• A propos du dorisme (Gazette de Charleroi, 17 juillet 1914)(Belgicapress)

    A propos du dorisme (Gazette de Charleroi, 17 juillet 1914)(Belgicapress)A PROPOS DU
                    “DORISME„

        Il est curieux, a écrit Diderot, d'observer combien les sectateurs d'une religion sont clairvoyants, pour celle des autres.
        La Wallonie, la sceptique et légère Wallonie est devenue, – qui l'eût pensé, – le berceau de religions nouvelles. Depuis quelques années, elle a fourni plusieurs thaumaturges, dont deux sont parvenus à conquérir une célébrité universelle. L'un, le « Père Antoine », s'est « désincarné » il y a deux ans environ, et c'est sa femme, la « Mère Antoine », qui continue à diriger son Eglise. Celle-ci s'est répandue en Europe et jusqu'en Amérique. Elle a un temple à Paris. Elle en possède à Jemeppe-sur-Meuse, à Courcelles, à Ecaussinnes, etc. Elle en a inauguré un, dimanche, à Verviers, et l'on dit qu'il est presque somptueux. L'antoinisme n'a pas encore d'organisation ecclésiastique. Mais il est à supposer que celle-ci se créera peu à peu, par la logique des choses : les religions commencent généralement sans hiérarchie sacerdotale, et ce sont les anciens qui tiennent lieu de prêtres.
        De l'antoinisme est né le dorisme. Le « P. Dor », neveu de celui qu'il appelle courtoisement M. Antoine, ne professe pas la doctrine de celui-ci. Il en a fondé une qu'il enseigne à Roux et répand dans ses brochures. Le P. Antoine, c'est le saint Jean-Baptiste de la religion doriste. Au moins est-ce l'impression qu'on éprouve à lire les évangiles du P. Dor, lequel ne dit pas nettement qu'il est le Christ réincarné, mais qui le laisse entendre avec cette insinuante habileté qui n'appartient qu'aux mystiques.
        Sa doctrine est un peu confuse. En cela elle ne diffère point des autres, qui sont toujours un peu sibyllines et permettent d'y trouver plus tard tout ce qu'on veut. Tel Dieu qui a prescrit : « Tu ne tueras point » est qualifié par ailleurs de « Dieu des armées ». Ces obscurités, que les disciples et les commentateurs ont coutume d'aggraver encore sous prétexte de les expliquer, sont d'un précieux secours pour justifier tous les actes de la vie. Il s'y trouve un verset pour applaudir à ceci, et un autre pour approuver cela, qui en est exactement le contraire.
        Le P. Dor n'a qu'une culture plus que pauvre. Il n'a pas fait d'études et l'on s'en aperçoit. Ce n'est ni un savant, ni un philosophe. Au reste, les savants et les philosophes n'ont jamais fondé de religions. Tous les créateurs de sectes furent des ignorants et des simples : Mahomet n'était qu'un chamelier arabe, et il a parlé dans son Coran de Jésus de Nazareth, fils de charpentier, dans lequel il ne voulait voir qu'un saint prophète comme Abraham et Elie.
        C'est évidemment à cette simplicité et à cette ignorance qu'ils ont dû leur succès. Le peuple ne comprend pas les savants, qui sont précis et rationnels. Il lui faut une littérature naïve, imagée, avec des histoires qui satisfont son goût du mystère et son désir de connaître l'inconnu. Car il a besoin de certitudes en même temps que de surnaturel.
        Le P. Dor ajoute à sa « doctrine » les démonstrations sans lesquelles elle risquerait de ne recueillir aucun adepte : il accomplit des guérisons miraculeuses. Par la simple imposition des mains, il effectue des cures extraordinaires : « Ayez confiance en moi, dit-il, mangez des légumes et de la margarine ». Comme on voit, c'est une thérapeutique assez sommaire. Il est possible qu'elle réussisse en certains cas, – par exemple d'affections d'estomac résultant d'excès de nourriture. Mais les sceptiques préfèreront, tout de même, les soins d'un médecin, voire de deux ou trois dans les cas graves. Et encore, se diront-ils que la Faculté n'est pas infaillible, et qu'il faut s'abandonner philosophiquement au destin et aux docteurs.
        En définitive, la religion du P. Dor en vaut une autre. Elle n'est ni meilleure, ni pire. Elle est ingénue encore, n'ayant pas jusqu'ici suscité de théologiens. Sa morale s'enchevêtre dans les pratiques d'un mysticisme tout neuf. Elle ne serait dangereuse que le jour où, ayant vaincu les vieux cultes, elle aspirerait à dominer la terre au nom de son absolue vérité et des pouvoirs reçus de son créateur transformé en Dieu tout-puissant. Ces temps ne viendront sans doute pas. Le P. Dor ne court aucun danger d'être mis au supplice, et ses disciples ne serviront pas au dîner des bêtes féroces. Or, il est excellent, pour une religion, qu'elle ait des débuts sanglants et difficiles ; ceux-ci exaltent l'imagination des foules et aident à leur conversion. La douceur de nos mœurs sociales actuelles sont néfastes au développement indéfini d'une Eglise.
