H. Art - Guérisseurs (La Meuse, 20 octobre 1908)(Belgicapress)
GUERISSEURS
(Chronique inédite)
Avez-vous déjà eu mal aux dents ? Si oui, vous avez sans doute reçu, dans ces moments pénibles et orageux, la visite, écrivons les visites de charitables voisines : « Ecoutez-moi bien, vous disait-on invariablement. Suivez un bon conseil. Je souffrais plus que vous. J'avais tout fait sans résultat. Un jour, une voisine qui avait souffert des dents, elle aussi, me dit (voir plus haut.) Eh bien ! savez-vous ce qui m'a guéri ? Tout simplement une infusion de corde de pendu dans un demi-litre d'huile épurée. Je le conseille à toutes mes connaissances. Vous me croirez si vous voulez, tout le monde s'en est bien trouvé. »
C'est inouï ce qu'il y a de remèdes infaillibles contre les maux de dents. On se demande comment il y a encore des dents malades. Elles doivent y mettre de la mauvaise volonté.
D'autres se sont guéris en s'introduisant dans chaque narine un cornet en papier brun. On y met le feu, – au cornet, bien entendu, – et on aspire la fumée à pleine bouche et plein nez. Essayez, vous m'en direz des nouvelles, si vous n'êtes pas mort suffoqué.
D'autres emploient des talismans, des pierres magiques. Il y a, dans une commune une Clef qui favorise la dentition chez les nouveau-nés. Quel rapport peut-il y avoir entre une clef et des dents ? Je l'ignore. Mamans et nourrices y apportent de partout les nourrissons. La dentition ne s'en fait pas moins normalement, c'est-à-dire avec pleurs et grincements de gencives. Mais le bébé ne souffre pas toujours. C'est à la clef et non à la nature qu'on attribue ces accalmies.
Certaines personnes, quand elles souffrent, crachent trois fois en l'air. D'autres, qui ne sont pas les plus sottes, ne font rien du tout et attendent que le mal s'en aille, disent-elles, comme il est venu. Et parfois, il s'en va, mais comme c'est pour une raison qui leur échappe, elles en trouvent une, qui est le moyen employé.
Le remède familier a échoué vingt fois. Mais, enfin, une fois, une miraculeuse fois, il opère, ou, plus exactement, le mal cesse. Aussitôt, merveille ! On oublie les vingt échecs bien réels pour ne se souvenir que du succès apparent. On recommande le remède à ses voisins, à ses parents, proches et éloignés. On a soin de spécifier, par amour de la vérité, qu'il est tout à fait infaillible. On dit : « Ecoutez-moi bien. Suivez un bon conseil (voir la suite plus haut). » Il y a pas mal de vanité dans cet enthousiasme pour les conseils que l'on donne ; car on veut avoir l'air de ne donner que des remèdes infaillibles. On veut apparaître, chez le voisin malade, comme une providence, intelligente dispensatrice des biens, comme une espèce de grand Manitou. Et comme il n'y a rien de démoralisé à l'égal d'un homme, et surtout d'une femme (oh ! mon Dieu !) gui a une rage de dents, le voisin, même Intelligent, même incrédule, essaie le remède. Si celui-ci ne réussit pas, le voisin en essayera un autre, tout aussi infaillible.
Il s'en trouve parfois bien. Mais, si le mal s'obstine, au lieu d'aller chez le dentiste qui demeure dans sa rue, il court, il vole chez le guérisseur. Du temps de La Fontaine, la devineresse et le rebouteux habitaient un galetas. C'était une nécessité du métier. Sans galetas, sans balai infernal et sans marmite aux clous, devineresse ne pouvait deviner l'avenir, rebouteux ne pouvait guérir. Aujourd'hui, le guérisseur n'a qu'une condition à remplir : il doit être spirite.
Le guérisseur guérit parfois, comme la corde de pendu, et pour les mêmes raisons. Il guérit aussi par la confiance qu'il inspire. N'est-il pas l'homme qui tient en son pouvoir les esprits bons et mauvais ? La foi produit des miracles, elle influe sur les maladies nerveuses et peut, par là, influer parfois sur d'autres fonctions organiques.
Un voyageur anglais écrivait :
« On ne comprend rien aux religions de l'Orient, si l'on ne se rend pas compte de la facilité avec laquelle une tête orientale sait loger des contradictions. C'est I'A B C de l'histoire religieuse dans ces pays. »
L'Anglais a eu tort de faire honneur de ces contradictions aux seuls Orientaux. Sans doute, il y a encore, en Turquie, des gens très instruits et même intelligents qui croient que Mahomet a mis la moitié de la lune dans sa manche. Ils savent bien pourtant que la lune est plus grande qu'une assiette.
Mais, en Belgique, nous en faisons autant.
Une femme logeait au-dessus de la chambre d'un guérisseur célèbre, auquel elle avait jusque-là confié le soin de sa précieuse santé. Un jour, elle s'alita pour accoucher. On appela, comme d'habitude, le guérisseur. Celui-ci vint, mais il conseilla le médecin. Les purs esprits n'entendaient rien aux accouchements. Eh bien ! parions que c'est le guérisseur qui aura été chargé de faire venir les dents à l'enfant.
On sait qu'autrefois, comme aujourd'hui, il y avait des guérisseurs : Dans la Grèce ancienne, bien avant notre ère, c'étaient les prêtres du dieu Esculape, demi-médecins et demi-thaumaturges. En remerciement, le guéri consacrait au dieu, comme ex-voto, l'image de la partie malade. Les temples d'Esculape devenaient ainsi de petits Musées pathologiques. Les prêtres tenaient la chronique des guérisons.
On gravait sur des colonnes de marbre le récit miraculeux propre à exciter la foi du pèlerin et à accroître la réputation du sanctuaire. Les fouilles ont mis à jour, non seulement des ex-voto, mais certaines des inscriptions relatant les guérisons. Il y a des aveugles qui voient, des boiteux qui marchent, des chauves dont les cheveux repoussent, des muets qui parlent. Voici la traduction de quelques passages d'une inscription trouvée en Grèce, à Epidaure, où se trouvait un lieu de pèlerinage célèbre :
« Ambrosia d'Athènes était borgne. Elle vint supplier le dieu de la guérir. Or, en se promenant dans l'enceinte du sanctuaire, elle se moqua de quelques-unes des guérisons, car, prétendait-elle, il était invraisemblable, impossible, que des boiteux marchassent et que des aveugles vissent simplement pour avoir eu un songe. Mais pendant qu'elle dormait, elle eut une vision. Il lui sembla que le dieu lui apparaissait et lui disait : « Je te guérirai, mais j'exige de toi, à titre de salaire, que tu places dans le temple un cochon d'argent, souvenir de la stupidité dont tu as fait preuve. » Alors, le dieu entr'ouvrit l'œil malade et y versa un remède. Quand le jour parut, elle sortit guérie. »
Voici pour les chauves qui ont tout tenté :
« Héraius de Mitylène n'avait pas de cheveux sur la tête, mais il en avait beaucoup sur les joues. Honteux des railleries dont on de couvrait à ce propos, il s'endormit dans le dortoir du temple : le dieu lui frotta la tête avec un onguent et les cheveux repoussèrent. »
Par exemple, mes cheveux repousseraient ? J'y cours !
H. ART.
La Meuse, 20 octobre 1908 (source : Belgicapress)
A la recherche de l'occulte (Le Petit Journal, Montréal, 3 avril 1949)(numerique.banq.qc.ca)
A la recherche de l'occulte
(Voici la 2e série de trois articles écrits par Jean Faidide et révélant quelques-unes des innombrables sectes religieuses que l’on trouve à Paris. Les doctrines les plus diverses y abondent, donnant à Paris un visage que l’on connaît peu, ou pas).
PARIS. — (Spécial au Petit Journal, par A.L.A.) – A Pré-Saint-Gervais se trouve une petite chapelle. Je gravis quelques marches et une jeune femme vêtue de noir me salue : "Bonjour, frère." Et je réponds "Bonjour, sœur." Elle ajoute : "Entrez vous recueillir dans le temple, quelques instants.
