Simone Weil, La condition ouvrière - Dire la souffrance
Ceux qui souffrent ne peuvent pas se plaindre, dans cette vie-là. Seraient incompris des autres, moqués peut-être de ceux qui ne souffrent pas, considérés comme des ennuyeux par ceux qui, souffrant, ont bien assez de leur propre souffrance. Partout la même dureté que de la part des chefs, à de rares exceptions près.
Simone Weil, La condition ouvrière (p.75)
Ivan Sergeievitch Aksakof - L'église du village
Dans un village se voit une église récemment bâtie grâce à l’offrande de marchands. Les offices divins y sont célébrés avec pompe. Devant les iconostases brûlent des cierges. Jeunes et vieux en entrant font leur prière, prosternés et saluant à droite et à gauche.
Les chants sacrés s’élèvent avec harmonie, et le diacre répète la parole de paix ; il rappelle à ceux qui prient ceux qui souffrent.
Et le long des murs de l’église rampe la fumée de l’encens, et ceux qui entrent voient de grands rayons lumineux coupant en biais les bandes de poussière sous le soleil tamisé par les vitraux dans le temple de Dieu.
Debout, le pauvre Aliaschka rayonne de joie ; il est heureux, car c’est la première fois qu’il a déposé dans le plateau du quêteur un kopeck qu’il a pris dans sa bourse de cuir et dont il a entendu le son de cuivre. Cette aumône, ce kopeck, il l’a gagné à grand-peine.
Et, par la fenêtre ouverte, monte au ciel la fumée bleue avec l’harmonie des chants.
Ivan-Sergeievitch AKSAKOF.
Recueilli dans Les grands écrivains de toutes les littératures,
Cinquième série, Tome quatrième.
source : www.biblisem.net
Georges Eekhoud - La petite Blandine
La petite Blandine présentait dès rage le plus tendre un composé étrange d'exaltation et d'intelligence, de sentiment et de raison. Elle avait été élevée dans la religion catholique, mais, dès le catéchisme, elle répugnait à la lettre étroite pour ne s'en tenir qu'à l'esprit qui vivifie tout. A mesure qu'elle avança en âge, elle confondit !'idée de Dieu avec la conscience. C'est assez dire qu'aussi longtemps qu'elle se crut la foi, sa religion n'eut rien de celle des bigotes et des cafards, mais fut une religion généreuse et chevaleresque. Les dispositions poétiques, la fantaisie, se conciliaient chez Blandine avec un large et probe sens de la vie.
Georges Eekhoud, Escal-Vigor, chap.IV (p.54)
Villiers de l'Isle-Adam, L'Eve future - L'illusion, c'est la lumière
Sans l'illusion, tout périt. On ne l'évite pas. L'illusion, c'est la lumière ! Regardez le ciel au-dessus des couches atmosphériques de la terre, à quatre ou cinq lieues, seulement, d'élévation : vous voyez un abîme couleur d'encre, parsemé de tisons rouges de nul éclat. Ce sont donc les nuages, symboles de l'Illusion, qui nous font la Lumière ! Sans eux, les Ténèbres. Notre ciel joue donc lui-même la comédie de la Lumière - et nous devons nous régler sur son exemple sacré.
Villiers de l'Isle-Adam, L'Eve future,
Livre cinquième, chapitre II
source : www.gutenberg.org
Rudolf Steiner - L'expérience
L'expérience intérieure de la pensée, l'élaboration active du concept, est quelque chose de tout autre que l'expérience d'une chose sensible. Quels que soient les sens que l'homme pourrait avoir, aucun d'eux ne lui donnerait une réalité, si sa pensée ne venait en éclairer les données ; et quel que soit un organe sensoriel, il donne à l'homme la possibilité de pénétrer en pleine réalité pourvu que la pensée complète ses données.
Rudolf Steiner, Philosophie de la liberté, p.143
source : gallica
L'Amour Inconditionnel
Catulle Mendès - La Dernière âme
Le ciel était sans dieux, la terre sans autels.
Nul réveil ne suivait les existences brèves.
L'homme ne connaissait, déchu des anciens rêves.
Que la Peur et l'Ennui qui fussent immortels.
Le seul chacal hantait le sépulcre de pierre.
Où, mains jointes, dormit longtemps l'aïeul sculpté ;
Et, le marbre des bras s'étant émietté,
Le tombeau même avait désappris la prière.
Qui donc se souvenait qu'une âme eût dit : Je crois !
L'antique oubli couvrait les divines légendes.
Dans les marchés publics on suspendait les viandes
A des poteaux sanglants faits en forme de croix.
Le vieux soleil errant dans l'espace incolore
Était las d'éclairer d'insipides destins...
Un homme qui venait de pays très lointains,
Me dit : « Dans ma patrie il est un temple encore.
« Antique survivant des siècles révolus,
« Il s'écroule parmi le roc, le lierre et l'herbe,
« Et garde, encor sacré dans sa chute superbe,
« Le souvenir d'un Dieu de qui le nom n'est plus. »
Alors j'abandonnai les villes sans église
Et les cœurs sans élan d'espérance ou d'amour
En qui le doute même était mort sans retour
Et que tranquillisait la certitude acquise.
Les jours après les jours s'écoulèrent. J'allais.
Près de fleuves taris dormaient des cités mortes ;
Le vent seul visitait, engouffré sous les portes,
La Solitude assise au fond des vieux palais.
Ma jeunesse, au départ, marchait d'un pied robuste.
Mais j'achevai la route avec des pas tremblants ;
Ma tempe desséchée avait des cheveux blancs
Quand j'atteignis le seuil de la ruine auguste.
