tranquille.
    Il regarda Nihoul et Deregnaucourt. Leurs visages soucieux étaient connus, familiers. Ils n'auraient pas pu ne pas avoir ces visages. Ils étaient le dessin même de la vie.
    Il eut le soupçon que rien ne peut être autrement qu'il n'est. Et ceci, non pas seulement dans l'idée de l'univers, dans ce grand rythme, mais dans le détail d'un nez un peu long, d'une épaule penchée, d'un bout de soulier légèrement usé qui écrase une herbe. Comment tout cela, une fois qu'il est, pourrait-il dire non et ne pas être ?... Sa pensée s'enfonça dans des impressions sans forme et sans nom, mais absolument connues qui vivaient en lui, Dieu sait dans quel repli secret, depuis la toute petite enfance, – impressions de feuilles, de ciel gris et d'oiseaux, et du temps qui passe sans bruit dans le jour d'été. Il vit aussi les visages de Tatène et de Martin, affectueusement penchés, comme ils étaient peut-être la première fois qu'il les avait vus sans le savoir. Le jardin du château de Mons fait plein de lilas au printemps, il y en avait un aux touffes d'un violet très sombre qui dépassait au-dessus de la grille. Sur la route de Flémalle une charrette de messager, avec une bâche blanche tendue sur des cerceaux, s'approchait lentement. A chaque cahot l'essieu criait. Cela venait depuis toujours, cela avait lieu avant le commencement de la vie. Il lui sembla qu'il retrouverait dans toutes ses vies, et jusqu'à la fin de l'éternité, ce cri intermittent de l'essieu. Tout ce que nous vivons est un rêve. Mais tout ce qu'il y a dans ce rêve est de notre vie éternelle.
    Ses yeux revenaient à Nihoul, à Deregnaucourt. Il n'osa regarder Catherine. Il la sentait derrière lui, debout et silencieuse. Soudain il fut pris d'une rude tendresse pour tout ce qui est d'une certaine façon, autour de nous, attaché à notre vie. C'est éternel, cela reviendra toujours, et c'est irrémédiablement fragile. Peut-être n'y a-t-il rien d'autre que quelques figures à qui l'on dit adieu à tous les moments de son éternité.
    Ses jambes étaient lasses. Toute la force de son être s'écoulait doucement, intarissablement, le long de son corps, et ruisselait en silence vers la terre. Le fluide de vie me quitte, songea-t-il. Ceci n'était pas triste, mais infiniment doux. Ce corps, par qui il avait été porté dans tant d'endroits, lui chuchotait son adieu. La vie qu'il avait vécue sous ce ciel-ci, parmi les collines de la Hesbaye et du Condroz, et là-bas dans le fond, au pays immobile des fumées, se réconciliait en cette minute avec une plus grande Vie.
    Il ferma les yeux, aspirant à l'évanouissement de sa matière. L'heure était venue. Le Dieu qui était en lui se détachait des entraves d'un temps, pris du désir de se confondre en Dieu. Depuis longtemps on l'appelait, de quelque part. La voix venait de très loin. A certains instants de sa vie, il l'avait déjà entendue. Quand les foules de l'espace avaient défilé le long de lui, invisibles, et quand il avait vu en esprit les foules des hommes s'accumuler et le suivre… Oui, cela avait d'abord été un rêve, ces foules et ces foules en marche avec lui – et ensuite c'était devenu réel, vivant, innombrable, et maintenant cela s'appelait son œuvre et sa vie, et c'était dans le passé. La voix l'appelait de nouveau, plus secrète que jamais. Cette fois elle venait de tout près, elle était déjà en lui.
    – On ne craint rien quand on a la foi, dit-il à haute voix. Rien ne peut nous arriver si nous sommes dans le réel.
    A ce moment, d'une façon inattendue, il frissonna de tout le corps
    – Vous avez froid, Père, demanda Nihoul.
    – Ce n'est rien répondit-il. L'humidité m'a saisi.
    – Il y a du vent, dit la voix de Mère derrière lui. Le temps change. Si nous marchions un peu ?
    Il tendit les bras en avant, et les deux adeptes l'aidèrent à se relever.
    – Marchons un peu, dit-il en se tournant vers Mère. Et il sourit, Mère voulut sourire aussi : il l'aperçut bien, ce sourire, quoique le visage de Mère n'eut pas réussi à le former.
    Avec peine, soutenu par les deux hommes, il marcha sur l'accotement herbeux, Mère suivait tristement.
    Marcher... Le corps était là, toujours, continuait sa vieille besogne. Mais malaisément, ainsi qu'une machine trop usée. A force de donner la guérison à autrui, à force de jeûner pour mieux entendre la vérité qu'il voulait donner, il avait tué ce corps robuste, né pour vivre aussi longtemps que l'avaient fait les corps de Martin et de Tatène. A soixante-dix ans, songeait-il, Martin descendait gaillardement à la mine, c'était pour ainsi dire encore un jeune home. Lui, s'était arraché sa vie pour la donner à des millions d'hommes. Mais il ne regrettait rien : Ce qu'il avait fait, il avait eu raison de le faire. Et si c'était à recommencer… Qui sait ? Dans une nouvelle incarnation, un même sort l'attendait peut-être… Il le souhaita ardemment.
    Vraiment, il n'avait gaspillé ni son temps ni ses forces sur la Terre. La Révélation qu'attendaient les hommes d'aujourd'hui, il la leur avait apportée. Et comment eût-il regretté son énergie disparue, s'il avait su faire d'elle une source de santé et de guérison pour tant de malheureux ?

