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Robert Vivier - La mort du Père Antoine (Cassandre, 18 janvier 1936)

Publié le par antoiniste

Robert Vivier - La mort du Père Antoine (Cassandre, 18 janvier 1936)

La mort du Père Antoine
(Episode de la vie d’Antoine le Guérisseur)

    Depuis février, le Père ne boit que de l'eau et dans toute la journée il ne mange qu'un petit morceau de pain. Sa vue commence à s'affaiblir. Ses jambes et ses pieds se gonflent.
    La foule ne sait rien de ces choses. Elle a la vraie foi. Elle prend l'amour que lui donne le Père. Elle vient, elle s'en abreuve, elle ne soupçonne pas que ce bien puisse lui être retiré.
    Mais les amis, mais les adeptes. Dans son livre de la Révélation, le Père avait cependant pris soin de les consoler par avance : « Ne vous préoccupe pas de ma mort, celui en qui vous avez foi existera toujours. » Mais c'est la pensée, cela, c'est la parole... On a beau se pénétrer de l'enseignement, comment faire taire en nous ce quelqu'un de terrestre qui s'alarme ? Sûrement, le Père ne blâme pas ceux qui inquiètent ainsi.
    Quand il a cessé ses opérations particulières, voici deux ans, une angoisse a serré les cœurs : voulait-il de la sorte nous préparer à son départ ? Mais il a consacré le Temple avec des paroles si tranquilles qu'une grande et longue paix a coulé dans les âmes. Depuis, on s'est habitué à ce qu'il se retire loin de nous pour mieux écouler la vérité. Cependant, voici quelques mois qu'il paraît plus affaibli. Son corps s'use. Il semble de plus en plus que son esprit vivace en soit à peine recouvert. Plusieurs fois, Mère a dû le remplacer au Temple. A d'autres moments, on voyait bien quelle peine il avait pour amener jusqu'à nous sa frêle image matérielle. Cette image qui n'est rien, nous le savons, mais que l'habitude de l'amour nous a rendue chère, et dont notre cœur a besoin.
    Certes, le sort du culte est assuré. Le Conseil d'Administration est là pour y veiller quoi qu'il arrive. Et les adeptes les plus proches du Père laissent entendre que bientôt le pouvoir de guérir sera transmis à des hommes ou à des femmes désignés. C'est une chose naturelle : le Père a tant fait pour tout le monde, il a gagné le droit de se reposer.
    Ceux qui l'observent racontent qu'il ne sort plus guère de l'extase. Se retirera-t-il tout à fait dans la contemplation ? S'il devait en être ainsi, s'il ne nous était plus donné de le voir, tout de même on se sentirait rassuré à savoir qu'il vit, qu'il est près de nous, dans cette même illusion de la Terre. Certes, il n'est déjà plus entièrement des nôtres, il est au-dessus de nous, une autre atmosphère l'environne. Mais tant qu'il est là, parmi nos maisons, quelque chose de tranquille continue aussi d'habiter dans nos cœurs. Sans doute y avait-il un charme de ce genre sur la terre, au temps où vivaient les Saints dont on nous parle.
    Quand une adepte est venue raconter qu'il ne pouvait plus supporter aucune chaussure, et qu'on devait lui mettre des sandales faites avec des planchettes et des cordes, plus d'un et d'une a senti se fendre son cœur.
    Mais, à la fin de mai, on entend dire :
    – Le Père se soigne, maintenant. Il a repris de la viande.
    Une nouvelle plus étonnante circule :
    – Il est sorti… Il a fait une promenade. C'est sur le conseil du docteur : il doit prendre l'air, il s'était trop affaibli.
    Pourtant, depuis le procès de 1907, et à part ce jour de l'année dernière où il est allé à Verviers avec la Mère pour consacrer le temple de Stembert, jamais plus le Guérisseur n'avait franchi le seuil de sa maison. Il faut donc le croire, le Père veut vivre, il aimerait de rester encore près de nous.
    En réalité, le Père ne s'était décidé à surmonter son éloignement pour la nourriture que sur les instances de Mère. Il avait entendu la plainte de son terrestre amour.
    C'est pourquoi aussi, une fois ou deux, dans une auto de louage, le Père fit avec Mère une promenade sur les hauteurs, par la route qui traverse les bois, vers Neuville et Nandrin.
    Le 8 de juin, ils partirent encore une fois de ce côté-là, accompagnés de deux adeptes, Nihoul et Deregnaucourt. Bientôt ils furent sur la hauteur. L'auto roulait lentement à travers les bois. Le ciel était gris.
    C'étaient ces bois où il était passé souvent, où il était venu méditer pendant les années du spiritisme. Alors son œuvre ne lui apparaissait pas nettement, – il ne savait pas encore quelle sérénité l'attendait au delà de la région des épreuves.
    Tandis que le moteur trépidait à petit bruit, Antoine laissait errer ses yeux sur l'horizon de la forêt.
    Il ne s'émerveillait pas d'avancer dans une voiture sans cheval, ni de tout ce qu'il y avait de neuf dans le monde depuis les années de sa réclusion volontaire. Nihoul lui, parlait des aéroplanes, qui vont maintenant dans l'air comme les oiseaux. Mais il n'y avait guère là de quoi le troubler : il avait vécu dans les usines, lu les livres, il connaissait depuis longtemps de quelles ruses, laborieuses l'intelligence est capable. Qu'elle eût enrichi extraordinairement depuis quelques années son magasin d'illusions, qu'elle eût planté de nouveaux décors sur son théâtre de matière, c'était sans doute un événement nécessaire, en rapport avec le progrès bien plus étonnant que la conscience avait fait depuis la naissance du spiritisme et la révélation nouvelle dont lui, Antoine avait été l'humble et scrupuleux instrument.
    – L'intelligence peut beaucoup, oui, répondait-il au frère Nihoul.
    Et il s'enfonça dans son silence.
    L'air était un peu lourd, comme il arrive au mois de juin, et le vieillard avait de la peine à respirer. Il demanda qu'on s'arrêtât. Les deux adeptes l'aidèrent à descendre, il but de l'eau d'une fontaine qui était là. Puis il s'assit sur un tronc d'arbre.
    Comme on était tranquille, ici. Les chants des oiseaux, actifs, paisibles, intarissables, distillaient sans le blesser le silence du jour. Au sortir de son tuyau rouillé, le filet d'eau de la fontaine glougloutait doucement et s'apaisait dans un petit bassin sombre. Alentour, l'herbe était lustrée. Les arbres immobiles semblaient couverts depuis l'éternité par l'épaisseur de leurs feuilles. A leur pied se balançaient imperceptiblement, sur leurs hampes droites, des digitales blanches, mystérieuses.
    « Nous baignons dans la vie ». Antoine se rappela ce mot de son Enseignement. Il leva les yeux vers le ciel vaste et gris, et subitement il sut qu'il allait mourir.
    Mourir ?
    Ne plus voir ceci : l'herbe et les feuilles, les nuages qui roulent et que l'on devine chargés d'eau. Ne plus entendre ces pépiements fidèles, ni le bruit humble du tuyau qui s'égoutte. Ne plus sensu l'odeur des feuilles, oublier à jamais l'air tiède, le vent. Mourir ? Tout, par ici, était si tranquille.
    Il regarda Nihoul et Deregnaucourt. Leurs visages soucieux étaient connus, familiers. Ils n'auraient pas pu ne pas avoir ces visages. Ils étaient le dessin même de la vie.
    Il eut le soupçon que rien ne peut être autrement qu'il n'est. Et ceci, non pas seulement dans l'idée de l'univers, dans ce grand rythme, mais dans le détail d'un nez un peu long, d'une épaule penchée, d'un bout de soulier légèrement usé qui écrase une herbe. Comment tout cela, une fois qu'il est, pourrait-il dire non et ne pas être ?... Sa pensée s'enfonça dans des impressions sans forme et sans nom, mais absolument connues qui vivaient en lui, Dieu sait dans quel repli secret, depuis la toute petite enfance, – impressions de feuilles, de ciel gris et d'oiseaux, et du temps qui passe sans bruit dans le jour d'été. Il vit aussi les visages de Tatène et de Martin, affectueusement penchés, comme ils étaient peut-être la première fois qu'il les avait vus sans le savoir. Le jardin du château de Mons fait plein de lilas au printemps, il y en avait un aux touffes d'un violet très sombre qui dépassait au-dessus de la grille. Sur la route de Flémalle une charrette de messager, avec une bâche blanche tendue sur des cerceaux, s'approchait lentement. A chaque cahot l'essieu criait. Cela venait depuis toujours, cela avait lieu avant le commencement de la vie. Il lui sembla qu'il retrouverait dans toutes ses vies, et jusqu'à la fin de l'éternité, ce cri intermittent de l'essieu. Tout ce que nous vivons est un rêve. Mais tout ce qu'il y a dans ce rêve est de notre vie éternelle.
    Ses yeux revenaient à Nihoul, à Deregnaucourt. Il n'osa regarder Catherine. Il la sentait derrière lui, debout et silencieuse. Soudain il fut pris d'une rude tendresse pour tout ce qui est d'une certaine façon, autour de nous, attaché à notre vie. C'est éternel, cela reviendra toujours, et c'est irrémédiablement fragile. Peut-être n'y a-t-il rien d'autre que quelques figures à qui l'on dit adieu à tous les moments de son éternité.
    Ses jambes étaient lasses. Toute la force de son être s'écoulait doucement, intarissablement, le long de son corps, et ruisselait en silence vers la terre. Le fluide de vie me quitte, songea-t-il. Ceci n'était pas triste, mais infiniment doux. Ce corps, par qui il avait été porté dans tant d'endroits, lui chuchotait son adieu. La vie qu'il avait vécue sous ce ciel-ci, parmi les collines de la Hesbaye et du Condroz, et là-bas dans le fond, au pays immobile des fumées, se réconciliait en cette minute avec une plus grande Vie.
    Il ferma les yeux, aspirant à l'évanouissement de sa matière. L'heure était venue. Le Dieu qui était en lui se détachait des entraves d'un temps, pris du désir de se confondre en Dieu. Depuis longtemps on l'appelait, de quelque part. La voix venait de très loin. A certains instants de sa vie, il l'avait déjà entendue. Quand les foules de l'espace avaient défilé le long de lui, invisibles, et quand il avait vu en esprit les foules des hommes s'accumuler et le suivre… Oui, cela avait d'abord été un rêve, ces foules et ces foules en marche avec lui – et ensuite c'était devenu réel, vivant, innombrable, et maintenant cela s'appelait son œuvre et sa vie, et c'était dans le passé. La voix l'appelait de nouveau, plus secrète que jamais. Cette fois elle venait de tout près, elle était déjà en lui.
    – On ne craint rien quand on a la foi, dit-il à haute voix. Rien ne peut nous arriver si nous sommes dans le réel.
    A ce moment, d'une façon inattendue, il frissonna de tout le corps
    – Vous avez froid, Père, demanda Nihoul.
    – Ce n'est rien répondit-il. L'humidité m'a saisi.
    – Il y a du vent, dit la voix de Mère derrière lui. Le temps change. Si nous marchions un peu ?
    Il tendit les bras en avant, et les deux adeptes l'aidèrent à se relever.
    – Marchons un peu, dit-il en se tournant vers Mère. Et il sourit, Mère voulut sourire aussi : il l'aperçut bien, ce sourire, quoique le visage de Mère n'eut pas réussi à le former.
    Avec peine, soutenu par les deux hommes, il marcha sur l'accotement herbeux, Mère suivait tristement.
    Marcher... Le corps était là, toujours, continuait sa vieille besogne. Mais malaisément, ainsi qu'une machine trop usée. A force de donner la guérison à autrui, à force de jeûner pour mieux entendre la vérité qu'il voulait donner, il avait tué ce corps robuste, né pour vivre aussi longtemps que l'avaient fait les corps de Martin et de Tatène. A soixante-dix ans, songeait-il, Martin descendait gaillardement à la mine, c'était pour ainsi dire encore un jeune home. Lui, s'était arraché sa vie pour la donner à des millions d'hommes. Mais il ne regrettait rien : Ce qu'il avait fait, il avait eu raison de le faire. Et si c'était à recommencer… Qui sait ? Dans une nouvelle incarnation, un même sort l'attendait peut-être… Il le souhaita ardemment.
    Vraiment, il n'avait gaspillé ni son temps ni ses forces sur la Terre. La Révélation qu'attendaient les hommes d'aujourd'hui, il la leur avait apportée. Et comment eût-il regretté son énergie disparue, s'il avait su faire d'elle une source de santé et de guérison pour tant de malheureux ?