Déchiré, haletant, accablé, radieux,
Je dressai vers l'autel mon front que l'âge écrase,
Et mon âme exhalée en un grand cri d'extase
Monta, dernier encens, vers le dernier des dieux !
source : wikisource
Baisse du nombre d'antoinistes, réponse d'un catholique en 1938
La vraie lutte commence là
par
François MAURIAC
27 novembre 1938
La menace qui pèse sur les Églises et dont nous avons si peu conscience, nul ne l’a mieux exprimée que M. Denis de Rougemont dans ces quelques lignes cruelles de son Journal d’Allemagne : « Chrétiens, retournez aux Catacombes. Votre « religion » est vaincue, vos cérémonies modestes, vos petites assemblées, vos chants traînants, tout cela sera balayé. Il ne vous restera que la Foi. Mais la vraie lutte commence là. »
Ce n’est pas que nous tenions pour assurée la ruine de cette façade auguste dressée par l’Église au-dessus du monde. Les cultes, les liturgies correspondent à une exigence qu’aucune révolution n’a pu tout à fait réduire : elles ont toujours fini par rouvrir les temples. La messe d’un prêtre réfractaire, dans un grenier ou dans une cave, cette bougie, ce livre éclairé, ces chuchotements, ce petit troupeau qui risque sa vie tandis qu’un homme fait le guet et que les paroles sacrées, se détachant du silence, livrent une fois de plus l’Agneau de Dieu à ceux qui l’aiment, ce drame dépouillé de tout ornement et réduit à quelques mots, à quelques gestes, garde sur les cœurs une séduction moins visible mais autrement puissante que le spectacle machiné qui fait se lever à la fois des milliers de poings fermés ou de mains ouvertes.
On l’a souvent noté : les grandes manifestations collectives conviennent à un âge de la vie, l’adolescence, une certaine adolescence et qui a la passion d’admirer, de servir et de ne penser à rien ensemble. Au delà de vingt-cinq ans, les garçons d’outre-Rhin n’éprouvent-ils quelque lassitude à crier et à acclamer en mesure ? Et, puis l’humanité entière ne tient pas dans sa jeunesse virile. Les peuples de demi-dieux n’existent pas. Dans chaque pays souffre une foule immense de créatures blessées, traquées par la maladie, par la faim, par les exigences féroces de l’État, par la misère secrète de toute vie, par le remords ; et beaucoup d’autres qui ne sont ni blessées ni traquées ont simplement le désir de Dieu et le cherchent : « J’ai faim de Vous, ô joie sans ombre, faim de Dieu... » C’est un vers de notre Jammes.
Il ne faut point s’étonner de ce que l’effort des chefs, en pays totalitaire, qu’ils l’avouent ou non, porte sur ce dernier retrait où la Grâce pénètre seule. La substitution de la Race au Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob exige le don de l’homme intérieur à l’idole ; et le dialogue muet entre la créature et son Créateur devient criminel parce qu’il échappe à la police.
Le dictateur, pour atteindre au secret des cœurs, s’attaque donc d’abord à l’armature visible, aux œuvres sociales, aux groupes de jeunesse, à la hiérarchie. Dans cette première bataille, comment ne serait-il le plus fort ? Lorsque le sort du monde dépend de quelques affranchis, d’une bande qui campe par delà le bien et le mal et qui a partie liée avec des millions de petits hommes jaunes pour lesquels notre foi et notre espérance sont comme si elles n’avaient jamais été, la ruine matérielle des Églises s’insère alors dans un avenir prévisible et une parole que le Christ s’adressait à lui-même, brille soudain d’un éclat tragique – une de ces paroles qu’à ma connaissance, aucun prédicateur ne commente jamais : « Quand le Fils de l’Homme reviendra, trouvera-t-il encore de la foi sur la terre ? »
Qu’est-ce donc que croire ? De quoi parlons-nous quand nous parlons de notre foi ? Rougemont nous aide à poser la question dans le concret : la question de savoir combien d’hommes seraient prêts à mourir pour une vérité abattue, dépouillée de son apparence auguste. Que subsisterait-il de notre fidélité à des rites abolis, de nos habitudes chrétiennes, le jour où leur objet n’apparaîtrait plus ? Et pourtant la vraie lutte commence là, en effet, au pied de trois gibets dressés à la porte d’une ville où trois condamnés de droit commun, trois Juifs agonisent, et lorsque tout est consommé et que tout semble fini de l’aventure chrétienne. La vraie lutte commence à ce néant. Le sort du christianisme est suspendu, peut-être, à la foi de quelques fidèles des diverses Églises qui, dans la ruine de tout ce qui, en les séparant les uns des autres, leur avait été occasion d’hérésie ou de schisme, croiront d’un même cœur, d’un même esprit, à une vérité écrasée et comme effacée du monde visible et, les yeux levés, attendront qu’apparaisse au zénith le signe du Fils de l’Homme.
François MAURIAC.
Paru dans Le Figaro du 27 novembre 1938
et recueilli dans Suites françaises
(New York, Brentano’s, 1945)
par Léon Cotnareanu.
source : www.biblisem.net
Jules Laforgue - Fraternité
FRATERNITÉ. - Nous disons : humains, et qu'on est tous frères ! Non, la femme n'est pas notre frère ; par la paresse et la corruption nous en avons fait un être à part, inconnu, n'ayant d'autre arme que son sexe, ce qui est non seulement la guerre perpétuelle, mais encore une arme pas de bonne guerre - adorant ou haïssant mais pas compagnon franc, un être qui forme légion avec esprit de corps, franc-maçonnerie - des défiances d'éternel petit esclave. O jeunes filles, quand serez-vous nos frères, nos frères intimes sans arrière-pensée d'exploitation ! Quand nous donnerons-nous la vraie poignée de main !
Jules Laforgue, Sur la femme
Oeuvres complètes de Jules Laforgue
source : gallica