    Il dut s'arrêter. Ses jambes ne le portaient plus. Il remonta dans l'auto, qui roula tout doucement, jusqu'à la lisière du bois. Là, se sentant mieux, il descendit de nouveau. Un champ de seigle avait des reflets argentés. Au bout on apercevait des maisons. Par là devaient habiter des gens qui étaient venus chez lui dans leurs jours de détresse, et qui étaient remontés par ce chemin avec plus de courage. Ce qu'il en avait guéri, des malades… Il se rappelait leurs yeux plaintifs, leurs voix monotones, celles des femmes surtout : la femme a toujours la même voix pour se plaindre. Qu'étaient devenus tous ces gens qu'il avait renvoyés plus contents dans les chemins de leurs vies ? Peut-être plusieurs d'entre eux étaient-ils morts depuis et les autres mourraient à leur tour, car la guérison que peut obtenir l'homme est provisoire. Mais il leur avait permis de continuer leur marche avec plus de courage. Et surtout, il leur avait appris l'amour, pour ce jour ou pour plus tard. Tout était bien. Il avait nourri le feu de la vie.
    – Oh ! comme j'ai froid, gémit-il tout à coup.
    Ils le regardèrent avec inquiétude, le temps était plutôt chaud et même un peu lourd, quoique gris. Pourtant Antoine grelotait tout entier. Ce froid était un froid du corps, car l'âme au contraire n'avait jamais été si tranquillement brûlante. Mais le corps s'alarmait. Ce froid le traversait si durement que les mots avaient jailli tout seuls, – la plainte du corps.
    Il se mit à claquer des dents. Ils eurent beau le couvrir de tout ce qu'il y avait comme vêtements et couvertures dans l'auto.
    – Je ne peux pas me réchauffer, répétait-il. Oh ! si je pouvais avoir du feu, un petit feu pour me réchauffer…
    – Nous entrerons quelque part, dit Mère.
    Et elle ordonna au conducteur de s'arrêter devant une auberge.
    Nihoul descendit et demanda s'il n'y avait pas de feu dans la maison. L'aubergiste partit d'un gros rire :
    – Du feu au mois de juin ?
    Ils allèrent plus loin. Nulle part il n'y avait de feu. Et nulle part on ne voulait en allumer. Antoine grelottait de plus en plus. Recroquevillé sur lui-même, il semblait n'avoir plus de sang dans le corps. Catherine le regardait, la figure serrée, et elle essayait de lui réchauffer les mains avec les siennes.
    – Ce ne sera qu'un frisson de fièvre, hasarda Deregnaucourt.
    Il semblait étrange et terrible que quelqu'un eût si froid par ce jour de juin. Où trouver des gens qui auraient pitié, qui allumeraient du feu pour le Père ? Les adeptes étaient pleins d'amertume : le Père avait réchauffé tant de malheureux au brasier de sa charité, et voilà que les hommes lui refusaient ce misérable feu matériel qui se fait avec quelques brindilles. A lui qui était descendu sous la terre pour en extraire le charbon, l'on refusait ce peu de charbon qui pouvait rendre à son corps un suprême bien-être.
    Lui, ce froid l'avertissait que son heure était venue : son corps l'expulsait comme un foyer inhabitable. Sans doute, quelque part, à ce moment-là même, ainsi qu'il l'avait enseigné, son imagination de la matière, tenace comme l'âme elle-même, lui préparait-elle à son insu un nouveau corps.
    Au bout du village, dans un tout petit café, il n'y avait pas de feu non plus. Tandis que la voiture démarrait, la femme vint sur le seuil et les suivit des yeux avec un air de suprême méfiance.
    – Ils n'aiment pas recevoir un malade, dit l'un des adeptes avec une voix qui excusait.
    – Non, répondit l'autre.
    Une violence l'anima :
    – Ils savent qui nous sommes. C'est par méchanceté.
    Il s'interrompit et rougit, car il s'était aperçu qu'il venait de voir le mal. Le Père parut ne pas s'être rendu compte de tout ceci.
    – Si nous retournions à Jemeppe, proposa Mère.
    – Non, non, dit Antoine avec une vivacité inattendue. Avançons plus loin. Il tendait la face en avant. Ses yeux avaient leur éclat métallique.
    – Il faut que nous trouvions du feu quelque part.
    Ils comprirent que ce qui le poussait, ce n'était plus le désir d’un feu matériel. Il voulait, dans ce coin de campagne, trouver une âme humaine en qui serait caché l'amour.
    Et ils trouvèrent. Au hameau des Quatre-Bras, près de Nandrin, une femme qui tenait un café-restaurant les fit entrer avec de bonnes paroles, et alla chercher du bois et tout ce qu’il fallait pour faire le feu. Le Père s’était assis contre le poêle, et de tout son corps il aspirait la chaleur.
    – Je me réchauffe, disait-il. C’est bon, je me réchauffe. Je reprends vie…
    Tous trois comprenaient que le Père reprenait vie parce que dans un cœur humain il avait trouvé l’amour. Mais il ne dit aucune parole dans ce sens. Ce n’était pas un enseignement pour les autres qu’il était venu chercher ici, mais un signe, dont il avait besoin peut-être pour passer le pas qu’il devait passer.
    Ils demeurèrent là une heure. Dans le cœur des compagnons du Père, il semblait que l’angoisse se fût reculée à quelque distance, écartée par ce feu de l’amour, et leur laissât cet instant de répit. Le conducteur était entré et s’était assis avec eux. La bonne femme se plaignait du temps, et parlait des affaires du village. Antoine pris la main de Catherine. Celle-ci fut heureuse de sentir qu'il n'avait plus froid. Antoine regarda sa femme, regarda ses amis fidèles. Tous sentirent le bonheur d’être encore un peu ensemble. Etre ensemble : comme c'est simple, la vie, l'amour.
    Ayant remercié la femme, ils revinrent vers Jemeppe. La route descendait à travers les bois. A chaque tournant se rapprochaient la vallée et les usines. Rue Bois-de-Mont, pendant qu'on l'aidait à sortir de l'auto, Antoine vit encore une fois les petites maisons de la rue, toutes égales, qui s'apprêtaient à continuer leur via. La façade du Temple s'élevait un tout petit peu au-dessus.
    Les jours suivants, les forces du Père déclinèrent. Cependant il sortait dans le jardinet, poussé par un irrésistible besoin du dehors, de l'espace : il regardait l'herbe, les roses, l'arbre aux feuilles vertes et luisantes. C'était juin, le mois où tout s'épanouit, le mois de la plénitude. En un tel mois, soixante-six années auparavant, il était venu monde. Maintenant, dans un endroit ignoré, il s'apprêtait à renaître. Des gens s’étaient aimés, qu’il ne connaissait pas et qui bientôt lui deviendraient chers. Ces gens attendaient dans la joie et l’espoir, – c’était la saison de l’espoir. Ici, tout finissait, malgré la saison, – tout finissait, malgré la saison, – tout avait fait son temps. Une rose s’effeuillait ici pour fleurir ailleurs. C’était un étrange mystère.
    Toutes ces nuits, chaque fois qu’il put s'assoupir, il rêva de son enfance.
    Les jours, il pensait à la société, au culte. Il corrigeait les épreuves de sa revue.
    Le temps devint orageux. Le ciel s'ouvrait et se refermait, mais les orages n'éclataient pas. Des adeptes eurent des visions. Une femme raconta que le Père lui était apparu au milieu de la nuit.
    Les fidèles se pressaient aux opérations. La faiblesse du Père était si visible que chacun craignait, s’il laissait passer ces jours, de ne jamais plus le revoir.
    Le lundi 24, jour de la Saint-Jean, il fallut l’habiller et l'aider à se tenir debout. La sonnerie retentit... Il voulait aller encore auprès de ses malades. Ceux-ci le virent, terriblement pâle, s’encadrer dans la porte de la tribune. S’accrochant à la balustrade, il fit un pas en avant. Il n'avait voulu l’aide de personne. Chacun, le cœur serré, se demandait comment il pouvait se tenir debout. Finalement, la bouche entr'ouverte, il fit encore un pas. Il se tourna vers la foule.
    Pour la dernière fois, Père se trouvait en face des malades. Tous surent à l’évidence que c'était la dernière fois. Se tenant d'une main à la balustrade, il leva l’autre avec une lenteur infinie et réussit à tendre vers les fidèles cette chose de chair qu'animait encore l’esprit. Ce fut un adieu vacillant, incertain, pathétique, un lambeau de vie qu’il s’arrachait pour la donner encore.
    Des sanglots secouaient la foule. Beaucoup fermaient les yeux. De la masse, les fluides montaient vers le Père. Aujourd'hui, c'étaient les fidèles qui tentaient, par un effort suprême, de prolonger sa vie à lui.
    Ce fut dans la nuit suivante que Père sortit de cette incarnation.

                                                                                                                         Robert VIVIER.

Robert Vivier - La mort du Père Antoine (dessin Marcel Stobbaerts)(Cassandre, 18 janvier 1936).jpg

Le Père reprenait vie parce que, dans un cœur humain, il avait retrouvé l’amour.
(Dessin Stobbaerts Marcel)
(cf. https://www.facebook.com/groups/culteantoiniste/permalink/10164613808339619/)

Cassandre, 18 janvier 1936

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Délivrez-nous du mal (L'Homme libre, 30 mars 1936)

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Délivrez-nous du mal (L'Homme libre, 30 mars 1936)

    «o»  Délivrez-nous du mal, par Robert Vivier (éditions Bernard Grasset). C'est une sorte de biographie romancée de Louis Antoine que nous offre ici M. Robert Vivier. Louis Antoine était un simple ouvrier mineur de Liége, excellent ouvrier qui fit quelques économies grâce à son travail en Allemagne et en Pologne. Revenu s'établir dans son pays natal il eut la grande douleur de perdre son fils et cela le fit verser dans le spiritisme et par là il en vint à construire une religion personnelle, à aller jusqu'à la métaphysique pour reconstruire Dieu et établir une croyance nouvelle. Guérisseur, en outre, Louis Antoine trouva auprès de ses concitoyens une audience peut-être imprévue même pour lui et sa religion s'étendit au delà même des frontières belges. Elle survécut à sa mort survenue en 1912 et « l'antoinisme » aujourd'hui compte encore de nombreux temples, a ses rites, ses prêtres et ses fidèles. La doctrine entièrement basée sur le fait que l'esprit ne peut que créer l'esprit et non la matière apparaît assez faible du point de vue métaphysique et le conduit à des conclusions parfois surprenantes.
    M. Robert Vivier a évoqué avec vie et vérité cette existence curieuse et d'un genre tout particulier.

L'Homme libre, 30 mars 1936

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Robert Vivier, Délivrez-nous du mal (Le Quotidien, 11 février 1936)

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Robert Vivier, Délivrez-nous du mal (Le Quotidien, 11 février 1936)ROBERT VIVIER