        Mais où donc le P. Dor trouve-t-il ses sectateurs ? Parmi les simples que le catholicisme ne satisfait plus. Celui-ci est une religion établie depuis des siècles, et par conséquent un peu matérialisée. Il se prête peu aux explosions du mysticisme. Il les craint et les condamne, car il y flaire, avec raison, un danger d'hérésie. Il a quelque chose de figé. Son personnel sacerdotal, qui exagère ses prétentions à dominer la société entière, remplit son office religieux avec la conviction apaisée de fonctionnaires que des excès de zèle, sous ce rapport, signaleraient vite à l'inquiète méfiance de leurs supérieurs.
        Les « doristes » sont des catholiques l'hier, des croyants qui fréquentent même parfois et le temple du « Père » et les églises du culte traditionnel.
        C'est pourquoi nous concevons que les Journaux catholiques mènent contre le « dorisme », une campagne passionnés : la concurrence devient sérieuse, et il s'agit de la combattre au risque de lui faire une publicité profitable.
        Le « Rappel » se distingue dans cette campagne. Ses articles prouvent combien Diderot avait raison lorsqu'il notait la clairvoyance des sectateurs d'une religion au sujet de la religion des autres. Il traite les doristes de gogos. Il raille leurs superstitions. Il parle de la déchéance physique de ces végétariens qui deviennent maigres comme des perches à haricots. Il qualifie de farces ridicules les pseudo-guérisons du thaumaturge de Roux.
        Examinons ces quelques accusations. Pour quoi les « doristes » sont-ils des gogos, plus que les adhérents à telle ou telle autre religion qui n'a pas coutume de prodiguer gratuitement ses services ?
        Pourquoi les doristes n'auraient-ils pas le droit de devenir des ascètes comme les anciens moines du désert, dont le chef saint Antoine est une des gloires de l'Eglise ?
        Et pourquoi les miracles du P. Dor seraient-il plus faux que ceux de Lourdes ou de la Mecque ? Les doristes vous disent, si vous les interrogez, qu'ils ont été témoins de cures merveilleuses. L'un d'eux nous a écrit, l'autre mois, à la suite d'un article de douce ironie publié en ces colonnes, que le P. Dor l'avait guéri d'une phtisie au troisième degré, alors que tous les médecins l'avaient abandonné. Est-ce qu'on fait mieux à la grotte ?
        Le « Rappel » affirmera que seuls les miracles catholiques sont vrais. Les doristes riposteront en réclamant pour les leurs le monopole de cette vérité. Les mahométans traiteront d'imposteurs catholiques et doristes en s'écriant : « Il n'y a que les nôtres qui vaillent ! » A quoi les fakyrs indiens répondront : « Pardon, c'est nous qui sommes les détenteurs exclusifs du surnaturel ! »
        Lesquels croire ? Il y a des sincères et des malins chez les uns et chez les autres. Tous s'appuient sur des témoignages qu'ils estiment indiscutables.
        Nous laissons à chacun le soin de se retrouver dans cette querelle, et nous gardons notre scepticisme vis-à-vis de tous les disputeurs. Nous nous abstenons de choisir et de croire, pour une foule de motifs non dépourvus de valeur à nos yeux.
        Le « Rappel », qui attaque le dorisme avec tant de fougue, n'a-t-il pas songé qu'en lisant certains de ses arguments, plus d'un de ses lecteurs pourrait être tenté de réfléchir et de conclure : « Eh ! mais tout ça ne s'applique pas au dorisme seulement !
        L'organe clérical, dans une chronique de Couillet, rappelle qu'autrefois on « brûlait les sorciers ». Oui, en effet. La sainte Eglise rôtissait en grande pompe de malheureux déments et des vieilles à qui l'âge avait brouillé la cervelle. Voudrait-il, par hasard, appliquer ce sort aux doristes ? ? Ou bien voudrait-il conseiller à la foule de leur infliger des brimades, à défaut de pouvoir les envoyer au bûcher ? ?
        Confrère, votre zèle vous entraîne. Vous oubliez que la Constitution, – cette charretée d'ordures ! – garantit la liberté des cultes et des croyances. Que diriez-vous si des malembouchés s'avisaient de troubler vos processions et vos messes ? Vous réclameriez les gendarmes et, dans ce cas-là, nous vous approuverions !
        Et puis, savez-vous que la violence, à votre point de vue, serait une gaffe ? Les doristes persécutés grandiraient en nombre, et qui sait si leur religion, stimulée par le « martyre », ne ferait pas la conquête de l'univers ? C'est pour avoir attaqué les chrétiens en dehors des bornes d'une concurrence permise que les prêtres du paganisme ont ruiné leur cause.
        Souvenez-vous de ce précédent, confrère ! Et soyez convaincu qu'un seul principe est capable d'arracher l'homme aux superstitions et aux thaumaturges : c'est le rationalisme.

    Gazette de Charleroi, 17 juillet 1914 (source : Belgicapress)


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :