
La mort du Père Antoine
(Episode de la vie d’Antoine le Guérisseur)
Depuis février, le Père ne boit que de l'eau et dans toute la journée il ne mange qu'un petit morceau de pain. Sa vue commence à s'affaiblir. Ses jambes et ses pieds se gonflent.
La foule ne sait rien de ces choses. Elle a la vraie foi. Elle prend l'amour que lui donne le Père. Elle vient, elle s'en abreuve, elle ne soupçonne pas que ce bien puisse lui être retiré.
Mais les amis, mais les adeptes. Dans son livre de la Révélation, le Père avait cependant pris soin de les consoler par avance : « Ne vous préoccupe pas de ma mort, celui en qui vous avez foi existera toujours. » Mais c'est la pensée, cela, c'est la parole... On a beau se pénétrer de l'enseignement, comment faire taire en nous ce quelqu'un de terrestre qui s'alarme ? Sûrement, le Père ne blâme pas ceux qui inquiètent ainsi.
Quand il a cessé ses opérations particulières, voici deux ans, une angoisse a serré les cœurs : voulait-il de la sorte nous préparer à son départ ? Mais il a consacré le Temple avec des paroles si tranquilles qu'une grande et longue paix a coulé dans les âmes. Depuis, on s'est habitué à ce qu'il se retire loin de nous pour mieux écouler la vérité. Cependant, voici quelques mois qu'il paraît plus affaibli. Son corps s'use. Il semble de plus en plus que son esprit vivace en soit à peine recouvert. Plusieurs fois, Mère a dû le remplacer au Temple. A d'autres moments, on voyait bien quelle peine il avait pour amener jusqu'à nous sa frêle image matérielle. Cette image qui n'est rien, nous le savons, mais que l'habitude de l'amour nous a rendue chère, et dont notre cœur a besoin.
Certes, le sort du culte est assuré. Le Conseil d'Administration est là pour y veiller quoi qu'il arrive. Et les adeptes les plus proches du Père laissent entendre que bientôt le pouvoir de guérir sera transmis à des hommes ou à des femmes désignés. C'est une chose naturelle : le Père a tant fait pour tout le monde, il a gagné le droit de se reposer.
Ceux qui l'observent racontent qu'il ne sort plus guère de l'extase. Se retirera-t-il tout à fait dans la contemplation ? S'il devait en être ainsi, s'il ne nous était plus donné de le voir, tout de même on se sentirait rassuré à savoir qu'il vit, qu'il est près de nous, dans cette même illusion de la Terre. Certes, il n'est déjà plus entièrement des nôtres, il est au-dessus de nous, une autre atmosphère l'environne. Mais tant qu'il est là, parmi nos maisons, quelque chose de tranquille continue aussi d'habiter dans nos cœurs. Sans doute y avait-il un charme de ce genre sur la terre, au temps où vivaient les Saints dont on nous parle.
Quand une adepte est venue raconter qu'il ne pouvait plus supporter aucune chaussure, et qu'on devait lui mettre des sandales faites avec des planchettes et des cordes, plus d'un et d'une a senti se fendre son cœur.
Mais, à la fin de mai, on entend dire :
– Le Père se soigne, maintenant. Il a repris de la viande.
Une nouvelle plus étonnante circule :
– Il est sorti… Il a fait une promenade. C'est sur le conseil du docteur : il doit prendre l'air, il s'était trop affaibli.
Pourtant, depuis le procès de 1907, et à part ce jour de l'année dernière où il est allé à Verviers avec la Mère pour consacrer le temple de Stembert, jamais plus le Guérisseur n'avait franchi le seuil de sa maison. Il faut donc le croire, le Père veut vivre, il aimerait de rester encore près de nous.
En réalité, le Père ne s'était décidé à surmonter son éloignement pour la nourriture que sur les instances de Mère. Il avait entendu la plainte de son terrestre amour.
C'est pourquoi aussi, une fois ou deux, dans une auto de louage, le Père fit avec Mère une promenade sur les hauteurs, par la route qui traverse les bois, vers Neuville et Nandrin.
Le 8 de juin, ils partirent encore une fois de ce côté-là, accompagnés de deux adeptes, Nihoul et Deregnaucourt. Bientôt ils furent sur la hauteur. L'auto roulait lentement à travers les bois. Le ciel était gris.
