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André Thérive, Sans Ame (L'Europe nouvelle 28 janvier 1928)
Les Lettres.
Un roman d’André Thérive :
« Sans âme » (1)« Périphérie de la ville, périphérie des
sentiments et des croyances, vagabon-
dages excentriques en des lieux que nul
passé n’ennoblit de ses prestiges… »Un soir place d’Italie. Un homme est adossé à la grille du square il est venu là sans savoir où ses pas le portaient, désireux seulement de se fuir, de mettre le point final à quelque aventure dérisoire. Il guette, ses sens quêteurs une fois de plus se sont mis en chasse. Il rôde à présent autour de la place, enfile un boulevard désert, puis un autre. Il s’engouffre pour finir dans un cinéma de bas étage qu’achalandé un crime récent ; et c’est là qu’il surprend le gibier espéré. « Une femme en cheveux, assez mal peignée, dont la nuque maigre sortait d’un manteau de peluche, couleur de mousse jaune. » Une lèvre retroussée un menton lourd le signe purement physique du trouble et de la servitude. Il n’en faut pas davantage pour que Julien Lepers succombe cette fois encore à l’obsession charnelle. Il suit cette créature équivoque et sans beauté, il l’aborde. Elle se nomme Lucette, travaille dans une sucrerie ; il est attaché à un obscur laboratoire où un maniaque prend la tension artérielle et enregistre les réactions motrices de pauvres diables atteints de folie mystique. Ces fonctions mal rémunérées ne l’absorbent pas outre mesure, il a un oncle qui lui sert une pension. Quel homme est-ce que ce Julien, et qu’attend-il de cette Lucette dont il ne tarde pas à devenir l’amant ? M. Thérive trace de son héros un portrait d’une admirable vraisemblance. « S’il avait en lui un don singulier, c’était de se renier violemment, de détester ce qu’il était. Du mépris ? bien moins de la désaffection. De l’horreur c’est trop dire, de l’antipathie plutôt l’impression d’un servage mal choisi, au hasard quelque chose comme un mariage imposé par la faiblesse el dont on ne voit plus que la duperie. » Pour un homme de cette sorte, il n’est d’autre ressource que la duplicité et sans doute il n’a point de maître, point de famille, point de Dieu avec qui jouer à cache-cache mais il éprouve malgré tout un plaisir exquis à se cacher, à changer de goûts, de mœurs, de langage, d’âme, s’il se pouvait. Quitte à se ménager toujours une retraite vers le passé, qu’il serait si cruel de noyer de ses mains, d’enterrer à jamais. La conscience de Julien est le siège d’une lutte perpétuelle. Le goût fiévreux du renouvellement s’y allie à une craintive superstition du passé, à l’impossibilité de s’en délivrer jamais par un acte délibéré. Etre, continuer d’être, échapper à ce qui meurt tel est comme le noyau métaphysique d’une hantise qui déborde infiniment l’étroit chenal des sens. Nous touchons ici à ce qui confère au livre son pathétique et son originalité. Le reproche de naturalisme qu’on ne manquera pas de lui adresser porte, selon moi, entièrement à faux. Ce n’est pas parce qu’un écrivain nous promène à sa suite de la Maison-Blanche à la Glacière et à Vaugirard, à travers des quartiers sordides où se presse une foule interlope, qu’il souscrit nécessairement à une esthétique déterminée. Ce serait trop simple. Si l’on veut trouver un parrain à M. Thérive, c’est assurément à M. Duhamel, c’est-à-dire à un lyrique, qu’il convient de penser. J’aperçois chez l’un et l’autre un même souci de spiritualité, une même inquiétude en présence des confuses aspirations de l’homme, et surtout peut-être des réponses qu’une industrie verbale millénaire inventa pour les endormir. Mais peut-être y a-t-il une moindre complaisance, une nouvelle tendance à l’affranchissement chez M. Thérive, une ironie plus âpre et plus triste qui communique à son livre une saveur particulièrement tonique.