Délivrez-nous du mal
Antoine le guérisseur

    Depuis quelque temps, des sujets imprévus semblent remplacer les anciens sujets et les études d'hier ; au milieu des romans et des livres d'histoire, voici pas mal d'ouvrages sur la nature humaine, sur la condition de l'homme et sur les forces mystérieuses plus ou moins réelles sur lesquelles notre époque inquiète voudrait s'appuyer sourciers, guérisseurs, inventeurs de thérapeutiques, créateurs de mystiques sont à la mode.
    Je les signale ici dans la proportion même où ils s'imposent à l'attention des lecteurs, et l'on peut constater, par surcroit, que cette « attention » mérite « attention ».  Voici donc, en ce genre, l'histoire d'un guérisseur qui a créé une religion : Antoine, le guérisseur.
    Louis Antoine était un simple ouvrier mineur ; il était né en 1846 près de Liége. Après avoir travaillé dans la mine, il fut machiniste, puis marchand de légumes ; il s'expatria et fut contremaitre dans une usine de Pologne. Il rentra en Belgique et obtint un emploi de concierge et d'encaisseur. Son biographe, M. Robert Vivier, qui écrit une biographie romancée (mais romancée uniquement dans le menu détail) nous montre la monotonie, la médiocrité étroite, le manque d'horizon d'une telle existence.
    Après la mort d'un fils unique, Antoine, qui n'avait jamais eu une piété bien forte, se laisse conduire dans des groupes spirites du rite d'Allan Kardec.
    Là M. Vivier nous apprend que le spiritisme, qui nous semblait une mode d'intellectuels et de gens cultivés, sinon de gens du monde, était pratiqué par des ouvriers, de petits marchands, tous gens très ignorants et très modestes, et c'était entre eux comme une secte secrète.
    Antoine fonde un groupe ; les esprits sont ses guides. Il croit qu'ils possèdent ou qu'il y a d'ans l'univers des courants de fluide. Un de ces courants, un fluide bienfaisant et guérisseur, voici que lui, Antoine, il se découvre la puissance de le concentrer et de le diriger : il guérit !
     Les gens n'ont qu'à comparaître devant lui ; il les regarde, lit en eux leur mal, et les guérit ou tout au moins soulage leur âme. Car il faut la foi pour s'approcher de lui : foi, non en une série de dogmes, non en une certaine divinité, mais en la bonté universelle et créatrice qu'il appelle Dieu ; foi difficile, sans objet ni lumière, mais chaude, dans le froid de la vie, comme un soleil d'avril dans la fraîcheur du printemps. Bientôt, au lieu d'agir lui-même sur les malades, il infuse le fluide dans des feuilles de papier ou dans le l'eau pure que le malade s'applique.
    Enfin, il renonce tout à fait au guérissage individuel ; il crée une religion dont il est le grand-prêtre et le saint, un quasi Dieu. Il guérit du haut de la chaire les fidèles venus pour prier ; il les guérit en bloc, comme le soleil éclaire en bloc. Et il meurt laissant une Eglise qui compte, dit-on, trois cent mille fidèles, et qui continue à essaimer. M. André Thérive, dans son roman Sans âmes, a décrit un milieu d'Antoinistes français.
    De tels créateurs de religion ne sont pas rares. Beaucoup s'arrêtent à mi-chemin, comme ceux qu'a fait revivre Maurice Barrès, dans La Colline inspirée. D'autres, comme Towianski lancent des mouvements d'une portée incalculable. Ici, l'originalité, c'est qu'Antoine est un ouvrier à l'esprit aussi positif que peu cultivé. Il a répandu son esprit parmi des gens qui lui ressemblent. – F. S.

Le Quotidien, 11 février 1936

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sur Zénitta Vivier (Le Peuple, 31 décembre 1946)(Belgicapress)

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sur Zénitta Vivier (Le Peuple, 31 décembre 1946)(Belgicapress)

    En même temps […] expose Mme Zénitta Vivier. Géorgienne mariée à l'un de nos meilleurs écrivains. Détail amusant : Mme Zénitta Vivier fait en même temps de l'économie politique, du journalisme et de la peinture. J'ai vu avec plaisir, à la cimaise de la Galerie Breughel, des portraits singulièrement amusants, d'une psychologie aiguë et d'un coloris charmant, des fleurs et quelques ravages du midi, notamment de Cassin et d'Aiguebelle qui nous restituent à merveille l'atmosphère de cette terre bénie des dieux. Bon début – car je crois que c'est un début.

Le Peuple, 31 décembre 1946 (source : Belgicapress)

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Feuillets littéraires - Un Prophète (L'Indépendance Belge, 12 février 1936)(Belgicapress)

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Feuillets littéraires - Un Prophète (L'Indépendance Belge, 12 février 1936)(Belgicapress)FEUILLETS LITTERAIRES
Un Prophète

    Notre compatriote Robert Vivier, le poète subtil de Déchirures, le romancier de Non et de Folle qui s'ennuie, qui lui valurent, l'an dernier, le Prix Albert Ier, vient de consacrer sous ce titre : Délivrez-nous du mal (Paris, Grasset), une étude psychologique très poussée à Antoine le Guérisseur, fondateur de l'Antoinisme.
    Quoi que l'on puisse penser de cette religion nouvelle, reconnue d'ailleurs, implicitement, par l'Etat, il faut bien constater qu'elle compte actuellement 300,000 adeptes, plus de 40 temples en Belgique (dont un, très important, dans un grand faubourg de Bruxelles), deux à Paris, d'autres à Vichy, Nice, Monaco, Tours, Nantes, Lyon, Valenciennes. Le 26 juin 1924, cinq mille pèlerins assistaient à la consécration par la Mère du second temple parisien.
    Un mouvement mystique aussi considérable, en plein vingtième siècle, a de quoi nous surprendre, mais aussi nous émouvoir. Quelle est donc la qualité d'âme de l'homme qui l'a provoqué, qui a su lui donner une telle vitalité et lui assurer une telle extension ?
    C'est à cette question que répond le livre de de M. Vivier, livre de poète et de psychologue, d'abord, mais aussi d'historien, et presque de clinicien, car l'auteur n'a négligé aucune source et son ouvrage est documenté comme un travail de chartiste.
    Pour surprendre le processus psychique, à demi conscient, par lequel l'ouvrier mineur Louis Antoine, dit Eloy, devint le « guérisseur » célèbre de 1912, M. Vivier recourt sans cesse aux procédés intuitifs, qui, en quelque manière, l'identifient à son personnage.
    « Madame Bovary », c'est moi, disait Flaubert. M. Vivier pourrait parler de même. Il le pourrait d'autant plus et d'autant mieux que sa nature essentiellement réceptive le prédisposait à recevoir les confidences posthumes d'un Antoine et que, grâce à son mariage, il a pris de l'âme slave une connaissance bien utile quand il s'agit de comprendre et de pénétrer la substance intime d'un fondateur de religion.
    M. Vivier, d'ailleurs, s'est plu à proclamer cette dette dans la dédicace de son ouvrage : « A ma Femme, à qui je dois les pensées et les sentiments de ce livre ». Les auteurs ne sont pas toujours aussi francs et aussi reconnaissants…