Une salle un peu sombre surplombée d'une galerie. Au centre, un vaste tableau noir sur lequel on peut lire : "Il faut aimer ses ennemis comme soi-même. Qui n'aime pas ses ennemis n'aime pas Dieu." Au-dessous, une chaire avec un portrait du père Antoine, vieillard majestueux, barbe et cheveux longs de prophète. A droite, une représentation de l'arbre de la science du bien et du mal. A gauche, un portrait de la mère.
De nombreux fidèles attendent sur les bancs pour consulter un frère ou une sœur "antoiniste" qui priera avec eux le père pour l'obtention d'une grâce. Tous les matins, à 10 heures, on peut y entendre la lecture de la doctrine et recevoir les fluides. On ne compte plus les guérisons entièrement désintéressées.
L’auteur continue avec une messe de l’église catholique libérale, puis consulte un médecin astrologue.
Le Petit Journal, Montréal, 3 avril 1949 (source : numerique.banq.qc.ca)
A propos du dorisme (Gazette de Charleroi, 17 juillet 1914)(Belgicapress)
Il est curieux, a écrit Diderot, d'observer combien les sectateurs d'une religion sont clairvoyants, pour celle des autres.
La Wallonie, la sceptique et légère Wallonie est devenue, – qui l'eût pensé, – le berceau de religions nouvelles. Depuis quelques années, elle a fourni plusieurs thaumaturges, dont deux sont parvenus à conquérir une célébrité universelle. L'un, le « Père Antoine », s'est « désincarné » il y a deux ans environ, et c'est sa femme, la « Mère Antoine », qui continue à diriger son Eglise. Celle-ci s'est répandue en Europe et jusqu'en Amérique. Elle a un temple à Paris. Elle en possède à Jemeppe-sur-Meuse, à Courcelles, à Ecaussinnes, etc. Elle en a inauguré un, dimanche, à Verviers, et l'on dit qu'il est presque somptueux. L'antoinisme n'a pas encore d'organisation ecclésiastique. Mais il est à supposer que celle-ci se créera peu à peu, par la logique des choses : les religions commencent généralement sans hiérarchie sacerdotale, et ce sont les anciens qui tiennent lieu de prêtres.
De l'antoinisme est né le dorisme. Le « P. Dor », neveu de celui qu'il appelle courtoisement M. Antoine, ne professe pas la doctrine de celui-ci. Il en a fondé une qu'il enseigne à Roux et répand dans ses brochures. Le P. Antoine, c'est le saint Jean-Baptiste de la religion doriste. Au moins est-ce l'impression qu'on éprouve à lire les évangiles du P. Dor, lequel ne dit pas nettement qu'il est le Christ réincarné, mais qui le laisse entendre avec cette insinuante habileté qui n'appartient qu'aux mystiques.
Sa doctrine est un peu confuse. En cela elle ne diffère point des autres, qui sont toujours un peu sibyllines et permettent d'y trouver plus tard tout ce qu'on veut. Tel Dieu qui a prescrit : « Tu ne tueras point » est qualifié par ailleurs de « Dieu des armées ». Ces obscurités, que les disciples et les commentateurs ont coutume d'aggraver encore sous prétexte de les expliquer, sont d'un précieux secours pour justifier tous les actes de la vie. Il s'y trouve un verset pour applaudir à ceci, et un autre pour approuver cela, qui en est exactement le contraire.
Le P. Dor n'a qu'une culture plus que pauvre. Il n'a pas fait d'études et l'on s'en aperçoit. Ce n'est ni un savant, ni un philosophe. Au reste, les savants et les philosophes n'ont jamais fondé de religions. Tous les créateurs de sectes furent des ignorants et des simples : Mahomet n'était qu'un chamelier arabe, et il a parlé dans son Coran de Jésus de Nazareth, fils de charpentier, dans lequel il ne voulait voir qu'un saint prophète comme Abraham et Elie.
C'est évidemment à cette simplicité et à cette ignorance qu'ils ont dû leur succès. Le peuple ne comprend pas les savants, qui sont précis et rationnels. Il lui faut une littérature naïve, imagée, avec des histoires qui satisfont son goût du mystère et son désir de connaître l'inconnu. Car il a besoin de certitudes en même temps que de surnaturel.
Le P. Dor ajoute à sa « doctrine » les démonstrations sans lesquelles elle risquerait de ne recueillir aucun adepte : il accomplit des guérisons miraculeuses. Par la simple imposition des mains, il effectue des cures extraordinaires : « Ayez confiance en moi, dit-il, mangez des légumes et de la margarine ». Comme on voit, c'est une thérapeutique assez sommaire. Il est possible qu'elle réussisse en certains cas, – par exemple d'affections d'estomac résultant d'excès de nourriture. Mais les sceptiques préfèreront, tout de même, les soins d'un médecin, voire de deux ou trois dans les cas graves. Et encore, se diront-ils que la Faculté n'est pas infaillible, et qu'il faut s'abandonner philosophiquement au destin et aux docteurs.
En définitive, la religion du P. Dor en vaut une autre. Elle n'est ni meilleure, ni pire. Elle est ingénue encore, n'ayant pas jusqu'ici suscité de théologiens. Sa morale s'enchevêtre dans les pratiques d'un mysticisme tout neuf. Elle ne serait dangereuse que le jour où, ayant vaincu les vieux cultes, elle aspirerait à dominer la terre au nom de son absolue vérité et des pouvoirs reçus de son créateur transformé en Dieu tout-puissant. Ces temps ne viendront sans doute pas. Le P. Dor ne court aucun danger d'être mis au supplice, et ses disciples ne serviront pas au dîner des bêtes féroces. Or, il est excellent, pour une religion, qu'elle ait des débuts sanglants et difficiles ; ceux-ci exaltent l'imagination des foules et aident à leur conversion. La douceur de nos mœurs sociales actuelles sont néfastes au développement indéfini d'une Eglise.
Mais où donc le P. Dor trouve-t-il ses sectateurs ? Parmi les simples que le catholicisme ne satisfait plus. Celui-ci est une religion établie depuis des siècles, et par conséquent un peu matérialisée. Il se prête peu aux explosions du mysticisme. Il les craint et les condamne, car il y flaire, avec raison, un danger d'hérésie. Il a quelque chose de figé. Son personnel sacerdotal, qui exagère ses prétentions à dominer la société entière, remplit son office religieux avec la conviction apaisée de fonctionnaires que des excès de zèle, sous ce rapport, signaleraient vite à l'inquiète méfiance de leurs supérieurs.
Les « doristes » sont des catholiques l'hier, des croyants qui fréquentent même parfois et le temple du « Père » et les églises du culte traditionnel.
C'est pourquoi nous concevons que les Journaux catholiques mènent contre le « dorisme », une campagne passionnés : la concurrence devient sérieuse, et il s'agit de la combattre au risque de lui faire une publicité profitable.
Le « Rappel » se distingue dans cette campagne. Ses articles prouvent combien Diderot avait raison lorsqu'il notait la clairvoyance des sectateurs d'une religion au sujet de la religion des autres. Il traite les doristes de gogos. Il raille leurs superstitions. Il parle de la déchéance physique de ces végétariens qui deviennent maigres comme des perches à haricots. Il qualifie de farces ridicules les pseudo-guérisons du thaumaturge de Roux.
Examinons ces quelques accusations. Pour quoi les « doristes » sont-ils des gogos, plus que les adhérents à telle ou telle autre religion qui n'a pas coutume de prodiguer gratuitement ses services ?
Pourquoi les doristes n'auraient-ils pas le droit de devenir des ascètes comme les anciens moines du désert, dont le chef saint Antoine est une des gloires de l'Eglise ?