    Il dut s'arrêter. Ses jambes ne le portaient plus. Il remonta dans l'auto, qui roula tout doucement, jusqu'à la lisière du bois. Là, se sentant mieux, il descendit de nouveau. Un champ de seigle avait des reflets argentés. Au bout on apercevait des maisons. Par là devaient habiter des gens qui étaient venus chez lui dans leurs jours de détresse, et qui étaient remontés par ce chemin avec plus de courage. Ce qu'il en avait guéri, des malades… Il se rappelait leurs yeux plaintifs, leurs voix monotones, celles des femmes surtout : la femme a toujours la même voix pour se plaindre. Qu'étaient devenus tous ces gens qu'il avait renvoyés plus contents dans les chemins de leurs vies ? Peut-être plusieurs d'entre eux étaient-ils morts depuis et les autres mourraient à leur tour, car la guérison que peut obtenir l'homme est provisoire. Mais il leur avait permis de continuer leur marche avec plus de courage. Et surtout, il leur avait appris l'amour, pour ce jour ou pour plus tard. Tout était bien. Il avait nourri le feu de la vie.
    – Oh ! comme j'ai froid, gémit-il tout à coup.
    Ils le regardèrent avec inquiétude, le temps était plutôt chaud et même un peu lourd, quoique gris. Pourtant Antoine grelotait tout entier. Ce froid était un froid du corps, car l'âme au contraire n'avait jamais été si tranquillement brûlante. Mais le corps s'alarmait. Ce froid le traversait si durement que les mots avaient jailli tout seuls, – la plainte du corps.
    Il se mit à claquer des dents. Ils eurent beau le couvrir de tout ce qu'il y avait comme vêtements et couvertures dans l'auto.
    – Je ne peux pas me réchauffer, répétait-il. Oh ! si je pouvais avoir du feu, un petit feu pour me réchauffer…
    – Nous entrerons quelque part, dit Mère.
    Et elle ordonna au conducteur de s'arrêter devant une auberge.
    Nihoul descendit et demanda s'il n'y avait pas de feu dans la maison. L'aubergiste partit d'un gros rire :
    – Du feu au mois de juin ?
    Ils allèrent plus loin. Nulle part il n'y avait de feu. Et nulle part on ne voulait en allumer. Antoine grelottait de plus en plus. Recroquevillé sur lui-même, il semblait n'avoir plus de sang dans le corps. Catherine le regardait, la figure serrée, et elle essayait de lui réchauffer les mains avec les siennes.
    – Ce ne sera qu'un frisson de fièvre, hasarda Deregnaucourt.
    Il semblait étrange et terrible que quelqu'un eût si froid par ce jour de juin. Où trouver des gens qui auraient pitié, qui allumeraient du feu pour le Père ? Les adeptes étaient pleins d'amertume : le Père avait réchauffé tant de malheureux au brasier de sa charité, et voilà que les hommes lui refusaient ce misérable feu matériel qui se fait avec quelques brindilles. A lui qui était descendu sous la terre pour en extraire le charbon, l'on refusait ce peu de charbon qui pouvait rendre à son corps un suprême bien-être.
    Lui, ce froid l'avertissait que son heure était venue : son corps l'expulsait comme un foyer inhabitable. Sans doute, quelque part, à ce moment-là même, ainsi qu'il l'avait enseigné, son imagination de la matière, tenace comme l'âme elle-même, lui préparait-elle à son insu un nouveau corps.
    Au bout du village, dans un tout petit café, il n'y avait pas de feu non plus. Tandis que la voiture démarrait, la femme vint sur le seuil et les suivit des yeux avec un air de suprême méfiance.
    – Ils n'aiment pas recevoir un malade, dit l'un des adeptes avec une voix qui excusait.
    – Non, répondit l'autre.
    Une violence l'anima :
    – Ils savent qui nous sommes. C'est par méchanceté.
    Il s'interrompit et rougit, car il s'était aperçu qu'il venait de voir le mal. Le Père parut ne pas s'être rendu compte de tout ceci.
    – Si nous retournions à Jemeppe, proposa Mère.
    – Non, non, dit Antoine avec une vivacité inattendue. Avançons plus loin. Il tendait la face en avant. Ses yeux avaient leur éclat métallique.
    – Il faut que nous trouvions du feu quelque part.
    Ils comprirent que ce qui le poussait, ce n'était plus le désir d’un feu matériel. Il voulait, dans ce coin de campagne, trouver une âme humaine en qui serait caché l'amour.
    Et ils trouvèrent. Au hameau des Quatre-Bras, près de Nandrin, une femme qui tenait un café-restaurant les fit entrer avec de bonnes paroles, et alla chercher du bois et tout ce qu’il fallait pour faire le feu. Le Père s’était assis contre le poêle, et de tout son corps il aspirait la chaleur.
    – Je me réchauffe, disait-il. C’est bon, je me réchauffe. Je reprends vie…
    Tous trois comprenaient que le Père reprenait vie parce que dans un cœur humain il avait trouvé l’amour. Mais il ne dit aucune parole dans ce sens. Ce n’était pas un enseignement pour les autres qu’il était venu chercher ici, mais un signe, dont il avait besoin peut-être pour passer le pas qu’il devait passer.
    Ils demeurèrent là une heure. Dans le cœur des compagnons du Père, il semblait que l’angoisse se fût reculée à quelque distance, écartée par ce feu de l’amour, et leur laissât cet instant de répit. Le conducteur était entré et s’était assis avec eux. La bonne femme se plaignait du temps, et parlait des affaires du village. Antoine pris la main de Catherine. Celle-ci fut heureuse de sentir qu'il n'avait plus froid. Antoine regarda sa femme, regarda ses amis fidèles. Tous sentirent le bonheur d’être encore un peu ensemble. Etre ensemble : comme c'est simple, la vie, l'amour.
    Ayant remercié la femme, ils revinrent vers Jemeppe. La route descendait à travers les bois. A chaque tournant se rapprochaient la vallée et les usines. Rue Bois-de-Mont, pendant qu'on l'aidait à sortir de l'auto, Antoine vit encore une fois les petites maisons de la rue, toutes égales, qui s'apprêtaient à continuer leur via. La façade du Temple s'élevait un tout petit peu au-dessus.
    Les jours suivants, les forces du Père déclinèrent. Cependant il sortait dans le jardinet, poussé par un irrésistible besoin du dehors, de l'espace : il regardait l'herbe, les roses, l'arbre aux feuilles vertes et luisantes. C'était juin, le mois où tout s'épanouit, le mois de la plénitude. En un tel mois, soixante-six années auparavant, il était venu monde. Maintenant, dans un endroit ignoré, il s'apprêtait à renaître. Des gens s’étaient aimés, qu’il ne connaissait pas et qui bientôt lui deviendraient chers. Ces gens attendaient dans la joie et l’espoir, – c’était la saison de l’espoir. Ici, tout finissait, malgré la saison, – tout finissait, malgré la saison, – tout avait fait son temps. Une rose s’effeuillait ici pour fleurir ailleurs. C’était un étrange mystère.
    Toutes ces nuits, chaque fois qu’il put s'assoupir, il rêva de son enfance.
    Les jours, il pensait à la société, au culte. Il corrigeait les épreuves de sa revue.
    Le temps devint orageux. Le ciel s'ouvrait et se refermait, mais les orages n'éclataient pas. Des adeptes eurent des visions. Une femme raconta que le Père lui était apparu au milieu de la nuit.
    Les fidèles se pressaient aux opérations. La faiblesse du Père était si visible que chacun craignait, s’il laissait passer ces jours, de ne jamais plus le revoir.
    Le lundi 24, jour de la Saint-Jean, il fallut l’habiller et l'aider à se tenir debout. La sonnerie retentit... Il voulait aller encore auprès de ses malades. Ceux-ci le virent, terriblement pâle, s’encadrer dans la porte de la tribune. S’accrochant à la balustrade, il fit un pas en avant. Il n'avait voulu l’aide de personne. Chacun, le cœur serré, se demandait comment il pouvait se tenir debout. Finalement, la bouche entr'ouverte, il fit encore un pas. Il se tourna vers la foule.
    Pour la dernière fois, Père se trouvait en face des malades. Tous surent à l’évidence que c'était la dernière fois. Se tenant d'une main à la balustrade, il leva l’autre avec une lenteur infinie et réussit à tendre vers les fidèles cette chose de chair qu'animait encore l’esprit. Ce fut un adieu vacillant, incertain, pathétique, un lambeau de vie qu’il s’arrachait pour la donner encore.
    Des sanglots secouaient la foule. Beaucoup fermaient les yeux. De la masse, les fluides montaient vers le Père. Aujourd'hui, c'étaient les fidèles qui tentaient, par un effort suprême, de prolonger sa vie à lui.
    Ce fut dans la nuit suivante que Père sortit de cette incarnation.

