Robert Vivier, Zénitta Tazieff et Haroun Tazieff
La vie recommence et Robert Vivier retourne à ses études. Il obtient son doctorat en philologie romane. Il est reçu premier au concours des bourses universitaires, ex aequo avec son amie Marie Delcourt. C'est à cette époque qu'il fait la connaissance du peintre Zenitta Tazieff. Il la rencontre dans une petite pen-sion de famille de Saint-Gilles car, m'a raconté Haroun Tazieff, « il était à cette époque aussi pauvre que nous ». Zenitta est Russe, elle est peintre, chimiste, philosophe. Elle est aussi fort belle, très intelligente, avec un goût explosif de la vie. Elle est la mère d'un fils de sept ans qui deviendra un volcanologue célèbre et est à cette époque un garçon turbulent, difficile à contenir. L'enfant apprécie et aime le beau et patient Robert Vivier autant que sa mère. Robert et Zenitta se marient et partent avec Haroun pour Paris où la nouvelle famille va vivre dans des appartements successifs mais toujours exigus pendant que Vivier réunit les matériaux de son mémoire sur L'Originalité de Baudelaire.
Esprit très vif, toujours en mouvement, Zenitta s'est beaucoup intéressée à l'œuvre de son mari. Elle l'a aidé à s'affirmer et à pousser ses œuvres vers une forme toujours plus exigeante et élaborée. Elle a traduit du Russe avec lui un roman d'Alexei Remizow et a collaboré aux traductions du Russe et du Polonais qui figurent dans Traditore.
Haroun Tazieff a écrit que Robert Vivier fut pour lui plus qu'un père et il lui a rendu ce bel hommage : « J'ai connu une fortune exceptionnelle : celle d'avoir été élevé par Robert Vivier. Cette fortune m'ouvrit au monde, à la beauté de la Terre... dès sept ans et jusqu'à l'âge d'homme je fus plongé dans un univers de poètes vrais, Baudelaire et Dante, Villon et Mallarmé, Rimbaud et Supervielle... » (p.39)
Après la publication de Folle qui s'ennuie, Robert Vivier prépare celle d'un de ses plus importants recueils de poèmes : Au bord du temps qui paraîtra en 1936 aux célèbres Cahiers du Sud de Marseille. Il se consacre surtout à un livre qui va devenir son principal roman : Délivrez-nous du mal. Il porte un sous-titre : Antoine le guérisseur, indiquant ce qui a semblé à Vivier le plus significatif, le plus attachant dans le destin et l'extraordinaire personnalité du héros de son livre.
Ce Louis Antoine a eu une vie dure, au parcours inattendu et semé d'épreuves, qui appartient à l'histoire, à l'histoire populaire en tous cas, de notre pays. Il naît en 1846 dans un petit village, près de Liège, dans une famille de mineurs. Famille unie, nombreuse et très pauvre. A douze ans, quand il quitte l'école, son père lui achète une ceinture, une gourde en émaillé bleu et lui dit : Tu es grand maintenant, il est temps de descendre à la mine.
Pour le père et le fils, c'est une évidence. Il est donc mineur pendant quelques années avec son père et ses frères. Un jour la bougie de sa lampe s'éteint sans raison, il y voit un signe. Il quitte la mine et trouve une place de métallurgiste. Au tirage au sort, il tire un mauvais numéro et pendant trois ans, il est un soldat exemplaire. Au cours d'un rappel, il a le malheur, pendant un exercice, de tuer un de ses camarades d'un coup de feu. Il n'est pas responsable de cet accident qui le plonge dans le désespoir. Après des semaines de détresse, il obtiendra son congé et ne retrouvera la paix qu'en revoyant son pays natal.