Et pourquoi les miracles du P. Dor seraient-il plus faux que ceux de Lourdes ou de la Mecque ? Les doristes vous disent, si vous les interrogez, qu'ils ont été témoins de cures merveilleuses. L'un d'eux nous a écrit, l'autre mois, à la suite d'un article de douce ironie publié en ces colonnes, que le P. Dor l'avait guéri d'une phtisie au troisième degré, alors que tous les médecins l'avaient abandonné. Est-ce qu'on fait mieux à la grotte ?
Le « Rappel » affirmera que seuls les miracles catholiques sont vrais. Les doristes riposteront en réclamant pour les leurs le monopole de cette vérité. Les mahométans traiteront d'imposteurs catholiques et doristes en s'écriant : « Il n'y a que les nôtres qui vaillent ! » A quoi les fakyrs indiens répondront : « Pardon, c'est nous qui sommes les détenteurs exclusifs du surnaturel ! »
Lesquels croire ? Il y a des sincères et des malins chez les uns et chez les autres. Tous s'appuient sur des témoignages qu'ils estiment indiscutables.
Nous laissons à chacun le soin de se retrouver dans cette querelle, et nous gardons notre scepticisme vis-à-vis de tous les disputeurs. Nous nous abstenons de choisir et de croire, pour une foule de motifs non dépourvus de valeur à nos yeux.
Le « Rappel », qui attaque le dorisme avec tant de fougue, n'a-t-il pas songé qu'en lisant certains de ses arguments, plus d'un de ses lecteurs pourrait être tenté de réfléchir et de conclure : « Eh ! mais tout ça ne s'applique pas au dorisme seulement !
L'organe clérical, dans une chronique de Couillet, rappelle qu'autrefois on « brûlait les sorciers ». Oui, en effet. La sainte Eglise rôtissait en grande pompe de malheureux déments et des vieilles à qui l'âge avait brouillé la cervelle. Voudrait-il, par hasard, appliquer ce sort aux doristes ? ? Ou bien voudrait-il conseiller à la foule de leur infliger des brimades, à défaut de pouvoir les envoyer au bûcher ? ?
Confrère, votre zèle vous entraîne. Vous oubliez que la Constitution, – cette charretée d'ordures ! – garantit la liberté des cultes et des croyances. Que diriez-vous si des malembouchés s'avisaient de troubler vos processions et vos messes ? Vous réclameriez les gendarmes et, dans ce cas-là, nous vous approuverions !
Et puis, savez-vous que la violence, à votre point de vue, serait une gaffe ? Les doristes persécutés grandiraient en nombre, et qui sait si leur religion, stimulée par le « martyre », ne ferait pas la conquête de l'univers ? C'est pour avoir attaqué les chrétiens en dehors des bornes d'une concurrence permise que les prêtres du paganisme ont ruiné leur cause.
Souvenez-vous de ce précédent, confrère ! Et soyez convaincu qu'un seul principe est capable d'arracher l'homme aux superstitions et aux thaumaturges : c'est le rationalisme.
Gazette de Charleroi, 17 juillet 1914 (source : Belgicapress)
Écrivains liégeois : Robert Vivier (La Wallonie, 4 avril 1936)(Belgicapress)
LA RÈGLE DE VERRE
OU
LA MESURE des LIVRES NOUVEAUX
ÉCRIVAINS LIÉGEOIS
Robert Vivier vient d'écrire un grand livre. Nous emploierions le mot de chef-d'œuvre si le ton de la première partie avait pu être soutenu dans les deux autres ; mais la seconde, notamment, est une chute, qui fait trop apparaître l'application et le désir – ou le besoin – de fidélité au document. C'est, à n'en pas douter, le sujet qui en est cause. Quant au troisième compartiment, il est, dans son intention de glose et sa mémoire du développement de l'antoinisme profond aussi bien qu'extérieur, rituel, si spécial et méticuleux ! C'est pourtant ici que nous trouvons, parmi bien d'autres, le portrait le plus vrai et plus émouvant après celui de Louis Antoine et celui de son épouse : celui du professeur Delcroix. Nous pouvons l'assurer l'ayant longtemps connu.
Ce qui porte notre préférence à la première partie du livre, c'est sa coloration, sa poésie, sa belle transposition de la vérité des lieux, des circonstances et des saisons, son émotion profonde et savamment conduite, – d'un style simple et parfait, de la plus harmonieuse nudité. Tout cela vous prend et vous conquiert dès la seconde page :
« L'enfant connut le chaud, le froid, le bruit et le silence, les couleurs du jour et de la nuit, dans la cuisine dallée et dans la chambre à coucher base de plafond, cuisante en été sous la toiture. Il s'émerveilla d'un chat roux et blanc qui dormait au soleil, et de la blancheur des « jattes », où la mère versait le café et où Martin et les enfants trempaient leurs tartines. L'hiver, il était bon de se tenir tous ensemble auprès de l'âtre chaud, qui jetait de grandes lueurs par toute la cuisine. On entendait péter les pommes de terre qui cuisaient sous la cendre. Au printemps dès que le vent était moins sec, la mère poussait le bambin dehors lui fourrant dans la main une croûte de pain et une pomme :
« – Allez jouer, il fait si beau. Il y a du soleil.
Car les mères wallonnes disent vous à leurs enfants. C'est comme une caresse timide.
Dehors, c'était le ciel bleu, le jardin. A la belle saison, on voyait des giroflées du réséda, des pois de senteur. Les plants des haricots montaient le long des perches où s'enroulaient leurs vrilles et portaient des fleurs blanches et rouges, comme des papillons. Un bourdon murmurait dans l'air, et le petit Louis essayait de chanter comme le bourdon, à lèvres closes. Une fourmi l'intéressait, puis deux, puis trois. Ce qu'il y en avait des fourmis... Elles marchaient toutes très vite, chacune fort occupée à son affaire, et n'avaient pas l'air de se connaître.
« Mais l'essieu d'un tombereau criait sur le chemin, et les gosses couraient hors du jardin pour voir qui passait. Louis trébuchait derrière, pleurant pour qu'on l'attendit. Alors sa douce sœur Marie-Josèphe venait le prendre par la main et le ramenait dans le jardinet :
« – Louis, venez ! Allons regarder dans le puits...
« Elle retenait son petit corps contre la margelle. Penchés tous deux, ils voyaient danser le rond clair du ciel et, si l'on observait très longtemps, deux menues figures tout au fond : Louis et Marie-Josèphe ! Puis la fillette laissait descendre le seau au bout de sa longue chaîne. Au moment où le seau touchait les figures, tout s'effaçait.
« Ces choses intéressaient prodigieusement le petit garçon. Qu'est-ce que c'était que ces deux figures ? On aurait dit que c'était eux et ce n'était pas eux. Ils étaient à l'envers comme s'ils allaient tomber dans le ciel, mais ils n'y tombaient jamais. Puis le seau venait et il n'y avait plus rien. Alors Louis regardait en l'air, et le ciel n'était plus en bas, mais en haut comme toujours. Ainsi le petit garçon pensait. S'il de demandait à Marie-Josèphe, elle le traitait de « sot » mais ne savait rien expliquer.
« Il y avait beaucoup de questions à poser, sur les bêtes, sur les plantes, sur les étoiles et la lune. Il interrogeait la maman. Celle-ci ne l'appelait pas « sot ». Elle hochait la tête et répondait :
« – C'est le bon Dieu.
« En prononçant ces mots elle devenait grave, et l'on aurait dit que sa figure se fermait. »
Et voici Antoine chez Cockerill :
« Il fut employé comme marteleur, c'est-à-dire qu'à l'aide d'une longue et lourde pince, il maintenait et tournait le lingot incandescent sur lequel descendaient par à-coups l'énorme pilon d'acier. Le bloc chauffé à blanc devenait rose, puis rouge. Les contacts de la pince y marquaient des taches sombres, aussitôt effacées, et le pilon en faisait jaillir constamment des étincelles blanches, vertes et bleues. Cela éblouissait les yeux et brûlait le visage. Nus jusqu'à la ceinture, les marteleurs attentifs commandaient de la voix la manœuvre du pilon. Et peu à peu, sous les coups assénés d'en haut, le bloc tout d'abord si dur se faisait malléable. Comme s'il avait été un être vivant, il obéissait, il changeait de forme. C'est le feu tout-puissant qui amollit la dureté du métal. L'humble marteleur admirait cette puissance du feu.
« Longuement, tandis qu'il surveillait le lingot, assourdi par le bruit du marteau-pilon, attentif à ramener la masse de métal à l'aide de ses tenailles, à l'empêcher d'échapper au marteau salutaire, il réfléchissait que la vie humaine, elle aussi, est un chose qui doit être redressée, maintenue à force d'attention, de clairvoyance. Mais maintenir suffit pas... Quel est le feu qui agit sur l'homme, qui défait en lui la rigidité du mal, qui permet à la vie mal formée de se refondre et de guérir ? Il sentait en lui ce désir et cette puissance d'agir, ce feu qui défait le mal, mais il n'aurait su dire quelle en était la source et qui l'avait allumé. »
Parmi les épisodes les plus touchants et suggérés avec le plus de délicatesse, on retiendra celui au cours duquel Antoine s'unit à Catherine Collon, qui sera plus tard la Mère du culte :
« Ils s'assirent sur un talus, au bord des labours. L'herbe n'était pas mouillée, vraiment, et la terre était à peine humide, douce à toucher. D'ici l'on pouvait voir toute la vallée, et en face les hauteurs et les bois. Déjà le crépuscule s'approchait, montant de partout, descendant aussi du ciel proche, ou couraient des nuages mous et mobiles.
« Dans le soir qui tombait, connaissaient-ils encore leurs visages ? Mais il importait peu de voir. Quand l'homme écrasa les lèvres de la jeune fille, elle eut un sourd gémissement, et se laissa aller sur l'herbe. L'homme sentait sous lui ce corps de fille, doux et indistinct, qui se débattait à peine, et l'environnait de chaleur et d'ombre...
« Beaucoup plus tard, ils redescendirent le chemin.
« Entourée de son bras, elle lui abandonnait son poids charnel, dont il avait désormais la charge en ce monde ».
L'œuvre offre à tous un intense intérêt, bien souvent pathétique. S'inspirant de notre contrée, animant notre population ouvrière d'autrefois, relatant la belle, la bonne et curieuse vie d'Antoine le Guérisseur que nous avons connu, écrite en outre par l'un des nôtres, elle s'impose à l'attention – puis à l'admiration de tous les Liégeois. Autre référence : elle est refusée par notre Ministère des Beaux-Arts, service des Bibliothèques, où l'on n'accueille généralement que poncifs et rebuts.
Maurice MARCINEL
La Wallonie, 4 avril 1936 (source : Belgicapress)
L'horrible crime d'Ixelles (La Dernière Heure, 3 juin 1934)(Belgicapress)
LE MYSTÉRIEUX SOLDAT QUI TUA Mme CURÉ
A PU ÊTRE IDENTIFIE
DÉJA DÉSERTEUR, IL EST RECHERCHÉ PAR
LA JUSTICE MILITAIRE QUI LE JUGERA
Nous avons relaté, hier, l'horrible crime commis à Ixelles, rue Georges Lorand, 31 : une vieille femme, Mme Curé, a été trouvée morte, assassinée.
Un soldat inconnu a été vu par de nombreuses personnes, dont aucune n'a pu donner un signalement précis de ce militaire, qui paraît être l'assassin.
L'AUTOPSIE DE LA VICTIME
L'autopsie du cadavre de Mme veuve Curé, pratiquée par MM. les médecins légistes Héger-Gilbert et Marcel Héger, a montré que la malheureuse est morte assommée par des coups de bouteille répétés. Le cuir chevelu est déchiré en plusieurs endroits, mais les os du crâne proprement dits ne présentent pas de fractures. La mort a néanmoins été soudaine. Le bâillonnement et les entraves mises aux poignets sont des actes que l'assassin a pratiqués, par excès de précaution, après la mort de la victime, sans doute dans la croyance que celle-ci n'était qu'évanouie.
Cependant, le bâillonnement a été fait avec une telle brutalité qu'il aurait pu, lui aussi, amener la mort de la pauvre femme.
En effet, le bandit s'est servi de deux serviettes. L'une avait été enfoncée dans la bouche, avec une telle violence que le râtelier de l'octogénaire avait été brisé, la partie supérieure avait été refoulée au fond de la gorge et obstruait complètement les voies respiratoires. La partie inférieure a été retrouvée sur le parquet.
La seconde serviette, nouée derrière la tête, était destinée à maintenir la première employée en forme de tampon.
Les mains étaient liées au moyen d'une camisole tordue. Il ne semble pas que l'assassin ait apporté avec lui un objet quelconque dans le but de commettre son crime.
On sait qu'il a été acheter les bouteilles de bière, qui ont servi de massue, dans un café du voisinage. Les serviettes et la camisole appartiennent à la victime et se trouvaient dans la pièce, sans doute à portée de la main de l'assassin.
UN INCIDENT BIZARRE
Sur cette enquête, comme la chose arrive souvent, vient se greffer un incident qui, malgré son caractère un peu mystérieux, ne paraît pas avoir de rapport avec le crime.
Avant que celui-ci eut été commis et avant l'arrivée du soldat dans la maison, c'est-à-dire jeudi vers 4 heures de l'après-midi, une femme très âgée — à qui on suppose environ quatre-vingts ans ! — petite, assez forte, s'est présentée dans une épicerie de la rue du Conseil et y a acheté une bouteille de lait.
Elle dit qu'elle faisait cette emplette pour le compte de Mme Curé, et que dorénavant, elle ferait les commissions de celle-ci.
Chose étrange : on a retrouvé la bouteille de lait dans la chambre de la victime, mais on ne parvient pas à identifier la vieille femme que personne n'a vu entrer ni sortir de la maison de la rue Georges Lorand.
L'ASSASSIN EST IDENTIFIE
Naturellement, aussitôt qu'un militaire fut suspecté du crime, les devoirs nécessaires furent faits de toute urgence, par la police du Parquet pour connaître les soldats petits et malingres, déserteurs ou en permission de sortie, qui pouvaient matériellement, se trouver à Ixelles jeudi, entre 5 et 7 heures.
D'autre part, on avait relevé dans la pièce sur un verre et sur des débris de bouteille des empreintes digitales nettement analysables et ayant été laissées évidemment, par le meurtrier.
Ces traces ont été comparées aux empreintes des fiches militaires de déserteurs.
Elles ont été identifiées avec celles d'un nommé Lens, soldat déserteur du 1er régiment de ligne en garnison à Liége.
Aussitôt Lens a été dénoncé à l'autorité militaire et M. le vice-président Pouppez de Kettenis, statuant en Chambre du Conseil, a signé une ordonnance désistant la justice civile du dossier en faveur de la justice militaire.
Dès samedi avant-midi, l'auditoriat militaire du Brabant s'est mis en rapport avec celui de la province de Liége pour que les recherches de l'assassin soient coordonnées avec celles des polices judiciaires et gendarmerie du royaume.
Lens a été porté manquant au 1er régiment de ligne le 26 mai. Il devait rentrer à cette date après une permission qu'il avait eue pour se rendre, précisément, à Ixelles. — C.
CHEZ LES ANTOINISTES
Au temple antoiniste de l'avenue Guillaume van Haelen, à Forest, la « vieille Curé » — c'est ainsi qu'était familièrement désignée Mme Louise Goffaux — était bien connue. Elle venait là depuis de très longues années. Toutefois, à cause de son grand âge, on ne la voyait plus guère l'hiver.
Dimanche dernier, elle vint à la lecture de dix heures du matin, puis, s'entretient avec le père antoiniste ; elle lui parla du seul souci qui la tourmentait depuis la guerre : le sort de son fils émigré aux Etats-Unis.
Il y a quelques années, la « vieille Curé » avait demandé l'aide des prières du père antoiniste pour retrouver la trace de ce fils dont — à l'époque — elle était sans nouvelle aucune ; bientôt elle vint tout heureuse annoncer que ses recherches et ses démarches avaient abouti ; que son fils lui avait écrit ; qu'il lui envoyait même de l'argent pour assurer sa subsistance.
La vieille femme aurait voulu depuis très longtemps, trouver parmi les adeptes du culte antoiniste quelqu'un qui voulût la prendre chez elle ; mais elle déclara qu'elle ne pourrait jamais payer plus de dix francs par jour et qu'au surplus elle vivait avec bien moins que cela. Son vœu ne fut pas exaucé ; elle ne trouva personne et elle s'en plaignit parfois avec des paroles d'amertume, disant notamment : « Sont-ce donc de vrais antoinistes ? »
Elle avait une sœur à Bruxelles, mais toutes relations avec elle avait été rompues, lorsqu'elle adhéra au culte antoiniste.
Comment faisait-elle — elle presque Impotente et handicapée par son grand âge — pour venir assez souvent de la rue Georges Lorand à l'avenue Van Haelen, assister à la lecture dominicale ?
Des personnes du voisinage la conduisait au tramway à Ixelles et, sitôt débarquée à Forest, elle trouvait toujours l'un ou l'autre antoiniste pour l'accompagner.
On la vit toujours seule ; on ne lui connaissait ni relations ni connaissances ; au temple de l'avenue Van Haelen, on se demande si — désespérant de se faire héberger par un adepte du culte antoiniste — elle n'était pas entrée en contact avec des habitants de son quartier, dans le but de se faire aider et de trouver compagnie.
On croit que le vol n'a pas pu procurer grosse recette à l'assassin. — G.
L'IDENTITÉ DE L'ASSASSIN
DE Mme CURÉ
Le militaire qui est recherché est un nommé François Lentz (et non Lens, comme on l'avait dit précédemment), né à Bourg-Léopold, le 23 mai 1913.
Il est noté à son régiment comme étant de mauvaise conduite.
Son chef de corps a reçu à plusieurs reprises des plaintes à son sujet, émanant de ses parents, notamment à propos du vol, au domicile paternel, d'une sacoche contenant 250 francs.
VOISINS
François Lentz était venu en permission, à Ixelles, chez ses parents, qui habitent rue de la Tulipe, voisine de la rue Georges-Lorand, où le crime a été commis.
Sa mère était en relations d'amitié avec Mme veuve Curé ; c'est ce qui explique que celle-ci ait reçu chez elle, sans défiance, le jeune militaire.
Le signalement du meurtrier est publié comme suit : taille 1 m. 57, cheveux blond foncé, visage imberbe assez large, nez retroussé, deux rides horizontales barrent le front.
On croit que le jeune homme avait la faculté de se mettre en civil.
FILS D'HONNETES COMMERÇANTS
Les parents de François Lentz — c'est-à-dire sa mère et le second mari de celle-ci — sont d'honnêtes et travailleurs commerçants, établis depuis longtemps dans la rue de la Tulipe et bien connus dans le quartier de la place du Conseil.
Ils ont la meilleure réputation.
François était fils unique. Les voisins, qui déclarent qu'à cause de cela c'était un enfant gâté, sont atterrés et compatissent sincèrement à l'atroce douleur que les parents, surtout la mère, doivent éprouver.
S'ils n'ont que des paroles d'éloges pour eux, ils doivent reconnaître qu'ils les plaignaient déjà à cause de la conduite déplorable de François.
Le jeune homme avait, depuis son adolescence, de mauvaises fréquentations. Il avait toujours des besoins d'argent qu'il dépensait dans des salles de danse et des établissements de plaisir interlopes.
Il volait ses parents. Il faisait, dans le quartier, ou ailleurs, des emprunts ou des dettes en usant de procédés peu nets, frisant l'escroquerie.
Quelqu'un qui nous a parlé de lui le croyait capable de bien des fourberies pour se procurer de l'argent de poche mais n'aurait jamais supposé qu'il fût capable de commettre un crime aussi horrible.
Au contraire, si l'impression était qu'il fallait se méfier de ses mensonges intéressés, son aspect et ses façons d'être éloignaient toute Idée qu'on eût pu craindre de lui des voies de fait.
Nous le répétons, dans le quartier de la rue de la Tulipe, surtout par sympathie pour sa très honnête et laborieuse famille, on voudrait ne pas croire à sa culpabilité dans l'horrible crime. — C.
La Dernière Heure, 3 juin 1934 (source : Belgicapress)
Les Antoinistes (Journal de Bruxelles, 12 janvier 1911)(Belgicapress)
Antoine-le-Guérisseur a fondé une religion nouvelle dans notre pays wallon. Ses adeptes sont nombreux. Ils ont envoyé aux Chambres belges une pétition recouverte de cent soixante mille signatures ; c'est un beau chiffre. Antoine est un ancien mineur. J'ignore dans quelles conditions il a quitté la pioche du houilleur pour se livrer à la propagande de sa religion. Tout ce que je sais, c'est qu'il impose les mains aux malades qui viennent le trouver et qu'il a, paraît-il, opéré un certain nombre de guérisons. Cela ne doit étonner personne. On sait que certaines maladies nerveuses peuvent être guéries par la suggestion et qu'il y a d'autant plus de chances de guérison que la « foi » du malade est plus vive. Mais Antoine ne se contente pas de guérir. Il prêche une religion, qui, à la vérité, est assez obscure ; elle n'est point l'œuvre méthodique d'un théologien. Quant à la partie morale, elle s'inspire du Sermon sur la Montagne, dont elle délaie assez piteusement les divines maximes. Il n'importe ! Ce n'est point l'essence de cette religion que j'ai le dessein d'examiner ici ; il me suffit de constater sa fondation et son développement rapide. Voilà le phénomène intéressant, digne de suggérer mainte réflexion.
N'est-il pas singulier, en effet, de voir se propager avec rapidité une religion nouvelle dans nos régions minières où le socialisme et le rationalisme se vantaient d'avoir étouffé la foi chrétienne ! Nos populations wallonnes ne passent point pour mystiques. La tournure un peu railleuse de leur esprit a favorisé la propagation des sarcasmes voltairiens et des blasphèmes matérialistes. On s'accorde généralement à reconnaître que leur scepticisme est à peu près le même que celui des Français et personne ne se fut avisé d'y découvrir un terrain favorable à la germination d'une conviction religieuse. Au contraire, l'anticléricalisme a fait chez eux d'innombrables recrues, tandis qu'il entamait bien plus difficilement nos populations flamandes. Aussi M. le comte Goblet d'Alviella, interviewé dernièrement touchant le culte Antoiniste, s'étonnait-il de le voir se répandre ailleurs que dans un milieu germanique, tant est commun ce préjugé que seules, en Occident, les populations de race germanique ont gardé une âme religieuse.
C'est une grande erreur. Les populations celtiques ne sont pas moins religieuses : songez aux Bretons de la France ; songez aux Irlandais ; songez aux habitants du pays de Galles, en Angleterre, où dernièrement, chez les mineurs, se développait une agitation religieuse dont, un instant, toute l'Europe s'est occupée. Il est vrai qu'aujourd'hui l'on n'en parle plus ; mais il y a cinq ou six ans, on était si frappé de l'intensité de ce mouvement que l'on voyait déjà ce « revival » s'étendre à l'Angleterre entière, à peu près comme le puritanisme des compagnons de Cromwell.
Ne nous étonnons donc pas de voir un renouveau religieux se produire chez nos Wallons.
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Ce qui est piquant, c'est de constater que les efforts de nos anticléricaux et de nos athées, qui ont si déplorablement travaillé à déchristianiser les ouvriers wallons, n'ont abouti qu'à leur faire adopter, dans le pays de Seraing, une religion singulièrement plate et grossière en regard de la foi catholique qu'on leur a ravie. Messieurs les partisans des lumières et du progrès ont fait là, vraiment, un bel ouvrage ! En ruinant la religion traditionnelle dans l'âme de tant de pauvres gens, ils n'ont fait que les livrer à une croyance d'une nature inférieure. Ils ont remplacé la plus grande religion civilisatrice que la terre ait connue par une superstition rurale, où certes se rencontrent encore de bons éléments, mais dont les ressorts supérieurs ont été enlevés ou faussés. Ils ont ôté aux humbles une religion qui a suffi aux plus grands génies de notre civilisation pour les voir se ruer vers une croyance que seuls peuvent accepter les cerveaux incultes.
