Octave Mirbeau, Dans le ciel - A mort la société
Depuis, j’ai souvent pensé à ces choses, souvent, j’ai réfléchi aux presque insurmontables difficultés qu’un jeune homme trouve, dans la vie, à exercer ses facultés, selon leur naturelle impulsion. Elles sont effroyablement logiques, ces difficultés, elles tiennent, comme le mensonge, à cette harmonie universelle du mal qu’on appelle : la société. La société s’édifie toute sur ce fait : l’écrasement de l’individu. Ses institutions, ses lois, ses simples coutumes, elle ne les accumule autant, elle ne les rend aussi formidables que pour cette tâche criminelle : tuer l’individu dans l’homme, substituer à l’individu, c’est-à-dire à la liberté et à la révolte, une chose inerte, passive, improductive. Et j’admire qu’il y ait eu, et qu’il y ait encore des êtres assez forts, pour avoir résisté à cette lourde pesée! Quelle énergie! Quelle volonté! quelle ténacité puissante, ou quelle inconcevable chance, afin de pouvoir ainsi survivre à la mort, et de montrer au monde consterné la face miraculeuse et vivante du génie!
Octave Mirbeau, Dans le ciel (p.82)
source : www.scribd.com
Maxence Van der Meersch, Masque de chair - Jusqu'au bout de la science du mal
Comment peut-on être double à ce point ? J'ai peine dix-huit ans. Et je peux dire que je suis allé jusqu'au bout de la science du mal. J'en suis venu à accepter sans révolte, sans dégoût, presque avec plaisir, le cortège des misères sordides dont s'accompagne un vice comme le mien. J'en suis venu presque à les aimer. Un gibier avancé donne la nausée un enfant. Mais il vient un temps où l'on parvient à tolérer et finalement à rechercher la puanteur de la charogne...
Maxence Van der Meersch, Masque de chair
Albin Michel, Paris, 1958 (p.44)
PATRONS ET OUVRIERS DANS LE BASSIN DE LA RUHR
CORRESPONDANCE
PATRONS ET OUVRIERS DANS LE BASSIN DE LA RUHR
Depuis qu'un cours d'économie politique a été créé à l'École des Mines et confié à M. Cheysson, les élèves ingénieurs doivent, dans leurs journaux de mission, faire une part aux observations sociales. M. Fèvre, élève ingénieur, sur le désir exprimé par la Société d'économie sociale, et conformément au programme préparé par M. Cheysson, a étudié les populations du bassin de la Ruhr. En attendant le résultat complet de son enquête, nous détachons de sa correspondance quelques fragments qui intéresseront assurément les lecteurs de la Réforme sociale.
A. D.
Gelsenkirchen, 14 octobre.
La population dans le bassin de la Ruhr se compose en majeure partie d'ouvriers émigrés de différentes parties de l'Allemagne, principalement des provinces voisines (Westphalie, Nassau, etc.) et aussi de la Silésie et de la Pologne. Elle se fait remarquer par son esprit religieux : catholiques et protestants accomplissent les devoirs de leurs cultes, et sont sincèrement croyants. Les députés qui les représentent au Reichstag sont, l'un clérical, l'autre « démocrate chrétien ». Le socialisme n'a guère pénétré ici. Tout au contraire, les gens me paraissent encore profondément empreints de ce sentiment inné de la hiérarchie sociale qui m'a frappé en Allemagne ; ils ont du respect pour leurs patrons, et me semblent vivre en bonne intelligence avec eux.
Ceux-ci d'ailleurs ont assez souvent fait beaucoup pour leurs ouvriers. On a construit un grand nombre de maisons ouvrières, qui sont toujours remplies; on a fondé des économats, qui livrent les marchandises au prix d'achat (et au comptant); on donne le charbon à prix réduit. Dans beaucoup d'exploitations existent aussi, à côté des caisses obligatoires d'assurances, des caisses supplémentaires de secours, alimentées surtout par des subventions des compagnies, et qui viennent augmenter, et quelquefois dans une proportion considérable, les secours fixés par la loi.
Un assez grand nombre d'ouvriers ont aussi leurs maisons à eux, qu'ils ont bâties avec leurs épargnes,et dont ils louent une partie à des camarades. Ceci contribue naturellement à rendre ces ouvriers stables, et attachés à une exploitation.
Quant à ce qui concerne les lois d'Empire sur l'assurance obligatoire, elles ont été en général et sont toujours regardées d'un bon oeil et par les exploitants et par les ouvriers. Elles ont d'abord le mérite d'être très pratiques, en ce qu'elles coupent court à la plupart des procès, qui auparavant intervenaient constamment entre le patron et l'ouvrier, celui-ci prétendant que la cause de l'accident se trouvait dans une négligence du patron ou d'un de ses employés. M. Ichon dit, dans son article paru dans les Annales des Mines, que ces procès étaient beaucoup plus rares dans l'industrie des mines que dans les autres, a cause de l'existence des caisses de Knappschaft, qui donnaient un secours à l'ouvrier. Mais ce secours accordé n'enlevait pas à l'ouvrier son droit à une indemnité plus forte, si celle-ci était réellement due par le patron, et n'empêchait pas les procès, du moins d'après le témoignage des exploitants de ce district, procès donnant lieu naturellement à des débats irritants. Aussi leur suppression me paraît avoir été très favorablement accueillie des deux côtés, et avoir été un des principaux éléments de succès des nouvelles lois.
Les patrons ont à supporter, d'après celles ci, d'assez lourdes charges. Mais ils paraissent encore préférer cela aux procès auparavant engagés en vertu de la loi de responsabilité (Haftpflicht) de 1871. Du reste ils contribuent encore souvent à des caisses de secours non obligatoires (Unterstutzungkassen), spéciales à chaque exploitation.
Quant aux ouvriers, ils se sentent, suivant leur expression, « plus libres», mais non dans ce sens qu'ils sont plus indépendants de leurs patrons et se croient dégagés envers eux de toute reconnaissance, mais en ce qu'ils peuvent envisager l'avenir avec plus de sécurité, et appliquer leurs épargnes à leur bien être, sans crainte de les voir, à un moment donné, se fondre dans leurs mains, si le mari devient incapable de travailler.
En somme, et dans les conditions de bonne intelligence régnant actuellement ici entre les patrons et les ouvriers, les lois d'assurance obligatoire ont été favorablement accueillies des deux côtés, et regardées comme un bien.
Quant à la transformation des anciennes Knappschaftskassen, voici comment elle a eu lieu en général. Dans les ressorts correspondant aux anciennes, se sont fondées les caisses de maladie (Krankenkassen), qui sont plutôt une dérivation des anciennes caisses qu'une fondation nouvelle. Les anciennes Knappschaftsvereine subsistent toujours, mais n'ont plus à s'occuper que des pensions de retraites, et des secours à accorder aux veuves et aux orphelins (dont le chef de famille n'est pas mort à la suite d'un accident).
A cet effet, plusieurs anciennes sociétés se sont quelquefois réunies en une seule (ainsi dans le Harz). Ces deux caisses (de maladie et de Knappschaft) ont des comptabilités distinctes, mais conservent la même administration, sauf dans le Hartz où la séparation est complète.
Enfin vient la caisse d'assurance contre les accidents. A cet égard tous les exploitants de mines de l'Allemagne forment une vaste et unique association professionnelle. Celle-ci est divisée en 8 sections, dont la Westphalie forme la seconde. Les exploitations doivent être rangées dans des catégories différentes, quant au taux de leur contribution, catégories établies suivant les risques; ceux-ci seront d'ailleurs probablement indiqués par les accidents arrivés dans les dernières années. Mais ces tableaux ne sont pas encore fixés.
L'ouvrier n'a qu'une crainte au sujet de la loi d'assurance contre les accidents, crainte relative à l'exécution de la loi. Il peut arriver en effet que des ouvriers blessés dans la mine, mais encore capables de travailler, deviennent prématurément invalides par une suite indirecte de leur blessure, et retombent ainsi à la charge de la Knappschaftskasse. Les exploitants ont tout intérêt à en augmenter le nombre le plus possible, et c'est dans ce sens que les ouvriers redoutent quelques abus. Mais quant à l'esprit même de la loi, ils le trouvent excelent. C'est aussi l'avis des exploitants, et tant que dureront les bonnes relations existant actuellement, il me semble que le fonctionnement des caisses se fera sans beaucoup de difficultés, et aura plutôt pour effet de maintenir cette bonne intelligence que de l'altérer. L'ouvrier n'est pas en effet ici, comme l'ouvrier français, mécontent de sa position et visant toujours plus haut. Il ne songe pas à s'élever au-delà. Et pourvu qu'on lui procure les moyens de gagner sa vie en lui permettant par des mesures protectrices analogues aux caisses d'assurances de dépenser ce qu'il gagne, et d'être dégagé de tout souci d'épargne, c'est tout ce qu'il demande.
Sans doute ceci n'est point fait pour encourager la prévoyance. Mais l'ouvrier ne pense pas si loin. Qu'il soit sûr de vivre, sans avoir à craindre de trop grosses difficultés à un moment donné, c'est tout ce qu'il demande. Resterait à voir d'ailleurs si un système de liberté encouragerait effectivement beaucoup plus l'épargne. Car ceux des ouvriers qui ont l'esprit de prévoyance, peuvent amasser maintenant en toute sécurité, et appliquer l'argent ainsi mis de côté à acheter une maison ou un jardin, etc.
En un mot le système n'empêche pas l'épargne ; il en restreint seulement le but, tout en lui donnant plus de sécurité.
Ceci, direz-vous, ressemble bien un peu à un panégyrique. Mais j'avoue que je suis arrivé ici avec des idées un peu préconçues, et que le spectacle que j'y ai trouvé de patrons unis pour le bien des ouvriers, et d'ouvriers attachés à leurs patrons et à leur métier, ne perdant point leur temps ni leur esprit en récriminations stériles, m'a réchauffé le coeur, et m'a rendu un peu enthousiaste.
Agréez, etc...
L. FÈVRE.
Les Études sociales : organe de la Société des études pratiques d'économie sociale et de la Société internationale de science sociales
1886/07 (A6,SER2,T2)-1886/12. (p.488)
source : gallica
Simone Weil, La condition ouvrière - Ne plus penser
D'une manière générale, la tentation la plus difficile à repousser, dans une pareille vie, c'est celle de renoncer tout à fait à penser : on sent si bien que c'est l'unique moyen de ne plus souffrir !
Simone Weil, La condition ouvrière (1951), p.14
source : classiques.uqac.ca
Xavier de Maistre - rien n'est plus conséquent
On va dans un pré, et là, comme Nicole faisait avec le Bourgeois Gentilhomme, on essaye de tirer carte lorsqu'il pare tierce; et, pour que la vengeance soit sûre et complète, on lui présente sa poitrine découverte, et on court risque de se faire tuer par son ennemi pour se venger de lui. — On voit que rien n'est plus conséquent, et toutefois on trouve des gens qui désapprouvent cette louable coutume ! Mais ce qui est aussi conséquent que tout le reste, c'est que ces mêmes personnes qui la désapprouvent et qui veulent qu'on la regarde comme une faute grave, traiteraient encore plus mal celui qui refuserait de la commettre. Plus d'un malheureux, pour se conformer à leur avis, a perdu sa réputation et son emploi; en sorte que lorsqu'on a le malheur d'avoir ce qu'on appelle une affaire, on ne ferait pas mal de tirer au sort pour savoir si on doit la finir suivant les lois ou suivant l'usage, et comme les lois et l'usage sont contradictoires, les juges pourraient aussi jouer leur sentence aux dés.
XAVIER DE MAISTRE - Voyage autour de ma chambre (Chap. III)
Marcel Moreau, Monstre - La question du bien et du mal
Le rôle du Monstre n'est pas de dessaisir l'individu de son pouvoir d'agir invinciblement. Il est tout le contraire d'un manière d'exorcisme, ou d'exutoire. Les forces qui roulent et rugissent en lui sont fidèles à leur nature profonde, porte ouverte, souvent battante, sur l'irrépressible. La connaissance ni n'abolit la possibilité de l'acte ni ne la confisque à son seul profit. Les forces qui roulent et rugissent ne relèvent que de loin en loin de la morale. Elles participent d'un amour de la vérité et de la beauté qui, la plupart du temps, surmonte la question du bien et du mal.
Marcel Moreau, Monstre (p.96)
Luneau Ascot Editeurs, Paris, 1986
Rudolf Steiner - la double nature de l'homme, par la pensée il s'embrasse lui-même ainsi que tout l'univers
Si le sujet pense, ce n'est pas pour la raison qu'il est un sujet ; au contraire c'est parce qu'il est capable de penser qu'il peut s'apparaître sous l'aspect d'un sujet. Par conséquent, l'activité que l'homme exerce en qualité d'être pensant n'est pas une activité seulement subjective ; elle n'est à vrai dire ni subjective ni objective ; elle plane au-dessus de ces deux concepts. Je n'ai aucunement le droit de dire que mon sujet individuel pense, mais bien plutôt qu'il existe grâce à la pensée. Celle-ci est, pour ainsi dire, un élément qui m'entraîne au-delà de mon moi et qui me relie aux objets. Et elle m'a séparé du même coup, en m'opposant à eux sous l'aspect de sujet.
C'est là-dessus que se fonde la double nature de l'homme : par la pensée il s'embrasse lui-même ainsi que tout l'univers. Mais, en même temps, l'acte de penser le détermine lui-même en face de cet univers, dans son rôle d'individu.
Rudolf Steiner, La Philosophie de la liberté, 1918 (p.62)
source : Gallica
Roland Topor - Affiche réalisée pour Amnesty International
Robert Vivier - Délivrez-nous du mal (critique du livre Lettres françaises de Belgique)
DELIVREZ-NOUS DU MAL Roman de Robert Vivier (né en 1899) publié en 1936. Ce récit reconstitue la vie d'Antoine le Guérisseur, pseudonyme de Louis Antoine, né en 1846 près de Liège. Garçon sérieux et très dévot, il travaille dès l'âge de douze ans dans les mines. En 1873, après avoir terminé son service militaire, il épouse Catherine, une jeune fille qu'il connaît déjà depuis longtemps. Le couple déménage successivement en Allemagne et en Russie pour retourner chaque fois en Belgique, à Jemeppe. Les différents métiers qu'Antoine a exercés (machiniste, ouvrier, marchand de légumes) ne lui permettent pas de résoudre ses problèmes financiers.
Cet échec le plonge dans un malaise continu. Cependant, une séance de spiritisme et le pouvoir guérisseur lié à cette pratique le font sortir de l'impasse : Antoine comprend que la richesse n'est pas forcément source de bonheur et qu'elle ne vaut pas la santé. Devenu médium lui-même, il forme un groupe spirite : les Vignerons du Seigneur. La souffrance qu'il éprouve à la mort de son fils ne fait qu'intensifier ses anbitions caritatives. Le nombre de guérisons augmente et sa popularité croît sans cesse. Le fait que sa pratique est efficace et gratuite le font gagner deux procès engagés contre lui. Stimulé par ses succès, Antoine rédige quelques traîtés dans lesquels il décrit ses expériences. Aussi transforme-t-il sa maison en temple. Quelque temps avant sa "désincarnation", conçue non pas comme une barrière inexorable mais comme un moyen d'accès aux mystères d'outre-tombe, Antoine (surnommé le Guérisseur, le Généreux ou Père par ses adeptes) délégue ses pouvoirs à "Mère" Catherine. Il meurt en juin 1912 et il est enterré selon le rite antoiniste.
VIVIER fournit au lecteur une description détaillée de l'antoinisme, un mouvement ésotérique qui a connu beaucoup de partisans. Le caractère netement écotérique de ces pages n'empêche à aucun moment leur élaboration romanesque. En effet, on accède continuellement aux idées, aux doutes et aux espoirs du protagoniste. Cette pénétration directe dans la conscience de ce personnage charismatique a permis à l'auteur d'établir un portrait captivant d'un homme dont la renommée dans sa région natale est loin d'être éteinte.
J. De Caluxé e.a., Hommage à Robert Vivier, Liège, 1965. - R. Vivier, Proses, avec introduction par M. Thiry, Bruxelles, 1965.
Lettres françaises de Belgique: Le roman (p.126)
sous la direction de R. Frickx, R. Trousson, V. Nachtergale
source : Google Books