                                                                                                                         Robert VIVIER.

Robert Vivier - La mort du Père Antoine (dessin Marcel Stobbaerts)(Cassandre, 18 janvier 1936).jpg

Le Père reprenait vie parce que, dans un cœur humain, il avait retrouvé l’amour.
(Dessin Stobbaerts Marcel)
(cf. https://www.facebook.com/groups/culteantoiniste/permalink/10164613808339619/)

Cassandre, 18 janvier 1936

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Délivrez-nous du mal (L'Homme libre, 30 mars 1936)

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Délivrez-nous du mal (L'Homme libre, 30 mars 1936)

    «o»  Délivrez-nous du mal, par Robert Vivier (éditions Bernard Grasset). C'est une sorte de biographie romancée de Louis Antoine que nous offre ici M. Robert Vivier. Louis Antoine était un simple ouvrier mineur de Liége, excellent ouvrier qui fit quelques économies grâce à son travail en Allemagne et en Pologne. Revenu s'établir dans son pays natal il eut la grande douleur de perdre son fils et cela le fit verser dans le spiritisme et par là il en vint à construire une religion personnelle, à aller jusqu'à la métaphysique pour reconstruire Dieu et établir une croyance nouvelle. Guérisseur, en outre, Louis Antoine trouva auprès de ses concitoyens une audience peut-être imprévue même pour lui et sa religion s'étendit au delà même des frontières belges. Elle survécut à sa mort survenue en 1912 et « l'antoinisme » aujourd'hui compte encore de nombreux temples, a ses rites, ses prêtres et ses fidèles. La doctrine entièrement basée sur le fait que l'esprit ne peut que créer l'esprit et non la matière apparaît assez faible du point de vue métaphysique et le conduit à des conclusions parfois surprenantes.
    M. Robert Vivier a évoqué avec vie et vérité cette existence curieuse et d'un genre tout particulier.

L'Homme libre, 30 mars 1936

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Robert Vivier, Délivrez-nous du mal (Le Quotidien, 11 février 1936)

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Robert Vivier, Délivrez-nous du mal (Le Quotidien, 11 février 1936)ROBERT VIVIER