Quelle leçon pour les spectateurs attentifs ! La propagation de ce culte nouveau montre à quel point les hommes, au milieu de leurs durs travaux, de leurs douleurs, de leurs peines, ont besoin d'une croyance sur laquelle ils puissent appuyer leur cœur. Ils se soucient bien des doctrines des savants sur la formation de l'univers et des grandes phrases des philosophes qui leur proposent chaque jour un nouveau système de morale ! Ce qu'il leur faut, c'est une croyance fondée sur leurs sentiments ; et ces sentiments, rien ne les touche aussi profondément que la vieille morale de l'Evangile. Cela est si vrai que seuls les ressasseurs des maximes évangéliques parviennent à fonder des sectes nouvelles. En Russie, c'est Tolstoï ; en Angleterre, c'est le mineur Ewans ; en Belgique, c'est Antoine le Guérisseur. Je défie bien M. Fouillée et M. Bourgeois de fonder une religion !
Et croyez bien que les guérisons d'Antoine-le-Guérisseur ne sont que le vestibule qui mène au sanctuaire de sa foi. Certes, elles lui ont donné du prestige. Mais s'il s'était contenté de guérir quelques malades, il ne serait qu'un rebouteux comme il y en a tant. Ce qui lui a valu l'engouement de tous ces milliers d'hommes, c'est qu'il prêche une foi avec tant de persuasion qu'il la fait pénétrer dans le cœur simple des bonnes gens qui l'écoutent. Et ce faisant, il n'est peut-être pas sans procurer quelque bien à de pauvres âmes désemparées qui ne connaissent que l'indifférence et ses incertitudes.
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Mais si tel est l'effet que produit une « religion » quelconque, fût-elle bonne seulement pour les esprits incultes, quelle n'est point la bienfaisance de la religion qui a enfanté la civilisation dans laquelle nous vivons ! La richesse de ses ressources est infinie. Elle peut satisfaire les esprits les plus profonds aussi bien que les plus simples ; plus que toute autre elle parle au cœur ; enfin, elle peut montrer la longue suite de ses saints et les innombrables asiles de ses cloîtres en témoignage des satisfactions qu'elle offre aux âmes altérées de sentiments mystiques.
A ces sentiments mystiques, parfois si impérieux et si violents, elle ouvre des canaux réguliers où ils s'épancheront sans rien détruire, tout au contraire, en développant leur puissance pour le bien général de la société, comme le prouvent tant d'œuvres charitables et tant de mouvements intellectuels et sentimentaux qui tirent de là leur origine. Quand on obstrue ces issues, les sentiments mystiques en cherchent d'autres : le socialisme et l'anarchie les leur fournissent. Beaucoup d'apôtres des sectes destructives ne sont que des mystiques dévoyés. On en peut dire autant de la plupart de leurs disciples. Mieux vaut encore peut-être pour leur propre bonheur et pour la paix de la société qu'ils suivent les enseignements Antoine-le-Guérisseur !
ZADIG.
Journal de Bruxelles, 12 janvier 1911 (source : Belgicapress)
MÈRE ANTOINE (les généreux)
issu d'une carte postale Les Généreux
Le ''Christ'' devant ses juges (Le Messager de Bruxelles, 20 novembre 1916)(Belgicapress)
CHARLEROI
(De notre correspondant particulier)
Le « Christ » devant ses juges
Plaidoirie de Me Lebeau, un des défenseurs
du Père Dor
Avant d'entamer le fond de sa plaidoirie, Me Lebeau rend hommage à l'honorable tribunal et particulièrement au président, qui, par sa patience, sa bonne grâce vis-à-vis de la défense, a permis que la vérité se lit éclatante et convaincante sur la légende de l'Ecole Morale en dépit des calomnies infames dont elle fut l'objet. Il souligne que ce n'est qu'après les plaintes Chartier et Delysée que le Parquet se décida enfin à effectuer une descente à Roux, et à ouvrir une instruction. On escomptait un scandale ; la déception fut vive car on ne découvrit rien de semblable : l'Ecole Morale était à l'abri de tout reproche.
Il dit avoir écouté avec attention les brillantes plaidoiries de ses adversaires ; celle de Me Bonnehill surtout, qui contenait certaines affirmations des plus graves pour le Père et son œuvre, et où la rage et la passion étaient distillées, et qui renfermait beaucoup d'invectives qu'il a été surpris d'entendre de la part d'un tel confrère à la parole si élégante. N'a-t-il pas dépassé la mesure ?
Me Lebeau y voit une maladresse, car lorsqu'on emploie des moyens qui dépassent le but, on nuit à sa propre cause. Il reproche aussi cette manière de plaider où il oppose continuellement le vrai Jésus avec Dor et l'appel fait au tribunal pour qu’il « tue » avec le Père Dor les doristes eux-mêmes. Il met en garde le tribunal contre son propre sentiment dans ces questions religieuses.
L'enquête a fait naître un sentiment qui sera partagé par le tribunal ; pour Me Lebeau, c'est une demi-révélation, c'est que le Dorisme, c'est-à-dire la petite église qui s'est formée autour de Dor, est un phénomène d'ordre religieux : c'est là la véritable caractéristique de cet état d'esprit, de cette mentalité étrange qui s'est manifestée à l'audience. Le dorisme est une manifestation de cet état d'esprit propre à tout homme qui recherche son idéal : à se troubler devant certaines manifestations des forces de la nature devant la mort, devant le problème de l'au-delà. Au domaine religieux appartient précisément ce phénomène moral de la conversion que l'éminent avocat définis dans toutes ses phases avec une rare maîtrise et qu'il agrémente de citations de Tolstoï, Pascal et Ibsen.
Les doristes ont précisément été l'objet de cette conversion morale pour la plupart, c'est la maladie qui en a été la cause primordiale, car ils n'avaient pas trouvé auprès des hommes de l'art le soulagement qu'ils escomptaient ; Dor, avec sa doctrine, leur a révélé la valeur mystique de la souffrance qui constitue un avertissement, pour adopter une ligne le conduite meilleure, car on ne peut se libérer de la souffrance qu'en se dématérialisant.
Les convictions des doristes sont donc à la fois d'ordre moral et d'ordre religieux. C'est une secte bien caractérisée comme on en rencontre beaucoup en Angleterre où tout le monde peut devenir un innovateur et réunir autant d'adeptes qu'on le peut.
Me Lebeau, très habilement, invoque la jurisprudence belge basée sur la liberté des cultes. Il définit exactement la nature du procès engagé qui vise plus haut que le simple délit d'escroquerie et même de l'art de guérir et se fait un argument puissant des protestations exubérantes de la reconnaissance et de la vénération des adeptes du Père Dor, que ceux-ci considèrent comme un être suprême et non à l'égal d'un simple rebouteur guérissant avec ou sans diplôme, auquel on doit de la reconnaissance, et rien de plus, Dor est plus que tout cela, c'est le fondateur de leur religion. L'éloquent et persuasif défenseur insiste sur cette constatation qui doit, selon lui, emporter l'acquittement du prévenu. L'action du Ministère public doit fatalement se briser dès lors contre un obstacle d'ordre constitutionnel, contre l'art. 14 de la constitution belge : La liberté des cultes. Le tribunal peut-il, en conscience, décider que la doctrine Doriste n'est qu'un amas d'insanités, qu'elle constitue un artifice pour l'exploitation des crédules ! Si une condamnation devait intervenir, c'est admettre que les 1,500 ou 2,000 adeptes de Dor se sont trompés du même coup.
