-
A Propos du Procès du PERE DOR (Le bruxellois, 13 avril 1917, p.2)
A Propos du Procès
du PERE DOR« Le Bruxellois » a publié, il y a quelques mois, une étude sur la doctrine du « Nouveau Bon-Dieu de Roux ». Le Père Dor nous écrivit, à cette occasion pour préciser certains points restés, à son avis, injustement dans l'ombre : depuis le procès actuel, certain organe ultramontain s'attache, d'autre part, à insister sur le caractère d'escroquerie de l'Ecole Morale et des entreprises du Christ de Roux. Le ministère public est représenté à la barre par Mtre Raphaël Simons, un jurisconsulte intelligent qui doit sa situation à son talent d'abord, mais surtout au désir bien compréhensible qu'éprouvèrent certains chefs conservateurs de se débarrasser au plus tôt d'un leader redoutable de la démocratie chrétienne d'il y a 20 ans, en le remisant dans la magistrature. M. Raphaël Simons fût devenu, sans son entrée dans cette carrière qui l'enlevait pour toujours à l'arène politique, un chef d'une autre envergure que les Renkin et consorts qui, eux, n'étaient que d'ambitieux arrivistes dont son renoncement favorisa la fortune rapide au sein de leur parti.
A côté de ce lieutenant de l'abbé Pottier et de feu le professeur Godefroid Kurth, figurent des avocats de talent inégal mais réel, tels que Mtre Lebeau qui défend le Père Dor en appel, comme il l'a défendu à Charleroi, c.-à-d. avec une conviction apparente telle que les fidèles Doristes boivent ses paroles à l'audience et le croient même touché de la grâce, et bien prêt à s'enrégimenter sous la bannière du thaumaturge.
Tout autre est Mtre Morichar, le distingué échevin de l'instruction de St-Gilles et dit-on, l'une des lumières de l'ordre maçonnique. Esprit cultivé, d'un élégant scepticisme à la Pétrone, cet avocat disert, doublé d'un philosophe averti de la vie, fait consciencieusement son devoir à la barre mais sans se donner les gants de tenter de nous laisser croire un seul instant qu'il se figure que c'est arrivé. Lui ne sera jamais un adepte du Dorisme, si j'en juge par le dilettantisme aimable et désabusé avec lequel il épiloguait naguère, sur une plate-forme de tramway, au sujet des incidents tumultueux qui marquèrent la première manche de l'affaire plaidée, à Charleroi. Au point de vue juridique sa défense du Père Dor est un monument remarquable de clarté et de précision.
Mtre Bonnehill apporte dans le débat, au nom de la partie civile qu'il représente, la note plus acerbe des ripostes à l'emporte-pièce. Le ministère public, c'est en l'occurrence M. Raphaël Simons, an nom de la société, requiert sévèrement contre l'imposteur et l'escroc à qui les juges de Charleroi ont déjà octroyé toute une collection de mois de prison. Lui aussi est dans son rôle et il le tient brillamment avec son admirable éloquence. Aussi m'inclinerai-je comme chrétien et comme citoyen devant l'arrêt de la Cour d'appel. Res judicata pro veritate habetur....
Mais je me refuse à aboyer contre le Père Dor ou à piétiner son œuvre, quelque criticable et sujette à caution qu'elle soit, parce que d'abord toute opinion sincère est éminemment respectable. Ce n'est déjà pas si banal de rencontrer aujourd'hui des gens qui croient sincèrement aux idées qu'ils affichent ou même dont ils vivent en les exploitant. Puis, et c'est là le point capital, le Père Dor ne fait point en soi œuvre immorale en fournissant un nouveau credo, une nouvelle base de morale, une croyance, un levier de vie intérieure en un mot, à des milliers d'êtres humains que l'ignorance, l'agnosticisme pratique ou le dégoût de tout idéal religieux avaient peu à peu réduits à une vie quasi végétative, sinon animale, qui les tenait obstinément fermés à tout éclair de vérité spirituelle. « Il vaut mieux, dit Lamennais, dans ses « Paroles d'un croyant », avoir ou pratiquer une religion, si soit-étrange elle, que de vivre sans penser au delà de la matière et des sens. » Que n'a-t-on pas dit des Salutistes et de l'armée du fameux et tintamaresque maréchal Booth. Qui ne se rappelle les plaisanteries, les zwanzes indécentes et les colossales blagues organisées contre leur église bouffe et leurs conférences à coups de grosse caisse qui dégénéraient en chahut. Eh bien, le catholique « Gaulois » et l'ultramontain « Univers » de Paris, ont rendu publiquement hommage à la sublime abnégation, aux magnifiques initiatives sociales, aux admirables résultats du relèvement de la femme et de la rédemption des déshérités de tout acabit qui couronnèrent la croisade baroque des protestants non-conformistes d'un genre si particulier que sont les soldats de l'Armée du Salut. Le noble et très catholique académicien d'Haussonville leur a même consacré des pages dithyrambiques dans le non moins orthodoxe « Figaro ».