« Dans le fond noir du vallon, écrit Vivier, des petites flammes d'un rouge sourd, comme des sœurs, mystérieuses, brûlaient à intervalles réguliers. C'était les cheminées du laminoir... On eût dit qu'une bête puissante était tapie là, qui bruissait et murmurait en rêve, entourée de ce fourrage de clartés. Plus loin, dans l'ombre plus noire, des petits morceaux d'une lumière moins vive étaient posés ça et là avec une douce exactitude. Là étaient les maisons des hommes. »
Il rencontre l'amour, il voudrait se marier mais s'aperçoit que devant aider ses parents qui vieillissent, il est bien trop pauvre pour cela. Il n'a aucun espoir d'améliorer son sort dans ce pays, qui est à ce moment le paradis du capitalisme mais pas celui des travailleurs. Louis Antoine est un homme entreprenant, il part pour l'Allemagne où il peut gagner un meilleur salaire. Il doit encore attendre longtemps avant de pouvoir se marier et emmener là-bas sa jeune femme. Plus tard, il l'emmènera jusqu'à Varsovie, dans l'empire russe d'alors, où il a obtenu une place de technicien. Il reviendra chez lui, après quelques années, ayant amassé un petit avoir qui lui permettra de s'acheter une maison et de travailler au pays. C'est à cette époque qu'il commence à ressentir un grand vide spirituel. Il lit beaucoup et devient membre d'un groupe spirite au sein duquel vont apparaître ses dons de guérisseur.
Une lourde épreuve s'abat sur les époux Antoine. Leur fils unique, qui a fait de bonnes études et est devenu employé aux chemins de fer, tombe malade. Les dons de guérisseur d'Antoine sont, à cause de sa propre anxiété, sans action sur les membres de sa famille. Les médecins se révèlent eux aussi impuissants et le jeune homme meurt. Ce deuil accentue chez Antoine l'intérêt et la compassion pour les souffrances physiques et morales des autres. Peu à peu les malades affluent chez lui et les guérisons se multiplient.
Robert Vivier décrit l'action du guérisseur comme un travail. Un travail qu'il exécute avec le même effort, la même conscience que lorsqu'il était mineur ou métallurgiste : « Dès qu'il apercevait un malade devant lui... il sentait la souffrance de cet homme, son embarras, sa misère. Il en était saisi... Il ne pouvait se dérober, il fallait qu'il se mit à vouloir la guérison de cet être... Il voulait agir, et à force de le vouloir il sentait, à un certain moment, qu'il le pouvait. Car vouloir est un travail... peut-être même est-ce le seul travail qui existe... Comme il était plus sain et plus robuste, comme l'expérience et l'épreuve lui avaient donné la faculté de se servir des fluides, il faisait profiter de tout cela le malade. » Il n'en aurait peut-être pas tant fait pour lui-même mais « la tâche qu'il avait à mener ne pouvait être menée à bien que par l'amour. » L'amour « n'est pas n'importe où pour chacun de nous... il est ici et non pas là, il a son terrain, son unique espace ». Et cet espace pour le guérisseur c'était « le pays natal qui est, disent ensemble Vivier et Antoine, le vrai monde et son éternité. »
Le temps me manque pour parler de toutes les choses justes et profondes que Robert Vivier, s'incorporant par la compréhension à la pensée mais surtout à l'expérience d'Antoine, nous dit sur le rapport intime de l'esprit et du corps qui reste le grand problème de la médecine et de toutes les formes de psychothérapie.
Permettez-moi encore une citation : « Le corps, dès qu'il est en danger, appelle à longs cris, s'accroche à l'âme avec la frénésie aveugle d'un homme qui se noie. Et alors l'âme s'alarme à son tour... elle est habituée au corps... Il faut qu'elle l'aide, qu'ils se sauvent ensemble pour que cette vie continue. Elle... cherche pour lui une espérance... c'est elle qui le conduit chez Antoine ». Antoine qui sait qu'il ne peut rien s'il est « seulement en présence du corps et si l'âme du patient ne participait pas à ces colloques, si elle ne les rejoignait pas pour collaborer avec eux ».