Délivrez-nous du mal
Antoine le guérisseur

    Depuis quelque temps, des sujets imprévus semblent remplacer les anciens sujets et les études d'hier ; au milieu des romans et des livres d'histoire, voici pas mal d'ouvrages sur la nature humaine, sur la condition de l'homme et sur les forces mystérieuses plus ou moins réelles sur lesquelles notre époque inquiète voudrait s'appuyer sourciers, guérisseurs, inventeurs de thérapeutiques, créateurs de mystiques sont à la mode.
    Je les signale ici dans la proportion même où ils s'imposent à l'attention des lecteurs, et l'on peut constater, par surcroit, que cette « attention » mérite « attention ».  Voici donc, en ce genre, l'histoire d'un guérisseur qui a créé une religion : Antoine, le guérisseur.
    Louis Antoine était un simple ouvrier mineur ; il était né en 1846 près de Liége. Après avoir travaillé dans la mine, il fut machiniste, puis marchand de légumes ; il s'expatria et fut contremaitre dans une usine de Pologne. Il rentra en Belgique et obtint un emploi de concierge et d'encaisseur. Son biographe, M. Robert Vivier, qui écrit une biographie romancée (mais romancée uniquement dans le menu détail) nous montre la monotonie, la médiocrité étroite, le manque d'horizon d'une telle existence.
    Après la mort d'un fils unique, Antoine, qui n'avait jamais eu une piété bien forte, se laisse conduire dans des groupes spirites du rite d'Allan Kardec.
    Là M. Vivier nous apprend que le spiritisme, qui nous semblait une mode d'intellectuels et de gens cultivés, sinon de gens du monde, était pratiqué par des ouvriers, de petits marchands, tous gens très ignorants et très modestes, et c'était entre eux comme une secte secrète.
    Antoine fonde un groupe ; les esprits sont ses guides. Il croit qu'ils possèdent ou qu'il y a d'ans l'univers des courants de fluide. Un de ces courants, un fluide bienfaisant et guérisseur, voici que lui, Antoine, il se découvre la puissance de le concentrer et de le diriger : il guérit !
     Les gens n'ont qu'à comparaître devant lui ; il les regarde, lit en eux leur mal, et les guérit ou tout au moins soulage leur âme. Car il faut la foi pour s'approcher de lui : foi, non en une série de dogmes, non en une certaine divinité, mais en la bonté universelle et créatrice qu'il appelle Dieu ; foi difficile, sans objet ni lumière, mais chaude, dans le froid de la vie, comme un soleil d'avril dans la fraîcheur du printemps. Bientôt, au lieu d'agir lui-même sur les malades, il infuse le fluide dans des feuilles de papier ou dans le l'eau pure que le malade s'applique.
    Enfin, il renonce tout à fait au guérissage individuel ; il crée une religion dont il est le grand-prêtre et le saint, un quasi Dieu. Il guérit du haut de la chaire les fidèles venus pour prier ; il les guérit en bloc, comme le soleil éclaire en bloc. Et il meurt laissant une Eglise qui compte, dit-on, trois cent mille fidèles, et qui continue à essaimer. M. André Thérive, dans son roman Sans âmes, a décrit un milieu d'Antoinistes français.
    De tels créateurs de religion ne sont pas rares. Beaucoup s'arrêtent à mi-chemin, comme ceux qu'a fait revivre Maurice Barrès, dans La Colline inspirée. D'autres, comme Towianski lancent des mouvements d'une portée incalculable. Ici, l'originalité, c'est qu'Antoine est un ouvrier à l'esprit aussi positif que peu cultivé. Il a répandu son esprit parmi des gens qui lui ressemblent. – F. S.

Le Quotidien, 11 février 1936

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Feuillets littéraires - Un Prophète (L'Indépendance Belge, 12 février 1936)(Belgicapress)

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Feuillets littéraires - Un Prophète (L'Indépendance Belge, 12 février 1936)(Belgicapress)FEUILLETS LITTERAIRES
Un Prophète

    Notre compatriote Robert Vivier, le poète subtil de Déchirures, le romancier de Non et de Folle qui s'ennuie, qui lui valurent, l'an dernier, le Prix Albert Ier, vient de consacrer sous ce titre : Délivrez-nous du mal (Paris, Grasset), une étude psychologique très poussée à Antoine le Guérisseur, fondateur de l'Antoinisme.
    Quoi que l'on puisse penser de cette religion nouvelle, reconnue d'ailleurs, implicitement, par l'Etat, il faut bien constater qu'elle compte actuellement 300,000 adeptes, plus de 40 temples en Belgique (dont un, très important, dans un grand faubourg de Bruxelles), deux à Paris, d'autres à Vichy, Nice, Monaco, Tours, Nantes, Lyon, Valenciennes. Le 26 juin 1924, cinq mille pèlerins assistaient à la consécration par la Mère du second temple parisien.
    Un mouvement mystique aussi considérable, en plein vingtième siècle, a de quoi nous surprendre, mais aussi nous émouvoir. Quelle est donc la qualité d'âme de l'homme qui l'a provoqué, qui a su lui donner une telle vitalité et lui assurer une telle extension ?
    C'est à cette question que répond le livre de de M. Vivier, livre de poète et de psychologue, d'abord, mais aussi d'historien, et presque de clinicien, car l'auteur n'a négligé aucune source et son ouvrage est documenté comme un travail de chartiste.
    Pour surprendre le processus psychique, à demi conscient, par lequel l'ouvrier mineur Louis Antoine, dit Eloy, devint le « guérisseur » célèbre de 1912, M. Vivier recourt sans cesse aux procédés intuitifs, qui, en quelque manière, l'identifient à son personnage.
    « Madame Bovary », c'est moi, disait Flaubert. M. Vivier pourrait parler de même. Il le pourrait d'autant plus et d'autant mieux que sa nature essentiellement réceptive le prédisposait à recevoir les confidences posthumes d'un Antoine et que, grâce à son mariage, il a pris de l'âme slave une connaissance bien utile quand il s'agit de comprendre et de pénétrer la substance intime d'un fondateur de religion.
    M. Vivier, d'ailleurs, s'est plu à proclamer cette dette dans la dédicace de son ouvrage : « A ma Femme, à qui je dois les pensées et les sentiments de ce livre ». Les auteurs ne sont pas toujours aussi francs et aussi reconnaissants…

*
*  *

    Le Père de l'Antoinisme nait au village de Mons, près de Liège, le 7 juin 1846, dernier enfant d'une très pauvre famille de houilleurs. Dès douze ans, il descend dans la mine. Mais il n'est pas comme les autres. Un sérieux précoce, un goût du silence et de la méditation le distinguent de ses compagnons.
    Très vite, il remontera à la surface, incapable de supporter le travail dans les ténèbres du fond. Il entrera dans la métallurgie, puis fera son service militaire, au cours duquel son régiment fut envoyé à la frontière pendant la guerre franco-allemande de 1870.
    C'est alors qu'Antoine, soldat modèle pourtant, aimé et estimé de ses chefs, causa involontairement la mort d'un camarade, pendant un exercice de tir. Il avait, jamais on ne sut comment, oublié une cartouche à balle dans le canon de son fusil.
    Ce fut, pour lui, l'épreuve, la grande épreuve qui le plaça devant le terrible problème des responsabilités. Il sentit tout de suite qu'il lui faudrait payer un jour le prix du sang qu'il avait répandu. Il le payera de la mort de son unique enfant.
    Son service fini, il part travailler en Allemagne, épouse au retour, en avril 1873, une simple fille de chez lui, Jeanne-Catherine Collon, aimante et dévouée, compréhensive aussi, qui sera un jour la Mère, après la désincarnation de son mari.
    Le couple repart aussitôt pour l'Allemagne où, en septembre de la même année, il leur naît un fils. Deux ans plus tard, le ménage reparaît au pays de Meuse, et, jusqu'en 1879, Antoine travaille comme machiniste dans un charbonnage, puis exerce le métier de marchand de légumes ambulant.
    Un obscur instinct, cependant, le pousse à s'enrichir, comme s'il se rendait compte qu'il va avoir besoin de loisirs pour accomplir sa mission. Il se fait donc embaucher, avec un gros salaire, comme contremaître aux aciéries de Praga, près de Varsovie. Il y reste sept ans. Quand il rentre en Belgique, il devient encaisseur aux Tôleries de Jemeppe, où sa femme est nommée concierge. Mais ils ont du bien. Ils achètent du terrain, font bâtir, pourraient vivre du produit de leurs loyers.

*
*  *

    Antoine a alors exactement quarante ans. Cet illettré, ce simple frappe tout le monde par on ne sait quelle majesté mystérieuse. Lui-même, inquiet, vaguement tourmenté, semble attendre encore la suite de sa destinée. Il éprouve un immense besoin de se rendre utile à ses frères les hommes, de secourir leur misère.
    Sa sincérité, au reste, n'a jamais été contestée, même par les juges devant lesquels, par deux fois, en 1901 et en 1907, on le fera comparaître pour exercice illégal de la médecine.
    C'est par spiritisme qu'il accédera progressivement à la compréhension totale de son rôle. Il fonde un cercle, Les Vignerons du Seigneur, et s'y consacre tout entier à l'évocation des esprits et à la guérison des malades. Car il guérit indubitablement. Il guérit des ulcères, des fractures rebelles, les maladies du poumon. Il attire sur lui le mal. Il en délivre les patients.
    Le magnétisme, l'autosuggestion, sans doute, expliquent cette thaumaturgie simpliste. Mais il y faut aussi une immense effusion de tendresse fraternelle. Antoine guérit ses malades parce qu'il les aime profondément, parce qu'il est prêt, réellement, à donner sa vie pour sauver la leur. M. Vivier expose tout cela, en un style collant étroitement à l'objet, avec une intensité, une force de suggestion quasi hallucinante et qui, parfois, émeut jusqu'aux larmes.