Ce sont là des opinions autorisées dont certain confrère rabique pourrait s'inspirer, en commençant par les lire, ce qu'il n'a sans doute jamais fait jusqu'ici. Puis on se remémorera l'œuvre splendide accomplie par les Mormons, qui ont transformé les déserts de l'Utah, où le fanatisme persécuteur les força à émigrer, en un Etat d'une prospérité inouïe, dont Salt-Lake City est la capitale florissante.
Plus près de nous on ne méconnaîtra point non plus l'influence du spiritisme lancé par Allan Kardec et dont la base morale, pour n'être point neuve, n'en a pas moins contribué à provoquer un mouvement de renaissance religieuse, une sorte de revivalisme néopythagoricien, dont le résultat le plus immédiat fut d'infuser un renouveau de ferveur spirituelle et de foi morale à tant de pauvres êtres jusque-là dénués de tout lien les rattachant à la vie de l'au-delà.
En 1904, j'assistai au procès intenté à l'oncle du Père Dor, feu le Père Antoine, de Jemeppe, que les juges liégeois ne purent condamné pour escroquerie, se bornant à lui infliger cette fois, une amende, pour exercice illégal de l'art de guérir. Je revois encore les centaines d'adeptes reconduisant en cortège triomphal le brave Antoine à la gare des Guillemins. Antoine est mort ; sa veuve continue son apostolat ; comme lui elle pontifie devant des foules crédules agenouillées. Que Dor disparaisse demain, et qui sait si quelque illuminé ne reprendra pas sa succession ?
Qu'y a-t-il au fond de ces vagues de religiosité mystique qui, périodiquement, depuis que le monde existe, et surtout depuis l'avènement du Christ, passent sur l'humanité désemparée, pour créer dans son sein des courants nouveaux, où se concrétisent des formes en apparence inédites, et des modalités d'expression qu'on croirait neuves, de l'éternelle tendance de l'homme à lever les yeux vers le ciel qui lui reste interdit, sinon, en espérance ? Certes les religions devenues officielles, après être sorties des persécutions qui forgèrent leur puissance, qualifièrent d'hérétiques et tentèrent de supprimer ces manifestations de foi qui créent des cultes antagonistes et s'abritent dans des temples, futurs comptoirs de la concurrence. Mais cette évolution du sentiment religieux, la mobilité qu'il affecte dans ses avatars, comme le caractère éphémère qui scelle fatalement toute entreprise humaine, quelque séculaire que soit sa durée, prouvent aux philosophes que l'être humain reste, comme l'a dit Pascal, un animal essentiellement religieux et qui, quoique courbé vers la glèbe par la misère et le travail, aspire sans cesse vers un meilleur devenir. C'est la soif inextinguible de l'idéal qui l'oppresse. Aussi écoute-t-il tour à tour tous les prophètes, s'agenouille-t-il devant tous les oracles, croit-il à tous les miracles, et même les plus incrédules se réveillent les plus croyants, sinon parfois les plus naïvement crédules. Bref l'homme veut croire à un idéal de justice, de vérité, de bonté. Sa raison exige, sous peine de sentir toute logique faire naufrage dans son intellect, qu'il connaisse enfin, après que le radeau sera tombé sur le court drame de la vie, les choses qui lui furent cachées ; tandem contecta cognosco !
« Plus de lumière ! Plus de lumière ! » s'écrie Goethe mourant, et, je me remémore ce credo du poète Ovide, qui, analysant au siècle d'Auguste, ce phénomène de la nécessité de la croyance spirituelle pour tout homme qui pense, rappelait en vers lapidaires que : nous ne sommes point faits pour ramper, mais pour élever audacieusement nos regards vers les sommets d'où se découvrent les grands horizons et où l'on entrevoit enfin le voile qui cache le mystère des choses :
Os homini sublime dedit cœlumque tueri jussit.
Et erectos ad sidera tollere vultus.
Le Père Dor et sa doctrine néo-spirite passeront comme passe tout ce qui dure ici bas. D'autres sectes verront le jour, qui, avec des modalités que d'autres foules croiront neuves, reprendront les mêmes formules essentielles, esquisseront des gestes semblables quoique d'allure diverse : elle ne feront que perpétuer le symbolisme cultuel dont nous venons de rappeler la pérennité, car si Dor, Antoine et leurs émules, que certains qualifient irrévérencieusement de « boutiquiers concurrents », n'ont aucun titre à se prétendre des Christs réincarnés, tous néanmoins agissent sur leur milieu, par la suggestion, puissance formidable qui domine toutes les religions et dont eux-mêmes ne sont que les instruments plus ou moins conscients .
Le procès du père Dor peut se synthétiser dans la phrase typique que répliqua la fameuse maréchale d'Ancre, Léonora Galigaï, à ses juges, qui lui demandaient de quel magique pouvoir, ou de quel artifice diabolique elle s'était servie, pour s'emparer de l'esprit de la Reine de France : « du pouvoir que donne à une âme forte sa volonté et sa foi sur l'esprit d'une belourde ! »
C'est le résumé de toute suggestion, et l'on sait quel rôle celle-ci joue dans l'histoire des religions.Guy d'Alta.
Le bruxellois, 13 avril 1917 (page 2)
-
Commentaires