• Alex Haley - Souvent une bonté est rendue par une méchanceté

        Complètement chauve, toute plissée de rides, aussi noire qu'un fond de marmite, mâchonnant une longue racine de jonc odorant (les quelques dents qui lui restaient étaient devenues orange foncé à force de mâcher des noix de kola), la vieille Nyo Boto s'installait sur son tabouret bas avec bien des grognements. Malgré ses manières bourrues, les enfants savaient qu'elle les aimait comme les siens - ne disait-elle pas d'ailleurs qu'ils étaient tous à elle.
        Elle grommelait aux enfants réunis en cercle autour d'elle : "Je vais vous raconter une histoire... - Oh ! oui !" s'écriaient-ils en choeur, frétillants d'impatience.
        Et elle commençait, comme tous les conteurs mandingues : "En ce temps-là, dans ce village-là, vivait cette personne-là." C'était, racontait-elle, un petit garçon à peu près de leur âge qui, un jour, en arrivant au bord du fleuve, vit un crocodile pris dans un filet.
        - Aide-moi ! cria le crocodile.
        - Mais tu vas me tuer, répondit le garçon.
        - Non ! Approche-toi ! dit le crocodile.
        Alors l'enfant s'approcha du crocodile et aussitôt la longue gueule aux longs crocs se referma sur lui.
        - C'est comme ça que tu réponds à ma bonté - par la méchanceté ? s'écria le garçon.
        - Évidemment, rétorqua le crocodile. Ainsi va le monde.
        Le garçon refusant de croire une aussi laide chose, le crocodile accepta, avant de l'engloutir, de demander aux trois premiers témoins qui viendraient à passer ce qu'ils en pensaient. Arriva d'abord un vieil âne. Interrogé par l'enfant, il répondit :
        - A présent que je suis vieux et que je ne peux plus travailler, mon maître m'a chassé pour que les léopards m'emportent !
        - Tu vois ? dit le crocodile.
        Vint ensuite un vieux cheval, et son opinion était la même que celle de l'âne.
        - Tu vois ? dit le crocodile.
        Puis ce fut le tour d'un lapin dodu, qui répondit :
        - Eh bien ! je ne peux pas donner un avis sérieux si je ne vois pas comment tout cela s'est passé depuis le début.
        En ronchonnant, le crocodile ouvrit sa gueule pour lui raconter - et le garçon, libéré, sauta sur la rive.
        - Aimes-tu la viande de crocodile ? demanda le lapin.
        Le garçon répondit que oui.
        - Et tes parents aussi ?
        - Oui, les parents aussi.
        - Eh bien ! il y a là un crocodile tout prêt pour la marmite.
        Le garçon courut chercher les hommes du village et ils vinrent l'aider à tuer le crocodile. Mais ils avaient amené avec eux un chien ouolo, et celui-ci attrapa le lapin et le tua. "Voilà, le crocodile avait raison, dit Nyo Boto. C'est bien ainsi que va le monde, souvent une bonté est rendue par une méchanceté. Voilà ce que je vous ai montré dans cette histoire.
        - A toi la bénédiction, la force et la prospérité !" s'écrièrent les enfants pour la remercier.

    Alex Haley, Racines, p.13-14
    Hachette, Paris, 1977


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