Le tribunal ne le peut ; la constitution belge d'abord s'y oppose et ensuite le tribunal ne peut s'ériger en concile charge de juger une hérésie. En frappant Dor, on atteint l'unique dépositaire de la doctrine Doriste, mais Dor n'a commis aucun délit de droit commun ; on veut atteindre surtout la religion qu'il a fondée. Tout sentiment religieux, quel qu'il soit, doit être respecté. Au cas d'une condamnation du fondateur de la religion doriste, deux hypothèses se présenteraient : Ou bien Dor s'inclinerait devant la sentence et alors ce serait l'effondrement suivi du découragement de milliers de doristes revenus à la pratique d'une meilleure vie par suite d'un puissant effort sur eux-mêmes et l'impossibilité pour eux de s'attacher à d'autres croyances ; ou bien encore que Dor et les doristes ne s'inclineront pas devant le jugement ; sachant que Dor n'est pas un imposteur, il lui décerneront la palme du martyr et le vénéreront comme tel, et le résultat sera dès lors contraire à celui auquel on voulait arriver...
L'honorable avocat disserte longuement sur la religion bouddhiste, qui présente une grande analogie avec la religion doriste ; il établit des comparaisons très habiles que nous nous dispenserons, bien à regret, de publier pour la documentation de nos lecteurs, mais qui démontrent que la religion doriste, à peu de chose près, est issue des doctrines du Bouddha, sans que Dor en ait jamais eu l'intuition bien définie. Me Lebeau en arrive à examiner si Dor est réellement sincère.
Le tribunal aura certainement retenu une impression favorable de l'interrogatoire du prévenu, qu'il considèrera peut-être comme un ascète, un rêveur, un contemplateur, mais non pas comme un vil escroc. Tout concorde à établir que Dor vivait pauvrement, qu'il se cloitrait, lisant, écrivant, recevant tous les jours 5 à 600 personnes, se livrant en un mot à une besogne obsédante, déprimante. On re peut affirmer qu'il avait l'amour de l'argent puisqu'il vivait misérablement, ne se livrait à aucune dépense, donnant seulement à ses deux fils une instruction rudimentaire : l'un est apprenti ouvrier, l'autre plus jeune, suit des cours à l'Ecole de St. Gilles.
On critique aussi ses ouvrages ; on y relève beaucoup d'inexactitudes, on a débité beaucoup de plaisanteries ; mais plaisanter n'est pas raisonner ; Dor n'a aucune prétention : ce n'est pas un lettré ni un érudit, et néanmoins il y a dans ses livres de belles pages (il lit plusieurs pages que l'auditoire, amusé, écoute), et on conclut que les ouvrages de Dor peuvent être lus sérieusement, car ils ont été consciencieusement pensés et écrits. Pas de talent, certes, mais des convictions ardentes, remarquables, personnelles, ce qui est étrange. On a prétendu que ce livre avait été corrigé, écrit par une autre personne, mais on n'a jamais pu le prouver ni désigner un autre auteur que Dor !
A ce moment, une femme s'évanouit : vif moi passager ; un policier la transporte dans une salle contiguë où on lui prodigue des soins.
Me Lebeau verse au dossier de nombreux cahiers renfermant les brouillons des théories du Père publiées dans les brochures incriminées. (Remarque de Me Bonnehill, les dites pièces n'ayant pas été enregistrées.)
Me Lebeau veut démontrer d'une manière lumineuse la sincérité de son client. Dor prêche le désintéressement et montre l'exemple. En effet, il est parvenu à réunir des preuves écrites de son désintéressement : il a derrière lui tout un passé d'honnêteté et de probité. A la suite d'un accident de travail dont il fut victime, il abandonna sa profession d'ajusteur et s'établit dans le commerce, il devint successivement épicier, puis restaurateur à la Porte du Temple d'Antoine, son oncle, où il gagnait beaucoup d'argent (les témoignages abondent dans ce sens). Il est de bonne conduite et de mœurs honorables, une attestation du commissaire de police de Jemeppe en fait foi ; ce n'est ni un escroc ni un imposteur, son casier judiciaire est vierge et il jouit de l'estime et de la considération de ses concitoyens. Attiré par les belles maximes d'Antoine, son oncle, il devint un de ses adeptes, mais se détacha bientôt de lui, c'est alors qu'il connut un industriel de Liége, nomme V..., qu'il guérit d'une grave maladie. Cet industriel lui avait voué une gratitude illimitée, il l'amena en Russie où il fut l'objet des sollicitations de la médecine et des agents de la police et revint en Belgique où il vint s'installer à Roux ; afin d'aider à ses premiers besoins, l'industriel V... fut sollicité pour un prêt de 5,500 francs, qu'il consentit avec empressement et sans espoir de remboursement (une lettre émanant de cet industriel en fait foi). Avec cet argent, Dor acheta un terrain, mais, pris de remords, il renvoya une première fois 2.000 francs à V..., qui en parut fort étonné, puisqu'il avait consenti la donation à fonds perdus, et plus tard Dor remboursa le solde de ce qu'il considérait comme un prêt à terme par l'abandon d'une créance de 3.558 fr. (15 février 1911). Tout ceci est prouvé par des documents authentiques que l'éminent avocat communique à l'appréciation du tribunal. Ce beau geste de désintéressement doit être apprécié d'autant mieux que cet acte a toujours été tenu secret même vis-à-vis des adeptes. Il y a encore un deuxième fait, une preuve plus décisive encore, souligne Me Lebeau. C'est l'affaire de la margarine.
En 1912, M. Dor, après avoir reconnu la valeur de la margarine végétale, se mit en rapport avec la firme Vanderdherghe qui fabriquait la margarine Era, afin de faire vendre ce produit à Roux, où les adeptes du Père, sur la recommandation de celui-ci, viendraient se pourvoir. La firme susdite accepta avec empressement, et Romain Jules fut commis pour la vente. Or, selon l'aveu même de ce Monsieur qui devint plus tard un ennemi acharné de M. Dor, celui-ci n'a jamais été intéressé d'un seul centime et malgré que quelque temps après il fit confectionner des emballages à son nom « Margarine Père Dor » sans jamais réclamer le moindre avantage pécunier, ni du fabricant, ni de l'intermédiaire ; mieux, il refusa la proposition de M. Servaes succédant à M. Romain dans la vente de la margarine et cependant les bénéfices réalisés par le vendeur du produit, aux témoignages même de celui-ci, étaient fort appréciables. (M.Servaes, qui habite actuellement Bruxelles, et qui ne fut jamais un adepte du Père Dor, est venu témoigner qu'il avait réalisé un bénéfice de fr. 0.30 à 0.40 au kilo et que la vente avait monté une année à 9,078 kilos. Ces faits sont décisifs parce qu'une participation dans les bénéfices aurait parfaitement pu être tenue secrète.
Me Lebeau résume : Première considération : Le Père Dor n'a pas fait le geste inconsidéré qui fait tendre les mains vers l'argent ; deuxième considération : non seulement, Dor est un désintéressé, mais il est aussi un naïf, précisément parce que la margarine à sa marque ne rapportait pas un sou et qu'il laissait dire à tout le monde qu'il intervenait dans les bénéfices de la vente ; en effet, c'est contraire à notre logique mercantile que nous prêtions assistance à une opération commerciale sans récupérer la moindre parcelle du profit. N'est-ce pas exactement le contraire de ce que fait l'escroc, Considérer Dor comme un illuminé, un apôtre, cela explique amplement toute l'affaire…
Il est 5 h. ½ ; le tribunal décide de reporter au mercredi 22, à 9 heures, la cotinuation de la plaidoirie de Me Lebau et d'entendre ce même jour à l'audience de l'après-midi la défense de la troisième prévention qui incombe à Me Morichar. Ensuite, selon toute vraisemblance, l'affaire sera remise en délibéré.