*
*  *

    Mais la partie la plus belle de l'ouvrage me paraît être celle où nous voyons Antoine, après la mort de son fils – car lui, qui pouvait tant pour guérir autrui, n'a jamais pu soulager ses propres souffrances, ni celles des siens – s'élever peu à peu, par un effort psychique d'une incomparable grandeur, à la négation du mal et de la mort.
    Cet ouvrier aux mains calleuses a vu ce que ne voient plus les savants : cette chaîne sans fin d'échanges qui constitue la vie de l'Univers. Il guérissait le mal physique : c'était peu. Il s'attache, à présent, à guérir le mal moral, c'est-à-dire le manque de Foi et de l'Amour. Ce qu'il exige, maintenant, de ses adeptes, c'est qu'ils acceptent de souffrir avec joie, avec confiance, conscients que leurs maux ont un sens, une utilité dans le jeu mystérieux des forces cosmiques.

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*  *

    Ce n'est rien de penser ainsi. D'autres l'ont fait, des philosophes, des poètes, des savants. Ce qui est tout, c'est d'avoir, comme Antoine, le don de persuasion qui crée les prophètes et qui fanatise les foules.
    M. Robert Vivier conduit son personnage jusqu'à cette journée de juin 1912, qui vit la mort d'Antoine, épuisé par les jeûnes, les prières, les méditations, et aussi pour avoir prodigué aux malades, aux souffrants, aux affligés, toutes ses réserves de fluide vital. Qu'on dise que rien, dans cette histoire, n'est scientifique ; que les esprits forts la traitent par le mépris ; que l'on raille avec hauteur l'incurable superstition des foules ; il n'en reste pas moins qu'Antoine a fait du bien à des centaines de milliers d'êtres que les médecins ou les religions établies ne pouvaient pas soulager ; et que, par surcroît, il a inspiré à M. Robert Vivier une des plus beaux livres, un des plus riches, des plus nobles, des plus largement et profondément humains qu'il nous ait été donné de lire depuis bien longtemps.

                                                                                          Georges RENCY.

L'Indépendance Belge, 12 février 1936 (source : Belgicapress)

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Délivrez-nous du mal (Le Petit Marseillais, 8 avril 1936)

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Délivrez-nous du mal (Le Petit Marseillais, 8 avril 1936)

« DELIVREZ-NOUS DU MAL »
de Robert Vivier (Grasset)

    C'est un roman bien curieux que vient de publier M. Robert Vivier. C'est, en effet, le roman de Louis Antoine, ouvrier mineur des environs de Liége qui, à la fin d'une vie simple et pieuse, fut amené à l'occultisme, l'abandonna, se découvrit des dons de guérisseur, voua son temps et ses forces aux malades. Le spectacle continuel de la souffrance physique l'amena à remettre tout l'univers en question. Avec une simplicité et une ingéniosité inébranlables, il repensa le monde à sa façon. Cet homme presque illettré, après avoir créé une morale, écrivit des livres de métaphysique. Il est mort en 1912 et, aujourd'hui, l'antoinisme a son rite, ses prêtres et, dans de nombreuses villes de France et de Belgique, ses temples.
    M. Robert Vivier, qui est Belge, connaît parfaitement les paysages qu'il décrit, la vie et l'âme des ouvriers de ce pays, aussi les voit-on véritablement vivre et il s'agit bien d'un roman, non point d'une biographie ou d'une histoire romancée. On ne trouvera pas dans Délivrez-nous du mal un exposé historique des faits, encore moins des commentaires, l'auteur s'est appliqué à comprendre et à faire revivre l'aventure d'Antoine, sa vocation étonnante simplement accueillie par lui-même et par les autres. Mais avec un grand souci d'honnêteté, il a pris soin de ne lui attribuer ni un seul acte ni un seul geste qui ne soit en accord avec caractère ou avec les mœurs de son milieu, ou bien que la tradition orale, qui a joué un grand rôle dans la diffusion de l'antoinisme ne ratifie.
    Nous n'avons point à engager une discussion d'idées, mais puisque nous avons à juger un roman, nous devons envisager le point de vue de l'art. Et là, malgré un sujet curieux et plein d'attraits, nous devons faire des réserves. C'est une grande règle valable pour toute œuvre en général d'aborder le sujet au moment où il devient intéressant. M. Robert Vivier nous fait suivre son personnage depuis sa naissance, ne nous fait grâce d'aucun détail et il en a peu de curieux jusqu'à l'âge de sa vocation tardive. L'auteur retrace avec beaucoup d'exactitude un milieu de braves, d'honnêtes, de saintes gens. Est-ce pour satisfaire aux exigences du populisme que l'auteur traite son sujet avec tant de minutie ? En tous cas, ces longs tableaux, ces longues digressions lassent avant la trois-centième page. Nous ne voudrions pas être sévère pour un auteur dont l'œuvre est fort appréciée, mais d'autres peut-être le seront plus que nous et, à la lecture de ce volumineux ouvrage, se rappelleront le vers de Boileau :
                 Qui ne sut se borner...

Le Petit Marseillais, 8 avril 1936

 

    Je termine la citation de Nicolas Boileau (citation très sévère du journaliste pour cet auteur) : « Qui ne sut se borner ne sut jamais écrire ».

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Délivrez-nous du mal, par Robert Vivier (Gringoire, 7 février 1936)

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Délivrez-nous du mal, par Robert Vivier (Gringoire, 7 février 1936)

Délivrez-nous du mal, par Robert Vivier

    En 1846 naquit près de Liége un homme qui, avant sa mort, quatre-vingts ans plus tard, s'était lui-même élevé un temple où des milliers de fidèles venaient le prier comme un mage. En 1932, la religion antoiniste comptait une vingtaine de temples en Belgique ; aujourd'hui, en Europe, le nombre des centres organisés dépasse une centaine.
    C'est l'histoire romancée, très romancée même, de cet homme destiné dès sa naissance au rude labeur de la mine dont il se libéra à quinze ans, que nous conte M. Robert Vivier, qui, pour un autre roman, obtint naguère le Prix Albert-Ier. Une seconde partie, d'un ton plus didactique bien qu'assez sommaire, nous renseigne sur l'antoinisme qui semble n'être guère autre chose qu'un assez vulgaire spiritisme. L'auteur, par contre, s'est plu à romancer la vie quotidienne de ce prophète moderne doué, dès sa jeunesse, de nombreuses prémonitions qui l'amèneront à prendre peu à peu conscience de son pouvoir de guérisseur. Le livre, en dépit de fâcheuses longueurs, est souvent attachant et coloré. (Grasset.)

Gringoire, 7 février 1936

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Acte de mariage Robert Vivier et Zénitta Klupta, 24 juin 1922 (consultation.archives.hauts-de-seine.net)

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Acte de mariage Robert Vivier et Zénitta Klupta, 24 juin 1922 (consultation.archives.hauts-de-seine.net)

Robert Vivier a dédicacé son livre Délivrez-nous du mal à sa femme Zénitta Vivier, née Klupta.

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Louis Antoine au fond de la mine (Le Peuple, 20 janvier 1936)(Belgicapress)

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Louis Antoine au fond de la mine (Le Peuple, 20 janvier 1936)(Belgicapress)

Louis Antoine au fond de la mine
Episode de la vie d’Antoine le Guérisseur

    Robert Vivier publie, ces jours-ci, aux Editions Grasset, à Paris, une vie romancée du Père Antoine, présentée sous le titre : « Délivrez-nous du mal ».
    De ce livre étonnant de vérité par son affabulation même, nous détachons ce passage qui nous montre le jeune Louis Antoine travaillant au fond d'un charbonnage, au pays de Liége.