C'étaient ces bois où il était passé souvent, où il était venu méditer pendant les années du spiritisme. Alors son œuvre ne lui apparaissait pas nettement, – il ne savait pas encore quelle sérénité l'attendait au delà de la région des épreuves.
Tandis que le moteur trépidait à petit bruit, Antoine laissait errer ses yeux sur l'horizon de la forêt.
Il ne s'émerveillait pas d'avancer dans une voiture sans cheval, ni de tout ce qu'il y avait de neuf dans le monde depuis les années de sa réclusion volontaire. Nihoul lui, parlait des aéroplanes, qui vont maintenant dans l'air comme les oiseaux. Mais il n'y avait guère là de quoi le troubler : il avait vécu dans les usines, lu les livres, il connaissait depuis longtemps de quelles ruses, laborieuses l'intelligence est capable. Qu'elle eût enrichi extraordinairement depuis quelques années son magasin d'illusions, qu'elle eût planté de nouveaux décors sur son théâtre de matière, c'était sans doute un événement nécessaire, en rapport avec le progrès bien plus étonnant que la conscience avait fait depuis la naissance du spiritisme et la révélation nouvelle dont lui, Antoine avait été l'humble et scrupuleux instrument.
– L'intelligence peut beaucoup, oui, répondait-il au frère Nihoul.
Et il s'enfonça dans son silence.
L'air était un peu lourd, comme il arrive au mois de juin, et le vieillard avait de la peine à respirer. Il demanda qu'on s'arrêtât. Les deux adeptes l'aidèrent à descendre, il but de l'eau d'une fontaine qui était là. Puis il s'assit sur un tronc d'arbre.
Comme on était tranquille, ici. Les chants des oiseaux, actifs, paisibles, intarissables, distillaient sans le blesser le silence du jour. Au sortir de son tuyau rouillé, le filet d'eau de la fontaine glougloutait doucement et s'apaisait dans un petit bassin sombre. Alentour, l'herbe était lustrée. Les arbres immobiles semblaient couverts depuis l'éternité par l'épaisseur de leurs feuilles. A leur pied se balançaient imperceptiblement, sur leurs hampes droites, des digitales blanches, mystérieuses.
« Nous baignons dans la vie ». Antoine se rappela ce mot de son Enseignement. Il leva les yeux vers le ciel vaste et gris, et subitement il sut qu'il allait mourir.
Mourir ?
Ne plus voir ceci : l'herbe et les feuilles, les nuages qui roulent et que l'on devine chargés d'eau. Ne plus entendre ces pépiements fidèles, ni le bruit humble du tuyau qui s'égoutte. Ne plus sensu l'odeur des feuilles, oublier à jamais l'air tiède, le vent. Mourir ? Tout, par ici, était si tranquille.
Il regarda Nihoul et Deregnaucourt. Leurs visages soucieux étaient connus, familiers. Ils n'auraient pas pu ne pas avoir ces visages. Ils étaient le dessin même de la vie.
Il eut le soupçon que rien ne peut être autrement qu'il n'est. Et ceci, non pas seulement dans l'idée de l'univers, dans ce grand rythme, mais dans le détail d'un nez un peu long, d'une épaule penchée, d'un bout de soulier légèrement usé qui écrase une herbe. Comment tout cela, une fois qu'il est, pourrait-il dire non et ne pas être ?... Sa pensée s'enfonça dans des impressions sans forme et sans nom, mais absolument connues qui vivaient en lui, Dieu sait dans quel repli secret, depuis la toute petite enfance, – impressions de feuilles, de ciel gris et d'oiseaux, et du temps qui passe sans bruit dans le jour d'été. Il vit aussi les visages de Tatène et de Martin, affectueusement penchés, comme ils étaient peut-être la première fois qu'il les avait vus sans le savoir. Le jardin du château de Mons fait plein de lilas au printemps, il y en avait un aux touffes d'un violet très sombre qui dépassait au-dessus de la grille. Sur la route de Flémalle une charrette de messager, avec une bâche blanche tendue sur des cerceaux, s'approchait lentement. A chaque cahot l'essieu criait. Cela venait depuis toujours, cela avait lieu avant le commencement de la vie. Il lui sembla qu'il retrouverait dans toutes ses vies, et jusqu'à la fin de l'éternité, ce cri intermittent de l'essieu. Tout ce que nous vivons est un rêve. Mais tout ce qu'il y a dans ce rêve est de notre vie éternelle.
Ses yeux revenaient à Nihoul, à Deregnaucourt. Il n'osa regarder Catherine. Il la sentait derrière lui, debout et silencieuse. Soudain il fut pris d'une rude tendresse pour tout ce qui est d'une certaine façon, autour de nous, attaché à notre vie. C'est éternel, cela reviendra toujours, et c'est irrémédiablement fragile. Peut-être n'y a-t-il rien d'autre que quelques figures à qui l'on dit adieu à tous les moments de son éternité.
Ses jambes étaient lasses. Toute la force de son être s'écoulait doucement, intarissablement, le long de son corps, et ruisselait en silence vers la terre. Le fluide de vie me quitte, songea-t-il. Ceci n'était pas triste, mais infiniment doux. Ce corps, par qui il avait été porté dans tant d'endroits, lui chuchotait son adieu. La vie qu'il avait vécue sous ce ciel-ci, parmi les collines de la Hesbaye et du Condroz, et là-bas dans le fond, au pays immobile des fumées, se réconciliait en cette minute avec une plus grande Vie.
Il ferma les yeux, aspirant à l'évanouissement de sa matière. L'heure était venue. Le Dieu qui était en lui se détachait des entraves d'un temps, pris du désir de se confondre en Dieu. Depuis longtemps on l'appelait, de quelque part. La voix venait de très loin. A certains instants de sa vie, il l'avait déjà entendue. Quand les foules de l'espace avaient défilé le long de lui, invisibles, et quand il avait vu en esprit les foules des hommes s'accumuler et le suivre… Oui, cela avait d'abord été un rêve, ces foules et ces foules en marche avec lui – et ensuite c'était devenu réel, vivant, innombrable, et maintenant cela s'appelait son œuvre et sa vie, et c'était dans le passé. La voix l'appelait de nouveau, plus secrète que jamais. Cette fois elle venait de tout près, elle était déjà en lui.
– On ne craint rien quand on a la foi, dit-il à haute voix. Rien ne peut nous arriver si nous sommes dans le réel.
A ce moment, d'une façon inattendue, il frissonna de tout le corps
– Vous avez froid, Père, demanda Nihoul.
– Ce n'est rien répondit-il. L'humidité m'a saisi.
– Il y a du vent, dit la voix de Mère derrière lui. Le temps change. Si nous marchions un peu ?
Il tendit les bras en avant, et les deux adeptes l'aidèrent à se relever.
– Marchons un peu, dit-il en se tournant vers Mère. Et il sourit, Mère voulut sourire aussi : il l'aperçut bien, ce sourire, quoique le visage de Mère n'eut pas réussi à le former.
Avec peine, soutenu par les deux hommes, il marcha sur l'accotement herbeux, Mère suivait tristement.
Marcher... Le corps était là, toujours, continuait sa vieille besogne. Mais malaisément, ainsi qu'une machine trop usée. A force de donner la guérison à autrui, à force de jeûner pour mieux entendre la vérité qu'il voulait donner, il avait tué ce corps robuste, né pour vivre aussi longtemps que l'avaient fait les corps de Martin et de Tatène. A soixante-dix ans, songeait-il, Martin descendait gaillardement à la mine, c'était pour ainsi dire encore un jeune home. Lui, s'était arraché sa vie pour la donner à des millions d'hommes. Mais il ne regrettait rien : Ce qu'il avait fait, il avait eu raison de le faire. Et si c'était à recommencer… Qui sait ? Dans une nouvelle incarnation, un même sort l'attendait peut-être… Il le souhaita ardemment.
Vraiment, il n'avait gaspillé ni son temps ni ses forces sur la Terre. La Révélation qu'attendaient les hommes d'aujourd'hui, il la leur avait apportée. Et comment eût-il regretté son énergie disparue, s'il avait su faire d'elle une source de santé et de guérison pour tant de malheureux ?
Il dut s'arrêter. Ses jambes ne le portaient plus. Il remonta dans l'auto, qui roula tout doucement, jusqu'à la lisière du bois. Là, se sentant mieux, il descendit de nouveau. Un champ de seigle avait des reflets argentés. Au bout on apercevait des maisons. Par là devaient habiter des gens qui étaient venus chez lui dans leurs jours de détresse, et qui étaient remontés par ce chemin avec plus de courage. Ce qu'il en avait guéri, des malades… Il se rappelait leurs yeux plaintifs, leurs voix monotones, celles des femmes surtout : la femme a toujours la même voix pour se plaindre. Qu'étaient devenus tous ces gens qu'il avait renvoyés plus contents dans les chemins de leurs vies ? Peut-être plusieurs d'entre eux étaient-ils morts depuis et les autres mourraient à leur tour, car la guérison que peut obtenir l'homme est provisoire. Mais il leur avait permis de continuer leur marche avec plus de courage. Et surtout, il leur avait appris l'amour, pour ce jour ou pour plus tard. Tout était bien. Il avait nourri le feu de la vie.
– Oh ! comme j'ai froid, gémit-il tout à coup.
Ils le regardèrent avec inquiétude, le temps était plutôt chaud et même un peu lourd, quoique gris. Pourtant Antoine grelotait tout entier. Ce froid était un froid du corps, car l'âme au contraire n'avait jamais été si tranquillement brûlante. Mais le corps s'alarmait. Ce froid le traversait si durement que les mots avaient jailli tout seuls, – la plainte du corps.
Il se mit à claquer des dents. Ils eurent beau le couvrir de tout ce qu'il y avait comme vêtements et couvertures dans l'auto.
– Je ne peux pas me réchauffer, répétait-il. Oh ! si je pouvais avoir du feu, un petit feu pour me réchauffer…
– Nous entrerons quelque part, dit Mère.
Et elle ordonna au conducteur de s'arrêter devant une auberge.
Nihoul descendit et demanda s'il n'y avait pas de feu dans la maison. L'aubergiste partit d'un gros rire :
– Du feu au mois de juin ?
Ils allèrent plus loin. Nulle part il n'y avait de feu. Et nulle part on ne voulait en allumer. Antoine grelottait de plus en plus. Recroquevillé sur lui-même, il semblait n'avoir plus de sang dans le corps. Catherine le regardait, la figure serrée, et elle essayait de lui réchauffer les mains avec les siennes.
– Ce ne sera qu'un frisson de fièvre, hasarda Deregnaucourt.
Il semblait étrange et terrible que quelqu'un eût si froid par ce jour de juin. Où trouver des gens qui auraient pitié, qui allumeraient du feu pour le Père ? Les adeptes étaient pleins d'amertume : le Père avait réchauffé tant de malheureux au brasier de sa charité, et voilà que les hommes lui refusaient ce misérable feu matériel qui se fait avec quelques brindilles. A lui qui était descendu sous la terre pour en extraire le charbon, l'on refusait ce peu de charbon qui pouvait rendre à son corps un suprême bien-être.
Lui, ce froid l'avertissait que son heure était venue : son corps l'expulsait comme un foyer inhabitable. Sans doute, quelque part, à ce moment-là même, ainsi qu'il l'avait enseigné, son imagination de la matière, tenace comme l'âme elle-même, lui préparait-elle à son insu un nouveau corps.
Au bout du village, dans un tout petit café, il n'y avait pas de feu non plus. Tandis que la voiture démarrait, la femme vint sur le seuil et les suivit des yeux avec un air de suprême méfiance.
– Ils n'aiment pas recevoir un malade, dit l'un des adeptes avec une voix qui excusait.
– Non, répondit l'autre.
Une violence l'anima :
– Ils savent qui nous sommes. C'est par méchanceté.
Il s'interrompit et rougit, car il s'était aperçu qu'il venait de voir le mal. Le Père parut ne pas s'être rendu compte de tout ceci.
– Si nous retournions à Jemeppe, proposa Mère.
– Non, non, dit Antoine avec une vivacité inattendue. Avançons plus loin. Il tendait la face en avant. Ses yeux avaient leur éclat métallique.
– Il faut que nous trouvions du feu quelque part.
Ils comprirent que ce qui le poussait, ce n'était plus le désir d’un feu matériel. Il voulait, dans ce coin de campagne, trouver une âme humaine en qui serait caché l'amour.
Et ils trouvèrent. Au hameau des Quatre-Bras, près de Nandrin, une femme qui tenait un café-restaurant les fit entrer avec de bonnes paroles, et alla chercher du bois et tout ce qu’il fallait pour faire le feu. Le Père s’était assis contre le poêle, et de tout son corps il aspirait la chaleur.