*
*  *

    Le Père de l'Antoinisme nait au village de Mons, près de Liège, le 7 juin 1846, dernier enfant d'une très pauvre famille de houilleurs. Dès douze ans, il descend dans la mine. Mais il n'est pas comme les autres. Un sérieux précoce, un goût du silence et de la méditation le distinguent de ses compagnons.
    Très vite, il remontera à la surface, incapable de supporter le travail dans les ténèbres du fond. Il entrera dans la métallurgie, puis fera son service militaire, au cours duquel son régiment fut envoyé à la frontière pendant la guerre franco-allemande de 1870.
    C'est alors qu'Antoine, soldat modèle pourtant, aimé et estimé de ses chefs, causa involontairement la mort d'un camarade, pendant un exercice de tir. Il avait, jamais on ne sut comment, oublié une cartouche à balle dans le canon de son fusil.
    Ce fut, pour lui, l'épreuve, la grande épreuve qui le plaça devant le terrible problème des responsabilités. Il sentit tout de suite qu'il lui faudrait payer un jour le prix du sang qu'il avait répandu. Il le payera de la mort de son unique enfant.
    Son service fini, il part travailler en Allemagne, épouse au retour, en avril 1873, une simple fille de chez lui, Jeanne-Catherine Collon, aimante et dévouée, compréhensive aussi, qui sera un jour la Mère, après la désincarnation de son mari.
    Le couple repart aussitôt pour l'Allemagne où, en septembre de la même année, il leur naît un fils. Deux ans plus tard, le ménage reparaît au pays de Meuse, et, jusqu'en 1879, Antoine travaille comme machiniste dans un charbonnage, puis exerce le métier de marchand de légumes ambulant.
    Un obscur instinct, cependant, le pousse à s'enrichir, comme s'il se rendait compte qu'il va avoir besoin de loisirs pour accomplir sa mission. Il se fait donc embaucher, avec un gros salaire, comme contremaître aux aciéries de Praga, près de Varsovie. Il y reste sept ans. Quand il rentre en Belgique, il devient encaisseur aux Tôleries de Jemeppe, où sa femme est nommée concierge. Mais ils ont du bien. Ils achètent du terrain, font bâtir, pourraient vivre du produit de leurs loyers.

*
*  *

    Antoine a alors exactement quarante ans. Cet illettré, ce simple frappe tout le monde par on ne sait quelle majesté mystérieuse. Lui-même, inquiet, vaguement tourmenté, semble attendre encore la suite de sa destinée. Il éprouve un immense besoin de se rendre utile à ses frères les hommes, de secourir leur misère.
    Sa sincérité, au reste, n'a jamais été contestée, même par les juges devant lesquels, par deux fois, en 1901 et en 1907, on le fera comparaître pour exercice illégal de la médecine.
    C'est par spiritisme qu'il accédera progressivement à la compréhension totale de son rôle. Il fonde un cercle, Les Vignerons du Seigneur, et s'y consacre tout entier à l'évocation des esprits et à la guérison des malades. Car il guérit indubitablement. Il guérit des ulcères, des fractures rebelles, les maladies du poumon. Il attire sur lui le mal. Il en délivre les patients.
    Le magnétisme, l'autosuggestion, sans doute, expliquent cette thaumaturgie simpliste. Mais il y faut aussi une immense effusion de tendresse fraternelle. Antoine guérit ses malades parce qu'il les aime profondément, parce qu'il est prêt, réellement, à donner sa vie pour sauver la leur. M. Vivier expose tout cela, en un style collant étroitement à l'objet, avec une intensité, une force de suggestion quasi hallucinante et qui, parfois, émeut jusqu'aux larmes.

*
*  *

    Mais la partie la plus belle de l'ouvrage me paraît être celle où nous voyons Antoine, après la mort de son fils – car lui, qui pouvait tant pour guérir autrui, n'a jamais pu soulager ses propres souffrances, ni celles des siens – s'élever peu à peu, par un effort psychique d'une incomparable grandeur, à la négation du mal et de la mort.
    Cet ouvrier aux mains calleuses a vu ce que ne voient plus les savants : cette chaîne sans fin d'échanges qui constitue la vie de l'Univers. Il guérissait le mal physique : c'était peu. Il s'attache, à présent, à guérir le mal moral, c'est-à-dire le manque de Foi et de l'Amour. Ce qu'il exige, maintenant, de ses adeptes, c'est qu'ils acceptent de souffrir avec joie, avec confiance, conscients que leurs maux ont un sens, une utilité dans le jeu mystérieux des forces cosmiques.

*
*  *

    Ce n'est rien de penser ainsi. D'autres l'ont fait, des philosophes, des poètes, des savants. Ce qui est tout, c'est d'avoir, comme Antoine, le don de persuasion qui crée les prophètes et qui fanatise les foules.
    M. Robert Vivier conduit son personnage jusqu'à cette journée de juin 1912, qui vit la mort d'Antoine, épuisé par les jeûnes, les prières, les méditations, et aussi pour avoir prodigué aux malades, aux souffrants, aux affligés, toutes ses réserves de fluide vital. Qu'on dise que rien, dans cette histoire, n'est scientifique ; que les esprits forts la traitent par le mépris ; que l'on raille avec hauteur l'incurable superstition des foules ; il n'en reste pas moins qu'Antoine a fait du bien à des centaines de milliers d'êtres que les médecins ou les religions établies ne pouvaient pas soulager ; et que, par surcroît, il a inspiré à M. Robert Vivier une des plus beaux livres, un des plus riches, des plus nobles, des plus largement et profondément humains qu'il nous ait été donné de lire depuis bien longtemps.

                                                                                          Georges RENCY.

L'Indépendance Belge, 12 février 1936 (source : Belgicapress)

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Délivrez-nous du mal (Le Petit Marseillais, 8 avril 1936)

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Délivrez-nous du mal (Le Petit Marseillais, 8 avril 1936)

« DELIVREZ-NOUS DU MAL »
de Robert Vivier (Grasset)