Lucette est « une femme de tête peu maîtresse du reste ». Intéressée sans être à proprement parler vénale, c’est une nerveuse instable qui dispose d’elle-même avec un singulier mélange de sens pratique et d’impulsivité : quelle que soit l’emprise physique qu’elle conserve sur Julien, elle ne saurait accaparer les rêves de cette âme vagabonde. Celle-ci s’évade sans cesse. Il y a autour de Lucette de petites gens qui végètent mélancoliquement et trouvent dans on ne sait quelles dévotions hétérodoxes l’anesthésique qui leur permet d’accepter sans révolte la déchéance physique et la mort. Il y a surtout Lydia, la cousine de Lucette, une petite danseuse au cœur farouche minée par la tuberculose. Une précoce expérience lui a enseigné à se méfier des hommes ; qui sait si les turpitudes qu’elle a frôlées ne sont pour rien dans l’attrait équivoque qu’elle exerce sur Julien ? Insensiblement sa pensée se divise entre ces deux femmes si inégalement marquées par la vie ; mais bien qu’il demeure soumis au magnétisme sexuel de Lucette, insensiblement c’est l’image de Lydia qui l’emporte, l’inconnu confusément pressenti que cette image recouvre. Un jour, cédant au mécanisme, il la somme de se donner à lui. Elle s’insurge contre une telle infraction au pacte tacite qui les liait. « Ecoutez bien, dit-elle, Aussi vrai que nous sommes ici, je jure que si je vous cède je ne vous reverrai jamais plus ensuite. » II s’obstine, non sans prendre, il est vrai, de sa bassesse la plus amère conscience. Elle cède, et s’enfuit au matin en lui disant adieu. « Et c’est alors que, resté seul, il se réveilla tout à fait. Hélas ! il n’avait pas le don des larmes. » D’abord il ne cherche pas à la revoir, il ne s’enquiert pas d’elle. Pourtant elle emplit sa pensée. Il ne fréquente plus que les endroits où elle a vécu et dont elle lui a parlé. Des mois se passent. Un jour, il n’y tient plus, et se rend au Palladium, somptueux music-hall de la rive droite, où Lydia a un engagement. Il apprend que la veille, un commencement d’incendie s’étant déclaré, le pied de Lydia s’est pris entre deux barreaux d’une échelle de sûreté ; elle s’est évanouie et au réveil se plaignait de douleurs internes. Julien court à son hôtel, frappe à la porte de sa chambre ; nulle réponse ; il entre. Elle est à l’agonie. Elle était enceinte et a eu un accident. Tous les jours elle attendait sa venue ; elle l’aimait. Il est trop tard. A peine aura-t-elle la force de murmurer avant de mourir une parole de pardon. Et maintenant qu’elle n’est plus, il s’interroge. « Jamais il ne s’était senti moins seul ; une présence universelle l’entourait, la conscience d’une souffrance humble et nécessaire qui rachetait l’ignominie et l’aveuglement des gens heureux. Cette conscience ne prenait pas de voix ni de nom. Elle ramenait peut-être à l’existence des foules innombrables de femmes avilies, opprimées, des légions de pauvres gens que la mort a vengés de la vie et à qui elle a restitué une âme. »Le livre de M. Thérive a, je le sais, de violents détracteurs, tout ce que je puis dire c’est qu’il m’a profondément remué et que je plains ceux qu’il laisse insensibles. L’odeur qui s’exhale de Sans Ame est celle même de la solitude et de l’angoisse. Un cœur pitoyable se montre ici à nous, se libérant au prix d’un effort des contraintes et des mensonges du respect humain…
Périphérie de la ville, périphérie des sentiments et des croyances, vagabondages excentriques en des lieux que nul passé n’ennoblit de ses prestiges…, et çà et là entre les pages du roman l’on voit briller les lueurs incertaines qu’allume la ferveur des hommes sur le pourtour misérable des cités sans mémoire.Gabriel MARCEL.
(1) Grasset, éd. (Collection Les Ecrits.)
L’Europe nouvelle, 28 janvier 1928
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