– Je me réchauffe, disait-il. C’est bon, je me réchauffe. Je reprends vie…
Tous trois comprenaient que le Père reprenait vie parce que dans un cœur humain il avait trouvé l’amour. Mais il ne dit aucune parole dans ce sens. Ce n’était pas un enseignement pour les autres qu’il était venu chercher ici, mais un signe, dont il avait besoin peut-être pour passer le pas qu’il devait passer.
Ils demeurèrent là une heure. Dans le cœur des compagnons du Père, il semblait que l’angoisse se fût reculée à quelque distance, écartée par ce feu de l’amour, et leur laissât cet instant de répit. Le conducteur était entré et s’était assis avec eux. La bonne femme se plaignait du temps, et parlait des affaires du village. Antoine pris la main de Catherine. Celle-ci fut heureuse de sentir qu'il n'avait plus froid. Antoine regarda sa femme, regarda ses amis fidèles. Tous sentirent le bonheur d’être encore un peu ensemble. Etre ensemble : comme c'est simple, la vie, l'amour.
Ayant remercié la femme, ils revinrent vers Jemeppe. La route descendait à travers les bois. A chaque tournant se rapprochaient la vallée et les usines. Rue Bois-de-Mont, pendant qu'on l'aidait à sortir de l'auto, Antoine vit encore une fois les petites maisons de la rue, toutes égales, qui s'apprêtaient à continuer leur via. La façade du Temple s'élevait un tout petit peu au-dessus.
Les jours suivants, les forces du Père déclinèrent. Cependant il sortait dans le jardinet, poussé par un irrésistible besoin du dehors, de l'espace : il regardait l'herbe, les roses, l'arbre aux feuilles vertes et luisantes. C'était juin, le mois où tout s'épanouit, le mois de la plénitude. En un tel mois, soixante-six années auparavant, il était venu monde. Maintenant, dans un endroit ignoré, il s'apprêtait à renaître. Des gens s’étaient aimés, qu’il ne connaissait pas et qui bientôt lui deviendraient chers. Ces gens attendaient dans la joie et l’espoir, – c’était la saison de l’espoir. Ici, tout finissait, malgré la saison, – tout finissait, malgré la saison, – tout avait fait son temps. Une rose s’effeuillait ici pour fleurir ailleurs. C’était un étrange mystère.
Toutes ces nuits, chaque fois qu’il put s'assoupir, il rêva de son enfance.
Les jours, il pensait à la société, au culte. Il corrigeait les épreuves de sa revue.
Le temps devint orageux. Le ciel s'ouvrait et se refermait, mais les orages n'éclataient pas. Des adeptes eurent des visions. Une femme raconta que le Père lui était apparu au milieu de la nuit.
Les fidèles se pressaient aux opérations. La faiblesse du Père était si visible que chacun craignait, s’il laissait passer ces jours, de ne jamais plus le revoir.
Le lundi 24, jour de la Saint-Jean, il fallut l’habiller et l'aider à se tenir debout. La sonnerie retentit... Il voulait aller encore auprès de ses malades. Ceux-ci le virent, terriblement pâle, s’encadrer dans la porte de la tribune. S’accrochant à la balustrade, il fit un pas en avant. Il n'avait voulu l’aide de personne. Chacun, le cœur serré, se demandait comment il pouvait se tenir debout. Finalement, la bouche entr'ouverte, il fit encore un pas. Il se tourna vers la foule.
Pour la dernière fois, Père se trouvait en face des malades. Tous surent à l’évidence que c'était la dernière fois. Se tenant d'une main à la balustrade, il leva l’autre avec une lenteur infinie et réussit à tendre vers les fidèles cette chose de chair qu'animait encore l’esprit. Ce fut un adieu vacillant, incertain, pathétique, un lambeau de vie qu’il s’arrachait pour la donner encore.
Des sanglots secouaient la foule. Beaucoup fermaient les yeux. De la masse, les fluides montaient vers le Père. Aujourd'hui, c'étaient les fidèles qui tentaient, par un effort suprême, de prolonger sa vie à lui.
Ce fut dans la nuit suivante que Père sortit de cette incarnation.
Robert VIVIER.

Le Père reprenait vie parce que, dans un cœur humain, il avait retrouvé l’amour.
(Dessin Stobbaerts Marcel)
(cf. https://www.facebook.com/groups/culteantoiniste/permalink/10164613808339619/)
Cassandre, 18 janvier 1936