    C'est un roman bien curieux que vient de publier M. Robert Vivier. C'est, en effet, le roman de Louis Antoine, ouvrier mineur des environs de Liége qui, à la fin d'une vie simple et pieuse, fut amené à l'occultisme, l'abandonna, se découvrit des dons de guérisseur, voua son temps et ses forces aux malades. Le spectacle continuel de la souffrance physique l'amena à remettre tout l'univers en question. Avec une simplicité et une ingéniosité inébranlables, il repensa le monde à sa façon. Cet homme presque illettré, après avoir créé une morale, écrivit des livres de métaphysique. Il est mort en 1912 et, aujourd'hui, l'antoinisme a son rite, ses prêtres et, dans de nombreuses villes de France et de Belgique, ses temples.
    M. Robert Vivier, qui est Belge, connaît parfaitement les paysages qu'il décrit, la vie et l'âme des ouvriers de ce pays, aussi les voit-on véritablement vivre et il s'agit bien d'un roman, non point d'une biographie ou d'une histoire romancée. On ne trouvera pas dans Délivrez-nous du mal un exposé historique des faits, encore moins des commentaires, l'auteur s'est appliqué à comprendre et à faire revivre l'aventure d'Antoine, sa vocation étonnante simplement accueillie par lui-même et par les autres. Mais avec un grand souci d'honnêteté, il a pris soin de ne lui attribuer ni un seul acte ni un seul geste qui ne soit en accord avec caractère ou avec les mœurs de son milieu, ou bien que la tradition orale, qui a joué un grand rôle dans la diffusion de l'antoinisme ne ratifie.
    Nous n'avons point à engager une discussion d'idées, mais puisque nous avons à juger un roman, nous devons envisager le point de vue de l'art. Et là, malgré un sujet curieux et plein d'attraits, nous devons faire des réserves. C'est une grande règle valable pour toute œuvre en général d'aborder le sujet au moment où il devient intéressant. M. Robert Vivier nous fait suivre son personnage depuis sa naissance, ne nous fait grâce d'aucun détail et il en a peu de curieux jusqu'à l'âge de sa vocation tardive. L'auteur retrace avec beaucoup d'exactitude un milieu de braves, d'honnêtes, de saintes gens. Est-ce pour satisfaire aux exigences du populisme que l'auteur traite son sujet avec tant de minutie ? En tous cas, ces longs tableaux, ces longues digressions lassent avant la trois-centième page. Nous ne voudrions pas être sévère pour un auteur dont l'œuvre est fort appréciée, mais d'autres peut-être le seront plus que nous et, à la lecture de ce volumineux ouvrage, se rappelleront le vers de Boileau :
                 Qui ne sut se borner...

Le Petit Marseillais, 8 avril 1936

 

    Je termine la citation de Nicolas Boileau (citation très sévère du journaliste pour cet auteur) : « Qui ne sut se borner ne sut jamais écrire ».

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Délivrez-nous du mal, par Robert Vivier (Gringoire, 7 février 1936)

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Délivrez-nous du mal, par Robert Vivier (Gringoire, 7 février 1936)

Délivrez-nous du mal, par Robert Vivier

    En 1846 naquit près de Liége un homme qui, avant sa mort, quatre-vingts ans plus tard, s'était lui-même élevé un temple où des milliers de fidèles venaient le prier comme un mage. En 1932, la religion antoiniste comptait une vingtaine de temples en Belgique ; aujourd'hui, en Europe, le nombre des centres organisés dépasse une centaine.
    C'est l'histoire romancée, très romancée même, de cet homme destiné dès sa naissance au rude labeur de la mine dont il se libéra à quinze ans, que nous conte M. Robert Vivier, qui, pour un autre roman, obtint naguère le Prix Albert-Ier. Une seconde partie, d'un ton plus didactique bien qu'assez sommaire, nous renseigne sur l'antoinisme qui semble n'être guère autre chose qu'un assez vulgaire spiritisme. L'auteur, par contre, s'est plu à romancer la vie quotidienne de ce prophète moderne doué, dès sa jeunesse, de nombreuses prémonitions qui l'amèneront à prendre peu à peu conscience de son pouvoir de guérisseur. Le livre, en dépit de fâcheuses longueurs, est souvent attachant et coloré. (Grasset.)

Gringoire, 7 février 1936

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Robert Vivier - Délivrez-nous du mal (Le Jardin des lettres, 1er avril 1936)

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Robert Vivier - Délivrez-nous du mal (Le Jardin des lettres, 1er avril 1936)

    • De M. Robert Vivier, qui obtint il y a deux ans le Prix Albert 1er pour l'ensemble de son œuvre et, en particulier, pour son roman Folle qui s'ennuie, un livre très curieux sur le guérisseur Antoine dont aujourd'hui les adeptes innombrables – les Antoinistes – ont leurs temples, leurs prêtres, leurs rites et leur morale : Délivrez-nous du Mal (Fr. 18). « On se demandera peut-être en lisant cette histoire, écrit M. Robert VIVIER, si j'ai été témoin de ceci ou de cela, si je suis strictement documenté sur tout ce que je raconte. Je crois n'avoir attribué à Antoine ni un seul acte, ni un seul geste qui ne soit en accord avec son caractère ou avec les mœurs de son milieu, ou bien que la tradition orale, qui a joué un grand rôle dans la diffusion première de l'Antoinisme, ne lui ait attribué à un moment ou à un autre. »

Le Jardin des lettres, 1er avril 1936

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Chronique littéraire (L’Écho de Paris, 27 février 1936)

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Chronique littéraire (L’Écho de Paris, 27 février 1936)

CHRONIQUE LITTÉRAIRE

    ROBERT VIVIER : Délivrez-nous du mal (Antoine le Guérisseur), 1 vol in-18, Editions Bernard Grasset.