Dans ce beau livre, Robert Vivier nous montre ou plutôt nous fait participer à l'évolution mentale et spirituelle d'un homme très simple dont l'action a eu un retentissement considérable dans les milieux populaires de notre pays. Ne nous y trompons pas, le monde dans lequel Antoine évolue est composé de gens peu instruits au sens scolaire d'aujourd'hui, mais qui ont des traditions, une culture à eux et surtout une sévère expérience de la vie qui leur permet de bien juger à qui ils ont affaire. Ces gens lui ont fait confiance et Robert Vivier a su faire comme eux. Il décrit le phénomène étonnant de la naissance d'une vocation de guérisseur, de la réponse donnée à un vide spirituel et de la création d'une religion nouvelle sans dogmes ni rites dans les couches défavorisées d'une société industrielle. Il le fait sans aucun esprit de supériorité. Il va avec Antoine le guérisseur, il unit sa pensée et son travail d'écrivain à sa vie, il le fait voir dans ses grandes épreuves comme dans l'immense amitié du petit peuple qui l'entoure. Il n'est jamais celui qui survole son personnage et qui prétend l'expliquer ou en démonter les rouages intimes. Il se contente d'accompagner Antoine et de le relier sans cesse au pays où il a vécu et à ceux qu'il a tenté d'éclairer et de secourir. Cela va si loin qu'on a parfois l'impression que ce livre est écrit non par un écrivain, à sa table solitaire, mais par la mémoire collective du peuple qui a entouré et vécu avec Antoine. De là l'emploi, si fréquent et si significatif dans le récit, des pronoms « on » et « nous » qui évoquent l'écho de la rumeur confiante, cordiale et reconnaissante qui entourait le guérisseur.
Georges Sion a remarqué avec justesse que Délivrez-nous du mal est avant tout un roman amical. C'est sans doute ce sentiment d'amitié pour l'univers à la fois profond et naïf, je veux dire vraiment originel d'Antoine, qui soulève constamment le livre et emporte l'adhésion du lecteur. Robert Vivier ne s'y fait voir que par le style et le mouvement du récit. Il laisse toute la place à Louis Antoine et aux siens. Cet effacement même suscite entre les lignes, entre les pages, une apparition discrète et je pense que de tous ses ouvrages Délivrez-nous du mal est celui où s'exprime le mieux la personnalité et la pensée de Robert Vivier.
Bien que Délivrez-nous du mal raconte la vie d'un personnage réel, Vivier estime à juste titre que cet ouvrage n'est pas une biographie mais un roman. Si c'est la biographie de Louis Antoine qui forme le canevas du livre, c'est l'art du romancier qui restitue l'esprit de son héros, le poids ou la chaleur des événements et nous fait entrer dans le paysage en mouvement de sa vie.
Peut-être faut-il ici s'interroger sur les rapports du roman, de la biographie et de l'autobiographie. Le roman, surtout s'il est comme Délivrez-nous du mal fortement centré sur un personnage principal, comporte toujours une part de biographie. Celle-ci se nourrit dans une certaine mesure de l'autobiographie réelle, imaginaire ou fantasmatique du romancier. Cependant dès qu'un personnage accède à la plénitude de l'existence imaginaire il entraîne celui qu'on appelle, non sans équivoque, l'auteur, dans l'aventure d'une existence nouvelle qu'il doit partager avec lui. Le romancier ne sait pas tout ce que ses personnages ont vécu et pourrait dire, comme un de ceux de Françoise Sagan : « Je me demande ce que le passé nous réserve ».
Il ignore encore plus ce que ses personnages vont faire et qui va bien souvent le dérouter. Par contre il sent — plus qu'il ne sait ce qu'ils ne peuvent pas faire, ce qui ne serait pas dans leur vérité peu à peu élaborée en lui-même. Cette connaissance négative est son seul guide mais qui suffit s'il est capable d'intérioriser ces nouveaux vivants dont la charge lui a été confiée. Robert Vivier a su intérioriser Louis Antoine et les siens, les faire vivre dans le mouvement, dans l'invention de l'écriture. Ecriture que Claudine Gothot-Mersch, dans sa pénétrante lecture, a appelée si justement une écriture de la sympathie. Définition qui va loin tant dans la pénétration de l'œuvre que de l'homme que fut Robert Vivier.
On voit bien ce qui a pu passionner l'ancien fantassin des tranchées, le romancier toujours proche de la vie populaire et l'homme de cœur qu'était Vivier dans l'histoire et l'aventure intérieure d'un ouvrier du pays de Liège. On s'étonne pourtant de voir un homme aussi éloigné de toute idée de culte ou de religion organisée s'intéresser à ce point à un guérisseur qui va, à travers la guérison par l'esprit, devenir à la fin de sa vie le fondateur d'une religion nouvelle. Claudine Gothot-Mersch suggère que cet intérêt a été éveillé en lui par sa rencontre en classe de 3e à l'Athénée, avec un professeur, Monsieur Delcroix, disciple convaincu d'Antoine. Tout le monde n'a pas vu cet « illuminé méconnu » avec le regard plein de compréhension, de tendresse de Robert Vivier car Marcel Thiry, qui a eu lui aussi Monsieur Delcroix comme professeur deux ans plus tard, a gardé de lui un souvenir caricatural. « Je ne pouvais le revoir, dit-il, qu'avec les mêmes égaiements cruels qui furent à ses dépens ceux... (des) jeunes sots dont j'étais ».