Plaidoirie de Me Bonnehill
Me Bonnehill prenant la parole, rappelle la rare maîtrise avec laquelle M. le Président a procédé à l'interrogatoire du faux Christ et, d'une part, la claire et fluide logique du magistrat, sa profonde connaissance ; d'autre part, la piteuse et lamentable mentalité du prévenu qui est sorti de l'audience couvert de ridicule après avoir passé sous une volée de verges administrées par l'honorable organe de la loi, après aussi que Me Gérard, dans sa puissante plaidoirie, l'eut cloué au pilori de l'opinion publique. Il rappelle que le Ministère public a démontré l'interprétation que les commentateurs donnent à l'art. 496 : les délits d'escroquerie existent lorsque la remise a été déterminée par l'usage de faux nom et de fausse qualité ou bien lorsque la remise des sommes a été provoquée par des manœuvres frauduleuses. Or, ces faits de la prévention ont été suffisamment établis.
Il expose ensuite la demande de la partie civile Delysée, M. le Procureur du Roi a portraituré (que d'honneur !) le Père Dor : il a dépeint sa course vertigineuse à la fortune. Mme Delysée fut amenée à connaître Dor par un des rabatteurs de ce dernier : il discerna aussitôt tout le Profit qu'il pourrait tirer d'une telle adepte car il découvrit qu'elle était très âgée (66 ans), ancienne théosophe, spirite, qu'elle était riche et n'avait aucun héritier direct ; après l'avoir fascinée, éblouie, il en fit sa commensale, la séquestra et, par la menace des pires douleurs physiques et de châtiments éternels pour ses défunts, il lui soutira de grosses sommes. La lecture de certaines lettres du Père soulève l'hilarité de l'auditoire par l'énoncé des fautes triviales de syntaxe qui y figurent, mais démontrent la sollicitude toute particulière du « charmeur » à l'égard de « sa chère enfant ». Il cite aussi de nombreux passages tendancieux du livre précieux dont la pauvre femme avait fait son livre d'heures et dont elle imprégnait son esprit des inepties y contenues. Or, il appert que le livre en question n'était autre chose qu'une vulgaire reproduction de livres de morale, de psychologie et autres traités parus à une date antérieure à celle où « Christ parle à nouveau « fut imprimé. Pendant qu'il lit les livres du plagiaire, le tribunal suit attentivement les passages incriminés.
Mme Delysée pouvait-elle résister à tant d'artifices ! Comme elle l'a affirmé, elle n'était plus qu'une misérable loque entre les mains du « charmeur ». D'autres hommes sont venus affirmer qu'il était bien le Messie, le Christ réincarné d'il y a 2.000 ans. Ce sont les pantins dont il tire la ficelle. La proie, en l'occurence Mme Delysée, est suffisamment préparés. En 1913, le Père persuade à la pauvre femme que les appartements qu'il occupe sont insalubres, qu'il manque d'air et de clarté, et lui soutire 1,800 francs pour le parquet et la vérandah, on ne demande pas de reçu à Jésus, mais lorsqu'il paie ses fournisseurs, il prend soin de se faire délivrer des reçus en due forme. En 1914, 4.000 francs sont encore versés pour l'installation du chauffage central, puis, afin de contribuer à la diffusion de l'œuvre, des brochures sont achetées au prix de la vente au numéro, pour une somme de 5,400 francs.
En 1905, il convient que Mme Delysée signala sa présence par de nouvelles libéralités, et le rusé coquin se souvient qu'il dispose d'un terrain improductif entre le temple et la maison voisine. L'Ecole Morale devrait plutôt s'intituler « Jeu de massacre des Innocents ».
Nous sommes loin des maximes enseignées par le Père sur le désintéressement : Donnez, dépossédez-vous. Quel joli couple d'éperviers, dit-il, en faisant allusion à Dor et à sa femme.
Après avoir vendu ses maisons de Jemeppe pour 15,700 francs, comme cela résulte d'une attestation du receveur de St-Nicolas, il vint habiter Roux, où il loue une maison d'une valeur locative de 20 fr. Six années après, il fait édifier une Ecole Morale, que Me Bonnehill évalue à 55,000 francs.
On discute le droit de réponse adressé le 3 mai à « La Région » et établissant les immeubles dont se compose la fortune du Père et l'affirmation de ce dernier assurant qu'il fait don d'une somme à l'Ecole des Estropiés se heurte à incrédulité de l'orateur, car il ne suffit pas de promettre, mais aussi d'exécuter. Donc, en 1909, 15,750 francs. En 1916. 15,000 francs, plus la valeur de la propriété que le Père fit construire à Uccle et évaluée à 30.000 francs. (Protestations de Me Lebeau, qui conteste cette évaluation et affirme que le coût de cette construction a été payé par une tierce personne qu'il désignera.)
L'affirmation du Père au sujet de ce qu'il a avoué avoir recueilli en dix mois de temps uniquement dans les troncs, doit laisser rêveur ! Me Bonnehill ajoute qu'en admettant le geste du Père de verser une somme au profit de l'Ecole des Estropiés, il est hors de doute que Me Pastur, qui a les mains blanches comme l'hermine de sa robe, tandis que celles de Dor sont noires, refuserait l'offrande, car il sait que chaque brique de l'Ecole Morale représente l'apport d'un malheureux spolié, mais il ajoute qu'il ne croit pas à une pareille tentative sérieuse de Dor.
Le Messager de Bruxelles, 20 novembre 1916 (source : Belgicapress)
Le fait du jour (Journal de Charleroi, 4 octobre 1912)(Belgicapress)
Ne croyez pas qu'il faille être le pape, ou le légat du pape au Congrès Eucharistique de Vienne, avec les carrosses de l'empereur d'Autriche, pour faire une religion impressionnante et traîner en procession des milliers d'extasiés. Il suffit d'être la veuve d'un prophète désincarné : «La Mère ».
« La Mère Antoine, grande prêtresse de l'Antoinisme depuis la désincarnation de l'immortel Père Antoine, le guérisseur, préside à un extraordinaire développement du culte nouveau, entre Liége et Bruxelles. Dimanche elle inaugura, à Bierset-Awans, son troisième temple. Ses « opérations » – vocable vulgaire qui désigne la liturgie antoiniste – attirèrent tant de fidèles que le sanctuaire se remplit une vingtaine de fois d'une foule renouvelée.
Et que faut-il à « la Mère » pour que s'exerce l'attirance ? Simplement la foi des crédules. Ses moyens de grande-prêtresse sont, en effet, très rudimentaires. Mais il y a au fond de l'homme un irréductible besoin de sottise.
A Bierset-Awans, le troisième temple est une très banale bâtisse, extérieurement peinturlurée de rouge. L'intérieur est une grange à murs blancs, éclairée par des fenêtres étroites qui trouent à peine la toiture, sans aucun ornement, ni emblème, ni inscription. On aperçoit seulement au fond, dans la lumière diffuse, une tribune recouverte d'un drap verdâtre. Sur un carré de toile bleue se lit « l'auréole de la conscience » c'est-à-dire quelques-uns des préceptes de la sagesse antoiniste.
Là, monta dimanche, après trois tintements de clochette, la Mère Antoine. Et la cérémonie commença. Silence absolu. Pas un discours, pas une prière, ni de la prêtresse, ni des fidèles.
Seulement un geste. Dans une attitude extatique, la Mère leva les yeux au toit, croisa ses mains sur la poitrine. Puis, lentement elle étendit le bras droit pour faire l'opération qui consiste à couvrir l'assistance d'un geste large, la paume ouverte comme devant répandre des bénédictions.
Cela dure deux minutes. Et cela se répète vingt fois, pour vingt opérations. Il n'en faut pas davantage. La foule pieuse est contente. La Mère se retire, non sans avoir fait présenter dans la grange le plateau des offrandes.
Et cela fait concurrence à la grande « opération » catholique. A tel point qu'un antoiniste du nom de Noël, ayant introduit « l'opération » de l'antoinisme au 13e arrondissement de Paris, le cardinal Amette l'a excommunié, lui et ses fidèles. Ça se passe entre augures !
Journal de Charleroi, 4 octobre 1912 (source : Belgicapress)