    Antoine le Guérisseur, dit aussi le Généreux ou, simplement, le Père sortit de cette incarnation âgé de soixante-six ans, le 25 juin 1912. II fut enterré dans la fosse commune au milieu d'un immense concours de peuple, dans le cimetière de Jemmeppe-sur-Meuse. Cependant, la nouvelle religion qu'il avait fondée, sous le nom de Nouveau Spiritualisme, continuait de recruter des milliers de fidèles. Du vivant du Père, il y avait déjà deux temples antoinistes en Belgique. Il paraît qu'on en compte aujourd'hui une centaine ; il y en a deux à Paris, d'autres à Vichy, à Lyon, à Nice, à Monaco, à Valenciennes, à Nantes. Jules Bois, dans son Miracle moderne, s'est occupé de cette Eglise naissante, alors qu'elle ne groupait encore qu'un petit noyau de croyants. Debouxhtay a écrit un peu plus tard une vie d'Antoine et M. André Thérive, dans son curieux roman Sans âme, décrit des milieux antoinistes, qui forment une des provinces peu connues de la géographie religieuse de Paris.
    La doctrine d'Antoine, si l'on peut parler de doctrine au sujet de cette construction spirituelle d'une faiblesse désarmante, paraît être un mélange fortuit et enfantin de spiritisme et de Christian Science, avec de vagues éléments gnostiques concrétisés autour d'un reste d'imagerie pieuse et de réminiscences bibliques, particulièrement empruntées aux premiers chapitres de la Genèse. Cet amalgame fait sourire. Exprimé avec gaucherie, dans une langue pleine d'embarras, c'est un galimatias métaphysique, ouvrage d'un demi-illettré, tel qu'on peut l'attendre d'un ancien ouvrier mineur, qui rêve dans sa cuisine et retourne en sa pauvre cervelle les mystères effrayants du Mal, de la Création et de la Destinée : c'est la rêverie d'une « tête de houille », le balbutiement du charbonnier qui a perdu la foi, et s'en fabrique une nouvelle à son usage, dans son petit Pathmos obscur de Mons-Crotteux. Je n'ai jamais vu de temple antoiniste : quoi d'étonnant qu'un pauvre croquant qui se mêle de reconstruire l'univers, enfante un monstre assez informe, un bafouillage de Gribouille, qui n'a rien de commun avec les nobles architectures des princes de la pensée. Faut-il se scandaliser qu'un mal-loti de l'existence s'applaudisse d'avoir édifié de ses mains une cabane de la zone et un abri de tôle ondulée, et le préfère au Parthénon ou à Saint-Pierre de Rome ?
    Mais si l'antoinisme a fort peu de valeur intellectuelle, s'il est inexistant comme système, il n'en est pas moins très curieux comme expérience humaine, comme produit d'un certain cerveau et comme échantillon d'une certaine humanité. C'est nul comme religion, assez touchant comme biographie. Tout ce qui ferait bâiller en tant que catéchisme, s'anime, prend un vif intérêt, si on le considère comme un fait, comme le résultat d'une vie et de certaines données psychologiques. Fleur incolore et sans parfum, plante poussée sur un crassier, parmi de pauvres gens, dans un pays de suie et de fumées, et qui, pourtant, console les habitants de cette terre ingrate, leur apporte un espoir, prête un sens à leur triste vie.
    C'est vers l'âge de cinquante ans que l'ouvrier mineur Louis Antoine, né au village de Mons, au pays de Liége (non point dans la grande ville du même nom, qui se trouve près de Charleroi), commença de penser qu'il était peut-être appelé à un rôle qui n'était pas celui de tout le monde. Ceci devait l'amener bien loin dans l'étrange et dans l'inattendu. Car que penser d'une vision de son amie, Mme Desart, qui vit un jour se dessiner sur le bord d'un nuage le profil de Jésus accolé à celui d'Antoine, sinon que ce dernier n'était autre que le bon Dieu lui-même ?
    Jusqu'à quarante-deux ans, il n'en avait pas moins été un catholique soumis et pratiquant, plutôt sévère même, sans reproche (il le fut toujours) sur le chapitre des mœurs. La sensualité n'eut aucune part à son hérésie. C'était une de ces ouailles dociles qui composent le troupeau d'une paroisse de Wallonie. Il allait à confesse et faisait ses Pâques. C'était un ouvrier qui avait réussi et s'était élevé à une certaine indépendance. Il avait passé de la mine à la métallurgie, avait voyagé en Allemagne et même jusqu'en Pologne, du côté de Varsovie, qui était alors une des provinces de la Russie. Il avait donc vu du pays, fait sa pelote et acquis une petite aisance. Il faisait dans son monde figure de petit bourgeois et rêvait, pour son fils, né en 1873, une carrière de bureaucrate ou de fonctionnaire.
    Cependant, il avait eu de bonne heure certains signes ou avertissements d'une vocation particulière. Tout enfant, à la mine, sa lampe s'était éteinte, sans qu'il y eût un souffle, d'une manière inexplicable, et il s'était trouvé face à face avec les ténèbres. Plus tard, deux autres faits lui firent une impression profonde. Etant soldat, à un exercice de maniement d'armes, il lui arriva de tuer par accident un de ses camarades. Ce meurtre involontaire lui laissa une inquiétude qui ne s'effaça jamais. Il avait donné la mort, sans aucune intention criminelle ; assassin innocent, instrument et victime d'un hasard aveugle, il se trouvait en présence du mystère incompréhensible de la mort. En 1893, son fils, âgé de vingt ans, ce fils dont il se promettait de faire un monsieur, mourut d'une plaie insignifiante qu'il s'était faite au genou, en glissant sur le verglas. Pour la deuxième fois, il rencontrait la même énigme de la douleur imméritée, et se mettait à ruminer dans sa tête obscure ces questions éternelles.
    Il avait toujours été grand liseur et grand raisonneur, dévorant pêle-mêle tout ce qui lui tombait sous la main, et monologuant avec lui-même sur toutes ces choses qui le troublaient. Fait curieux ! Il était insensible à ce qui tourmentait les masses populaires, au côté social des choses, à l'inégalité des conditions et des richesses : ce problème de l'iniquité de la distribution des biens, le problème économique ou la question des classes, le laissaient indifférent. Il n'y attachait aucune importance. Pour lui, il avait tiré son épingle du jeu, il pouvait se dire vie content de son sort, et il lui en avait coûté si peu, qu'à vrai dire cela lui semblait indigne d'attention. Chacun pouvait en faire autant, c'était à la portée de tout le monde. Non, ce qui l'occupait, c'était une angoisse plus haute et plus désintéressée : c'était l'obsession du Mal universel. Qui suis-je ? D'où viens-je ? Où vais-je ? Pourquoi souffrir ? Pourquoi mourir ? Ces terribles points noirs hantaient l'ancien mineur auprès de son fourneau de fonte, comme ils avaient assailli le prince Çakya Mouni dans les délices de son palais, et, comme jadis dans sa galerie souterraine, lorsque sa lampe s'était éteinte, il se colletait avec les ténèbres.
    Depuis quelque temps déjà un camarade l'avait initié aux pratiques du spiritisme et à la singulière théosophie d'Allan Kardec. Dans de petites réunions, les néophytes se groupaient, évoquaient les esprits et, sans penser à mal, faisaient tourner les tables. Ils se sentaient, non sans orgueil, en possession d'un secret, ayant entre les mains une clef qui ouvrait l'au-delà, faisant communiquer les deux mondes, expliquant cette vie passagère, l'introduisant dans la série de nos migrations successives, de notre voyage de monde en monde, jusqu'à notre épuration parfaite du péché. Antoine s'enchantait de ces belles choses et des nouvelles connaissances qu'il faisait parmi les esprits. Il allait toujours à la messe et se croyait bon catholique, mais il commençait à en savoir plus long que son curé. En réalité, sous cette forme nouvelle, c'était le Vieux génie de cette Wallonie mystique qui se mettait à souffler, le vieux démon de cette terre fertile en illuminés, en doux visionnaires. Le prêtre, trop sûr de lui, s'éloignait du peuple, devenu peu à peu le commensal du château, l'ami du directeur d'usine ; l'esprit religieux, désertant le séjour de la maison de Dieu, divaguait, retournait aux champs, se confondait, dans ce pays de charbonnages et de fumées, avec les souffles de la lande, les brumes qui montent de la Meuse et les vents qui parcourent les forêts et les tombes des cimetières.
    Parmi les esprits assidus aux réunions clandestines de la maison des Quatre-Ruelles, s'en trouvaient deux, qu'on appelait le docteur Demeure et le docteur Carita. A force d'évoquer ces présences, l'ancien mineur croyait parfois qu'il se confondait avec elles. Tout jeune encore, n'avait-il pas souhaité d'être un médecin ? Et voilà qu'il s'apercevait que, par une autre voie, avec le secours des esprits et de certains fluides, il lui était donné de lire dans les corps, comme par transparence, de leur faire suer le mal, de les rendre à la santé. Déjà le bruit se répandait qu'il existait à Jemmeppe-sur-Meuse un ancien ouvrier, doué du pouvoir de guérir. Grande merveille ! Les boiteux marchent, les sourds entendent, les paralytiques se redressent. Bientôt une longue procession s'achemine tous les dimanches, et quatre jours par semaine, vers la maison du guérisseur, la procession des éclopés, des béquillards, des hydropiques, des fiévreux, des débiles et des infirmes, la queue interminable de nos souffrances et de nos misères, comme dans La Pièce aux cent florins, se pressant vers le miracle. Et lui, leur imposant les mains, les renvoyait guéris.
    Bien entendu, cela n'alla pas sans résistance des médecins, alarmés de cette concurrence. Deux fois, le thaumaturge eut à répondre devant les tribunaux, et se vit poursuivre pour exercice illégal de la médecine. Acquitté (car peut-on confondre l'exercice d'un art et celui d'un don, la pratique d'une science et la jouissance d'un pouvoir ?), il en vint toutefois à prendre des mesures nouvelles ; faute de temps, il n'opérait plus les malades qu'en masses. Sans paroles, il imposait les mains solennellement à toute une assemblée. Il était parvenu d'ailleurs à un stade nouveau de sa pensée. Peu à peu, il s'était dégagé du spiritisme. La guérison des malades eux-mêmes ne lui paraissait plus qu'une chose secondaire. Il rêvait d'une tout autre cure, d'une opération d'une bien autre importance : c'était l'humanité tout entière qu'il s'agissait d'opérer de la cataracte ; c'était notre unique maladie, notre erreur, notre aveuglement, que désormais il fallait guérir.
    « 'Tis the cause, the cause... », comme dit Othello. Il avait découvert ceci : le mal n'existe pas. Le mal est un bien. Le mal est une épreuve, ou un instrument de progrès. Notre ennemi est notre ami, une forme de Dieu lui-même. Bonne manière, on le voit, de supprimer le mal. Il n'y avait plus à le guérir : un simple malentendu, une illusion d'optique, une fausse vue, qui nous fait prendre pour un épouvantail un effet de la bonté suprême, de même que les enfants font de mauvais rêves et s'effraient de leurs cauchemars. Il n'y a point de mal dans l'œuvre du Créateur : il n'y a que la vue, c'est-à-dire la Chimère, du Mal que nous y mettons, les monstres que nous créons nous-mêmes, autrement dit le péché. C'est pourquoi la Genèse s'est trompée en plaçant dans le Paradis l'Arbre de la Science du Bien et du Mal. Il fallait dire l'Arbre de la Science de la Vue du Mal.
    Comprenne qui pourra ce logogriphe. Et le Maître se retirait de plus en plus dans la solitude, il s'enfonçait dans ce tête-à-tête avec le Tout-Puissant, pour lui arracher son dernier mot. Pour ce ministère sacré, il avait raréfié ses séances miraculeuses. Il ne paraissait presque plus. Il s'isolait sur le Thabor, qui était un galetas dans le grenier de sa bicoque. Là, il s'évertuait à réconcilier les contraires, à réduire les antinomies ; il composait son Grand Testament, y annexait des codicilles, jamais satisfait de son ouvrage, ajoutant un Couronnement à son Enseignement, perfectionnant sa grande machine à pierre philosophale, « sa machine à faire du bonheur avec la vieille misère ». Il se battait avec les mots, Dieu, l'esprit, la matière, la nature, la chute, dans une logomachie pénible, et dans un effort que soutenait une grande passion d'amour, finissant pas tout approuver, par tout bénir, dans un radotage optimiste de Pangloss : « Tout est bien. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ».
    Telle est l'histoire que nous raconte M. Robert Vivier, dans un livre remarquable, intime et velouté, ou tout se poursuit, paysages et événements, comme le déroulement d'un long rêve intérieur. Au moment où vient de se décerner pour la seconde fois le Prix Albert Ier, on sera heureux de voir que les juges ne s'étaient point trompés dans le choix de leur premier lauréat. C'est écrit dans un style doux et comme brumeux, sur un ton de légende, avec les contours du songe. Et c'est bien cela, en effet, une légende, une des dernières qui aient consolé les humbles, au pays de la Bible des Pauvres, où le peuple garde la nostalgie de l'Evangile des misérables.

L’Écho de Paris, 27 février 1936

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