Il est certain que Vivier a écrit Délivrez-nous du mal avec passion, les dates le révèlent. Commencé le 7 juin 1934, ce livre de 350 pages, qui a dû exiger un important travail de documentation, est terminé un an plus tard, le 25 juin 1935.
Il faut je crois accorder toute son importance à la dédicace du roman. Elle est faite :
A ma femme
A qui je dois
les pensées et les sentiments de ce livre
Cette dédicace nous ramène à la riche et diverse personnalité de Zenitta Vivier. Dans Les défis et la chance, premier volume de ses mémoires, son fils Haroun Tazieff nous dit : « D'une mère qui avait participé à la révolution russe de 1905... j'avais reçu une éducation « de gauche » c'est-à-dire entièrement fondée sur les vieux rêves humanistes de justice. » Ces rêves sont précisément ceux qui inspirent la pensée et surtout la pratique d'Antoine. On peut supposer que Zenitta Vivier, comme la dédicace de Délivrez-nous du mal le donne à penser, s'est attachée autant que son mari à la personnalité simple, populaire et en même temps hors mesure d'Antoine le guérisseur. On peut en tout cas penser que le thème et les personnages de Délivrez-nous du mal les ont fortement concernés tous les deux. Ils ont dû beaucoup en parler entre eux et l'esprit perçant et passionné de Zenitta s'est uni heureusement dans ce livre à l'esprit de finesse et de compassion ainsi qu'au sens du style et du charme du récit de l'écrivain Robert Vivier.
Roman vrai, roman amical d'un homme et d'un peuple, Délivrez-nous du mal est aussi un livre de pensée. Louis Antoine, s'il a dû descendre à la mine à douze ans, est pourtant devenu un homme de réflexion et de pensée. Pensée des mains, du corps, de l'expérience et de la vie. Pensée qui évolue et se développe sous l'action de l'événement. C'est la mort de son fils qui le confirme dans sa vocation de guérisseur. Ce sont les guérisons qui font affluer les malades chez lui. Ce sont les procès, qui lui sont intentés en 1901 et 1907 pour exercice illégal de la médecine, qui le poussent, malgré son acquittement, à se tourner vers la seule guérison par l'esprit et peu à peu vers la fondation d'un culte.
Dans ce roman la voix de Vivier se mêle si intimement à celle d'Antoine que, parfois, il est malaisé de les distinguer. L'esprit de l'Evangile affleure souvent, chez l'un comme chez l'autre, par sa parole la plus simple, peut-être la plus difficile : « Ne jugez pas. » Vivier ne juge pas ses personnages, il sait qu'ils participent au « règne... de l'innocence végétale » comme le dit Marcel Thiry qui ajoute : « Leur courage à se remettre à vivre, à aimer est une espèce de sainteté. »
Ce mot de sainteté m'a frappé car je l'ai retrouvé dans la bouche de ceux qui ont connu Robert Vivier. Tous, à un moment ou l'autre de l'entretien, m'ont dit : c'était une sorte de saint laïc. J'en ai parlé à Haroun Tazieff, au cours d'un déjeuner où il nous avait conviés avec Vercors, ami de longue date de Vivier. Tazieff a semblé d'abord étonné de voir présenter ainsi quelqu'un qui lui a été si proche. Après avoir réfléchi, il a dit : « Par sa bienveillance universelle, sa simplicité, sa patience, oui, c'était une sorte de saint. Et laïc certainement car il était étranger à toute forme de religion. — Si c'était un saint laïc, a dit ma femme, c'était un vrai saint — Cela ne fait pas de doute, a conclu Vercors. (pp. 44-50)
Discours de M. Henry BAUCHAU
in Réception de M. Henry Bauchau
Bulletin de l'Académie royale de langue et de littérature françaises (1991)
Séance publique du 25 mai 1991
Source : www.arllfb.be/bulletin/bulletinsnumerises/bulletin_1991_lxix_01_02.pdf