*
*     *

    C'était un étrange monde que la mine. On y était entre hommes, et souvent seul, en tête à tête avec le travail, peut-être avec le danger, – car savait-on jamais ce qui pourrait arriver dans cette nuit étouffante et chaude, au bout des galeries basses, tournantes, que peuplait le bruit actif et angoissé des pics et où dansait de-ci de-là la flamme d'une lanterne ?
    En ce temps-là, les mineurs s'éclairaient de chandelles de suif, « chandelles à la graisse », comme on disait dans le pays. Seule compagne de l'ouvrier, faible souvenir du jour, de la lumière rayonnante d'en haut, la lamponette éclairait vaguement les épaisseurs noires, faisait jaillir de l'ombre un rail, un bout de solive, une aspérité des parois ténébreuses. Un courant d'air pouvait l'éteindre, et l'on se trouverait tout à fait seul, guettant le signe humain du pic dans la taille voisine. Et il y avait aussi les gaz, forces sournoises qui guettaient la flamme sous le verre poissé de la lampe.
    Louis fut d'abord un « gamin », qui aidait son père et son frère Eloi, emmenant les pierres du déblai, apportant les bois d'étayage, puis un « hiercheur » poussant la benne pleine et ramenant en sifflant la benne vide. Il y avait d'autres gamins, de plus jeunes même, car à l'époque il n'était pas rare qu'on truquât l'état-civil pour que des garçons de dix ans descendissent à la mine comme s'ils en avaient eu douze. A la pause, quand on se rassemblait à un carrefour de galeries pour casser la croûte, les gamins se tenaient ensemble et écoutaient les adultes parler du travail, rappeler quelque accident d'autrefois, ou bien faire allusion à des choses d'en haut, très lointaines : le jardin, la santé des enfants, une histoire de jeu de cartes ou de cabaret. Parfois les petits se faisaient des farces et se battaient. Mais la plupart du temps ils étaient trop fatigués et il s'agissait de profiter du repos, parce que le porion allait venir et crier en frappant dans ses mains :
    – Allons, les hommes !
    Quand la cage remontait les mineurs après la journée, il était étonnant de retrouver l'air pur, le ciel immense, les maisons, l'herbe. Quelle douceur dans les soirs de la fin de l'été... On sentait sa fatigue en soi, elle vous faisait comprendre l'existence du corps. Tandis que les mineurs rentraient au village, c'était la fatigue qui leur donnait ce pas régulier, ce balancement, et qui continuait à les unir, les mettant à part des gens qu'ils croisaient. Bien plus que leurs sarraux, leurs chapeaux de cuir et leurs figures noires où brillaient les yeux, c'était cette lassitude, ce poids des membres, qui les faisaient ceux de dessous la terre, ceux pour qui le mouvement de l'outil au bout du bras est la seule étincelle de vie au long des heures sans couleur. A côté d'un tel sort, n'est-ce pas une bénédiction que de passer ses journées sous le ciel du bon Dieu, comme le charron, le laboureur, les maçons, le cantonnier ou les rouliers qui conduisent des chariots sur les routes, assis sur le timon, le fouet à l'épaule ? Pour tous ces gens-là il y a du beau temps et de la pluie, il y a des oiseaux dans les arbres, un chat sur un seuil.
    Louis faisait courageusement sa besogne, comme les autres, mieux que les autres peut-être. Il éprouvait cette fierté spéciale du mineur, qui lui vient de savoir que nul au monde n'a un métier aussi dur que le sien, et que pourtant il s'en tire, qu'il recommence chaque jour.
    Cependant le garçon grandissait. Il avait maintenant de larges épaules, un air d'homme, et le travail lui donnait des muscles solides comme des cordes. Il était devenu « haveur », c'est-à-dire qu'il taillait la veine. Couché sur le côté, s'appuyant sur le coude et la hanche, il détachait de la pointe du pic des blocs de houille. C'était un travail difficile, parce que l'espace manquait pour l'élan du bras. Le charbon détaché roulait le long de son corps, et il le repoussait du genou et du pied vers le bas de la taille. Ainsi pendant des heures. La bouche remplie de poussière de charbon qu'il devait cracher, ayant soif, le torse ruisselant, il haletait dans cet air moite où les narines s'inquiétaient de humer l'odeur du gaz. Pour toute compagnie la petite lampe, calée à côté de soi et qu'il fallait déplacer quand le travail avançait, – et puis un peu plus loin, en bas et en haut, lorsqu'on s'arrêtait pour souffler, le tapotement assourdi des pics des autres hommes de l'équipe. Il ne fallait pas souffler longtemps, parce que l'ingénieur voulait ses dix mètres d'avancement, minimum, et coûte que coûte le nombre de chariots devait être atteint. Au moindre arrêt dans le havage, les bennes vides s'accumulaient dans la galerie.
    Si bien qu'il arriva un jour où le jeune homme se demanda : « Est-ce une vie, cela ? » Il y a comme cela des idées qu'on n'a jamais eues, mais qui, lorsqu'elles vous sont venues une fois, ne s'en vont plus. N'y avait-il pas mieux à faire pour lui que de ramper et souffrir sous la terre, écouter si la roche ne bouge pas, s'il n'y a pas de craquements dans le bois ! Il aurait été bon de continuer à s'instruire : celui qui sait s'élève dans le monde, il rend service à tous et arrive à donner aux siens plus de bonheur. Mais à présent il partait avant le jour, rentrait à la nuit (en hiver, bien après la nuit close), et, une fois à la maison, après s'être lavé des pieds à la tête et avoir mangé, il n'avait plus le courage de lire une ligne. Il oubliait même ce qu'il avait appris à l'école.
    Depuis deux ans il travaillait à la mine, et qu'est-ce qu'il n'avait devant lui sinon de continuer jusqu'à ce qu'il ne fût plus bon à rien ? Il commençait la vie, et c'était comme si elle eût été près d'être finie. Il avait déjà telles manières des vieux ouvriers : chiquer (une habitude qu'on prend parce qu'il est défendu de fumer dans la taille, à cause du gaz), cracher de côté, remonter des deux mains la culotte sans bretelles. Les autres mineurs de son âge étaient fiers de prendre de telles manières, qui faisaient d'eux des hommes. Ils aimaient aussi jurer, à blasphémer, comme des adultes à « dire des crasses ». C'était parce qu'ils n'imaginaient même pas un autre sort. Mais lui ne pouvait se contenter à si bon compte. Il comprenait que ce n'était pas là la vie qu'il lui fallait. Tout change. Les fils ne sont pas les pères. Et si même son frère Eloi allait à la mine, ainsi que son parrain Louis Thiry, est-ce que Jean-Joseph y alla lui ? Louis n'était pas pire que Jean-Joseph.
    Un de ses camarades de Mons travaillait à Seraing chez Cockerill. Il le rencontra un dimanche. Ils allèrent boire « une goutte » ensemble au cabaret de la Nanette, près de l'église. Et là, dans un coin, tandis que les habitués du dimanche jouaient aux cartes, l'ami lui parla longuement de son travail à l'atelier de chaudronnerie. Naturellement il y avait la route à faire, une heure et demie deux fois par jour, et le soir en remontant. Cela pouvait être dur, surtout l'hiver, par mauvais temps. Mais tout de même c'était une besogne d'hommes, on voyait le soleil et la figure des gens. On ne pouvait pas comparer cela à la mine.
    Le soleil du dimanche (le seul que Louis vit jamais) se glissait par la petite fenêtre sur le dallage du cabaret. Un pinson sautillait mélancoliquement dans sa cage. On le distinguait à peine derrière les barreaux, car la cage était toute petite. L'oiseau s'agitait là-dedans et s'agiterait jusqu'à la mort sans rien avoir d'autre, comme Louis Antoine s'il continuait à descendre à la houillère. Et comme on lui avait crevé les yeux, suivant la coutume, pour qu'il pût mieux chanter, il était lui aussi privé de lumière, comme les mineurs.
    Quand Louis rentra à la maison, Tatène était seule, à peler des pommes de terre. De temps en temps, une grosse pomme en tombant faisait sonner le fond du seau. Alentour, c'était le silence des fins de dimanche. Un accordéon jouait. On avait le cœur doux et triste. Le dimanche, le court dimanche, allait finir. Antoine s'était assis sur une chaise de paille. Il faisait déjà sombre dans la cuisine.
    – Qu'avez-vous, notre Louis ? dit la mère. Vous ne racontez rien.
    C'est alors qu'il se décida.
    – J'étouffe dans la mine, maman. Je ne veux plus y aller.
     Bien-aimé Seigneur, que dites-vous là, mn'éfant ?
    Elle s'était arrêtée et le regardait.
    C'était Louis, son préféré. Elle se souvint qu'elle avait rêvé pour lui une autre vie que les autres, parce que c'était son dernier. Et maintenant voilà qu'il voulait partir, sans doute à cause de ce rêve qu'elle avait fait pour lui. Mais elle était sage et prudente. Tatène, – la vie lui avait appris à être prudente. Combien gagnait-on, là-bas, à Cockerill ? Elle supputait tout : et les gros salaires de la mine, et le fait qu'ici il travaillait avec son père et son frère, tandis que là c'était loin, dans un autre village. Tout était à considérer.
    Le jeune homme aussi hésitait. Il est toujours difficile de changer, d'inventer sa vie. Ici il y avait les habitudes, tout un arrangement qui vous menait : on n'avait qu'à se laisser conduire. C'était dur, certes, mais le pli était pris.
    Il alla se coucher, et le lendemain il se leva et alla à la mine comme de coutume.
    Il travaillait seul dans une taille fort étroite. Son père et son frère étaient un peu plus loin. Il entendait leurs coups de pic, mais ne voyait pas leurs lampes. Tout en creusant, il songeait. L'idée de Cockerill ne le quittait pas. Une idée, c'est fort : cela chemine en vous. Il voyait la longue route pierreuse qui descend à Seraing par Hollogne et Jemeppe, le pont sur la Meuse, les grands ateliers de Cockerill, toujours retentissants du bruit des métaux, comme une ville immense. Ce monde étranger l'attirait. Mais les yeux de Tatène étaient sur son cœur, et il se sentait retenu comme si l'inquiétude de sa mère avait été logée dans sa poitrine ainsi qu'un vrai poids. Il s'arrêta de frapper et se recueillit élevant sa pensée à Dieu comme il ne l'avait jamais fait jusque-là, – non plus avec les mots d'une prière, mais dans une interrogation muette et anxieuse comme si Dieu allait lui dire, ici même au fond de la terre où il était si seul, ce qu'il avait à faire en toute certitude.
    Brusquement, sans qu'il y eût eu le moindre courant d'air, sa lampe à côté de lui s'éteignit, et il se trouva dans l'obscurité complète.
    En même temps il eut une impression extraordinaire, comme si c'était à travers son corps que le courant d'air eût passé.
    Cette lampe, éteinte au moment précis où il demandait, c'était un mot, une réponse. La compagne du mineur, à sa manière de lampe, venait de dire : « Non ».
    Il y eut une lumière, deux lumières. La voix de Martin haletait :
    – Qu'y a-t-il donc, Louis ?
    Les autres étaient là, avertis on ne sait comment. Ils s'étonnaient. Ils ne comprenaient pas pourquoi seule la lampe de Louis s'était éteinte. Il n'y avait pas de gaz pourtant... Chacun avait l'impression qu'il venait de se passer quelque chose d'étrange.
    – Père, dit Louis, cela veut dire que je ne dois plus descendre à la mine.
    Et il raconta tout : son désir, son incertitude, sa prière et puis tout à coup, sans cause apparente, cette lampe qui s'éteint.
    – Il doit y avoir une raison à cela. Les choses ne viennent pas ainsi, sans raison.
    Ce fut le père qui raconta l'histoire à la maison, le soir. Tout le monde fut d'accord : Louis ne devait plus descendre à la mine. D'ailleurs, l'un de ses frères, déjà, n'avait pas pris le métier du père... Que savons-nous, petits hommes ? Il y a des signes contre lesquels il vaut mieux ne pas aller.
    Louis ne mit plus le pied sur les marches de fer qui montaient à la « recette ». Il n'alla plus prendre sa lampe à la lampisterie, tandis que la cloche appelle les hommes à la descente. Il ne s'accroupit plus dans la cage qui se met à glisser vers le fond même de la terre, il ne suivit plus le long des « bouveaux » étouffants, la file des dos voûtés qu'éclairent vaguement les lampes balancées. Il n'entendit plus, pendant des heures, des pics frapper, la houille s'effondrer et les hommes souffler et gémir. Mais il n'oublia jamais tout cela.

Le Peuple, 20 janvier 1936 (source : Belgicapress)

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Délivrez-nous du mal - Une vie d'Antoine le Guérisseur, par Robert Vivier (La Nation Belge, 5 février 1936)(Belgicapress)

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Délivrez-nous du mal - Une vie d'Antoine le Guérisseur, par Robert Vivier (La Nation Belge, 5 février 1936)(Belgicapress)DELIVREZ-NOUS DU MAL

Une vie d’Antoine le Guérisseur, par Robert Vivier

    M. Robert Vivier est parmi nos romanciers l'un de ceux qui attirent le plus l'attention. Après Non. son roman de début, Folle qui s'ennuie lui valut le prix Albert. Après qu'il eut failli avoir le prix du populisme.
    Malgré le prix dont se recommande cet « isme » nous nous demandons si ce dernier est viable ? En tant, bien entendu, que genre délimité, classé. Cette étiquette qu'on a mise un peu arbitrairement, à la suite d'un de ces engouements subits comme il y en aurait tant à classer dans une Histoire des Caprices Littéraires si quelqu'un s'avisait de l'écrire un jour, est en train de pâlir... Car si le « populisme » est vieux comme le roman lui-même, dès lors qu'ayant laissé les milieux aristocratiques et grand bourgeois il s'est occupé des humbles gens, on ne le voit pas comme un compartiment bien défini, étanche, évoluant en vase clos tirant tout de lui, ramenant tout à lui, n'ayant d'autre fin que lui. Il amènerait forcément un rétrécissement du champ visuel de l'écrivain, lui faisant négliger l'homme pour un homme déterminé, limité par des frontières sociales comme le héros du roman régionaliste est borné par les frontières de sa petite, trop petite patrie. Or, ayant eu l'occasion dernièrement, à propos d'Hubert Krains, d'aborder la querelle du régionalisme nous repoussâmes pour notre auteur la qualification de régionaliste dans le sens péjoratif qu'on y attache le plus souvent. Car pour être régionaux au sens purement géographique, ces romans n'en sont pas moins largement humains. On pourrait même dire que presque tous les romans sont régionalistes alors qu'il en est bien peu qui du milieu, du décor, des actes et des mobiles qui commandent les actes, s'élèvent à l'homme. C'est celui-ci, cette image de nous-mêmes que nous cherchons en fin de compte. Il nous est assez indifférent, après tout, de le trouver dans notre classe ou dans notre habitat. Pourvu que nous le trouvions.
    Nous avons lieu de croire cependant qu'avec Folle qui s'ennuie M. Robert Vivier avait bien voulu faire un roman populiste. Qu'ayant été assez adroit pour cacher ce qu'il y avait dans le choix de son sujet et de ses personnages de systématique, ayant montré assez d'art pour masquer derrière son œuvre son intention, nous n'avions point à le quereller là-dessus. Ceci pour dire que nous le querellerons encore moins à propos de son nouveau roman : Délivres-nous du mal, qui paraît chez Grasset. Cependant c'est M. Andre Thérive qui passe pour le chef de l'école du populisme et qui, après avoir lui-même mis en scène dans un de ses romans, Sans Ame, un milieu d'Antoinistes français, suggéra à M. Robert Vivier d'écrire la vie du Père Antoine qui forme le sujet du présent livre. « Comme cet humble avait grand cœur, explique l'auteur lui-même, il voua son temps et ses forces à ceux qui avaient besoin de lui. Le problème de la souffrance, tant physique que morale, l'amena à remettre tout l'univers en question. » Tout l'univers en question ! Ah ! sommes-nous loin de ces piètres limites où nous enferme un genre littéraire, ou une altitude d'esprit, un goût, un caprice. Aussi nous avons dit assez là-dessus. Et nous n'avons plus qu'à admirer avec quelle pénétration psychologique aiguë, avec quel don de l'introspection, avec quel art de l'analyse Robert Vivier reconstitue un Antoine le Guérisseur qui n'est peut-être pas dans chaque détail la reproduction fidèle de son modèle, mais qui pose avec une lucidité parfaite et une sympathie aussi, faute de laquelle un roman ne saurait vivre, la question si passionnante du thaumaturge et de la thaumaturgie.
    Comme le savant et le sociologue le romancier peut se pencher sur certains phénomènes avec cette objectivité qui réclame même ses droits dans ce que nous pensons être le domaine de la déraison. Il les étudie par le dedans et il arrive ainsi à fournir l'explication pour ne pas dire la justification de faits qui confondent le bon sens. Terrain fécond en ce que nous sommes en plein mystère, aux confins où l'intelligence s'irrite de ne plus rien comprendre mais vers où nous attire un instinct profond. Nous devons bien l'avouer, la science dont nous étions si sûrs voici vingt ans, a subi bien des assauts. Les théories les plus éprouvées pour ne parler que de la microbienne en dernière instance, se sont vu infliger des démentis cinglants et ont été remplacés par des thèses diamétralement opposées. Et comme il n'y a rien de nouveau sous le soleil, aux yeux des sceptiques la science fait aujourd'hui figure d'une mode où repassent toujours les mêmes modèles. Et pas plus tard qu'hier, un de nos amis médecins nous avouait sans ambages que la médecine était la chose au monde à laquelle il croyait le moins, assuré d'autre part que la divination des thaumaturges et des rebouteux était plus près du secret des guérisons que toute la science du professeur le plus réputé...
    Mais laissons ce paradoxe malgré la part de vérité qu'il pourrait contenir et tenons-nous en au livre de M. Vivier. Il l'a divisé en trois parties : L'Histoire d'un homme, Le Don de Guérir et Le Père dans son Temple dont la première nous a paru la plus intéressante. Pour la raison qu'elle tient exclusivement du roman sans aucun mélange clinique. Nous oserions presque dire, y dût-on voir un démenti de ce que nous affirmions plus haut, pour sa saveur « populiste ». Avec une justesse dans la description, une minutie dans le détail dont aucun cependant ne paraît importun et qui nous confondent, l'auteur étudie l'éclosion et la formation de son personnage dans le milieu où il est appelé à récolter ses adhérents, à fonder ce qu'on a appelé son église. Milieu de mineurs dans la banlieue de Liége que M. Vivier dessine, si on peut dire, d'un crayon sûr, sans rien omettre, mais sans aucune de ces lourdes surcharges dont un naturalisme agressif ne nous eut pas fait grâce. « – Allez jouer, il fait si beau », disait sa maman au petit Louis Antoine. « Car les mères wallonnes disent vous à leurs enfants. C'est comme une caresse timide », observe l'auteur. Le petit Louis interrogeait sur tout et sa mère répondait : « C'est le bon Dieu. Ainsi l'enfant grandit dans une atmosphère à la fois enjouée et grave. Ecolier, il apprenait avec une étonnante facilité. Il écoutait avec avidité l'instituteur vanter la science et combattre la superstition, cependant que l'oncle Eloi, évoquant son grand-oncle à lui, mort à cent sept ans, affirmait avec solennité qu'il n'y aurait plus jamais de centenaires à Mons-Crotteux ni à Flémalle parce qu'il y avait trop d'inventions et trop de médecins. Au sortir de l'école, Louis descend à la mine. Quand il y a tant d'autres métiers à la face du ciel ! Comme si le ciel répondait à son interrogation muette sa lampe s'éteint... Devenu chaudronnier la conscription l'appelle. Il n'est pas fâché de voir du pays, étant envoyé en garnison à Bruges. L'aumônier lui reproche seulement de trop aimer les livres. Rappelé sous les armes pendant la guerre de 70, au cours d'un exercice, son fusil s'étant trouvé chargé par une fatalité inexplicable, il tue un compagnon. C'est l'épreuve qui, toute sa vie, pèsera sur lui. Son idylle avec Catherine, son mariage. Son départ pour l'Allemagne où il y a pénurie de bons ouvriers, puis pour la Russie. Mais les faits, menus faits quotidiens interrompus par un drame, ne valent que par leur réaction sur cette nature renfermée et réfléchie, honnête et droite, « qui ne blâmait point autrui, comprenant que chacun avait son goût et s'amusât à sa manière ». Et déjà le troublait la prescience d'un étrange pouvoir qui lui faisait refuser par honnêteté, de jouer aux cartes avec ses camarades. « Car il ne tenait pas à profiter du gain d'autrui. L'argent c'est le travail et nul n'en a de trop. »
    Jusqu'ici, tout le monde peut donner son adhésion non seulement à l'homme mais à sa beauté morale. Dès que nous abordons la seconde partie du livre, cette sympathie se rétracte et n'est plus que de la curiosité. Non point qu'on doute de la sincérité d'Antoine. Mais notre scepticisme a trop beau jeu devant la puérilité et le côté ridicule des séances de tables tournantes et de spiritisme assez grossier ou verse maintenant notre héros. Que telle ait été la voie où Antoine trouva enfin la révélation de lui-même est historiquement possible. La mort de son fils, mystère devant lequel la science montre une lamentable carence, par le contre-coup qu'elle provoqua au plus profond de lui, y aida d'ailleurs considérablement. Mais nous nous en excusons auprès de l'auteur, autant nous sommes saisis par la puissance de guérir qui, à certaine séance, se manifeste chez Antoine et qui nous donne vraiment la sensation du mystère, autant les pratiques spirites nous apparaissent vides et pauvres et nous leur refusons notre audience tout net. D'où certain malaise provoqué par la dualité qu'il n'était pas possible à l'auteur d'écarter dès lors qu'il « romançait » véritablement la vie d'Antoine et qui déforce ce qu'il y a dans le personnage de pathétique et de bouleversant. Par exemple à force d'art et porté comme par le fluide même que répandait le thaumaturge, le romancier retrouvera dans la troisième partie et, surtout, dans la fin de son livre, cette sérénité où Antoine, dégagé de ses propres contingences, rejoint enfin ce degré de sublimation où le voient ses fidèles. Il y a dans ces pages un accent d'autant plus émouvant, un climat dont le paroxysme se maintient avec d'autant plus d'aisance, que l'auteur ne cesse d'user des moyens les plus simples. M. Robert Vivier possède le don du lyrisme intérieur. Le don essentiel du romancier.

                                         Charles BERNARD.

La Nation Belge, 5 février 1936 (source : Belgicapress)

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Robert Vivier (Commune, revue de l'AEAR, 1er jan 1936)

Publié le par antoiniste

Robert Vivier (Commune, revue de l'Ass.des écrivains et des artistes révolutionnaires, 1er jan 1936)

DÉLIVREZ-NOUS DU MAL (Antoine le Guérisseur), par Robert Vivier (Grasset).

    Pour ceux – et je pense qu'ils sont nombreux qui sont peu ou aucunement initiés à l'antoinisme, l'ouvrage de M. Robert Vivier apportera les notions complémentaires nécessaires et leur apprendra avec profit ce qu'est ce culte antoiniste, véritable religion en marge du catholicisme, comment il fut créé, quelles en furent les origines et quelle fut surtout la personnalité de son fondateur, ce Louis Antoine, surnommé par la suite le Guérisseur.
    Ouvrier belge, des environs de Liége, Antoine se servit de son fluide, de son pouvoir magnétique pour guérir certains malades et fonder une secte religieuse basée uniquement sur la guérison des maux. Il réussit à acquérir un nombre suffisant d'adeptes pour construire un Temple. Il y en a aujourd'hui quarante, dont deux à Paris. Le processus par lequel passa Antoine au cours de son existence nous est relaté fort bien par M. Vivier. Conçu sous forme de vie romancée, l'ouvrage se lit avec facilité.
    On pourrait seulement reprocher à l'auteur de n'avoir pas su – ou pas voulu – prendre parti. Cette vie d'Antoine, il nous la raconte en effet sans commentaire aucun, sans que l'auteur intervienne en quelque façon au cours du récit. A aucun endroit, on ne trouve trace de quelque scepticisme, d'ironie voilée, d'objections à certains faits, de réserves plus ou moins justifiées. Par exemple, M. Vivier nous rend compte de la séance de spiritisme au cours de laquelle le guéridon s'agite et où des voix se font entendre sans qu'il exprime le moindre doute sur la réalité de l'expérience. Plus tard, il n'essayera pas d'entrer dans la pensée d'Antoine. Nous ne connaissons le héros du livre que par l'extérieur, c'est-à-dire par ses faits et gestes, mais son état d'âme intérieur nous reste complètement étranger. Antoine était-il aussi convaincu, sincère, désintéressé qu'on veut bien nous le montrer ? A la fin de sa vie, devenu grand-prêtre d'une nouvelle Eglise, il avait bâti un temple où se pressait la masse des fidèles et recueillait des oboles. Tout cela n'est pas sans amener quelques réserves, je veux dire sans que nous mettions en doute la pureté du « saint ». On eut admis de la part de M. Vivier moins d'objectivité envers la figure dont il retraçait la vie.
    Enfin mais là l'auteur n'est plus en cause on regrette que la question sociale ne se soit posée à Antoine, ancien ouvrier de la mine, à aucun moment. On en vient à penser que voilà une vie presque aussi inutile que d'autres, puisqu'elle ne fut qu'au service de quelques-uns et non de l'humanité entière, puisque de la bouche d'Antoine n'est sortie aucune parole pour flétrir la société capitaliste, les possédants, cette minorité qui gouverne le monde et tient sous sa férule la masse de ceux qui travaillent et produisent. Avec le pouvoir que possédait Antoine, peut-être eût-ce été à guérir le monde, et non une poignée de malades, qu'il eût travaillé.

                                                                              Manuel LELIS.

Commune, revue de l'AEAR, 1er janvier 1936

    Organe officiel de l'AEAR (Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires), la revue Commune — proche également du Parti communiste français — tenta de définir ce que pouvaient être, en France, la culture et la littérature prolétariennes.

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