• Article d'André Thérive (Le Journal, 20 février 1928)

    Le Journal 20 février 1928 - article d'André Thérive

    300.000 ADEPTES
    demandent
    à l’Etat belge
    de reconnaître l'antoinisme

    On sait que l’« antoinisme », cette étrange religion qui a des adeptes en France comme en Belgique, naquit en 1906 d’une expérience de spiritisme, au cours de laquelle la révélation fut faite à un ouvrier mineur, le « père Antoine », de la réincarnation de son fils.

        Dans l’article qu’on va lire, M. André Thérive, le brillant écrivain, raconte la visite qu’il vient de faire à Jemeppe-sur-Meuse, berceau de l’ « antoinisme ».

       On n’a pas encore proclamé, par voie de concours, le paysage le plus triste du monde. Il paraît qu’on pourrait choisir la pointe du Raz au temps de l’équinoxe, ou bien Whitechapel un jour de brume, ou certaines landes de notre plateau de Millevaches. Moi, je voterais pour un coin de la banlieue de Liège, où se trouve Jemeppe-sur-Meuse, la petite Rome de la religion « antoiniste ».
       Les lieux où souffle l’Esprit ne sont pas, d’habitude, les lieux gais, mais celui-ci, qu’une révélation a, dit-on, favorisé, semble tout à fait en deuil. La boue y est à peine plus noire que les maisons basses, dont les briques ont le ton de la suie, et où les boutiques cachent leurs étalages dans de pauvres fenêtres borgnes. Le ciel pèse sur des amas de fumées à peine plus opaques que lui. Toutes les enseignes de la ville sont en blanc et noir, funéraires… et la première qu’on lit au sortir de la petite gare offre ces mots : Meubles et cercueils en tout genre…
       Jemeppe-sur-Meuse n’est qu’un alvéole dans la grande ruche du pays minier. Les amateurs d’artificiel peuvent s’y plaire, car ici l’homme a tout fabriqué, jusqu’aux montagnes… En d’autres pays de plaine, les cônes de détritus, issus du charbonnage, ne font guère plus d’illusion que des taupinières. Ici, ils imitent à merveille une chaîne de volcans. La pluie a raviné ces crassiers, la géologie les a tassés et modelés selon ses lois ; on y voit des failles, des strates, des couloirs d’avalanches. Une herbe jaunâtre les colore, quelques arbres ont poussé dessus, et une erreur de perspective les unit à quelques collines véritables qui se trouvent là, sur la rive droite de la Meuse, pour en former un système gigantesque.
       Sept collines, peut-être ? En tout cas, voici un faubourg dans ce faubourg, un hameau dans ce grand village, le quartier Bois-de-Mont, Tous les indigènes vous indiqueront le temple antoiniste, avec sympathie ou avec fierté. On ne le trouverait pas tout seul dans ces petites rues désertes, où quelques épiciers arborent simplement des cartes postales aux effigies sacrées. Pas de boutiques de plein vent, aucun attirail de pèlerinage : l’antoinisme est une religion austère. Mais le vagabond en casquette, aux yeux pâles, qui traîne sur le trottoir, vous dira : « La Mère ? elle habite ici dedans ! » 
        C’est une petite communauté, à un coin de rues, cernant une chapelle modeste à deux entrées. On pourrait croire à un couvent si le clocher portait une croix, mais il n’y a plus de croix, à peine une girouette. 
        Vous voici dans le vestibule. Il est d’une propreté parfaite, d’une propreté belge. On dirait d’un couloir d’école : des espèces de tableaux d’honneur, des préceptes et avis sous vitrine, la liste des temples antoinistes dispersés par le monde : il y en a plus de cent du Canada à Monaco. Justement, dans un coin, une petite maquette en carton : la réduction du second temple qu’on élève à Paris, rue du Pré-Saint-Gervais. L’adepte de service est un jeune homme discret, propret, moustache noire, soutanelle impeccable. Il parle à mi-voix, il joint les mains. Il vous introduit dans la chapelle bien cirée où deux tribunes superposées attendent, l’une, le lecteur de l’enseignement du Père Antoine, l’autre, la Mère, quand, les mains chargées de fluides, elle procède à « l’opération »…
       Deux icônes : l’emblème de l’antoinisme, un arbre en pot, peinturluré sur verre dépoli : l’Arbre de la Science de la Vue du Mal. Car l’essentiel de la doctrine enseigne que le mal ni la matière ne sont réels. Il suffit de s’en persuader pour être guéri des maux du corps et de l’esprit, et se lancer dans un cycle d’évolutions spirituelles, à la suite du Père, dont voici le portrait. Son image ne préside aux temples que depuis trois ans, bien qu’il ait été désincarné en 1912, le 25 juin, à l’âge de 65 ans, ce qui est jeune pour un guérisseur. Mistress Eddy, qui fonda en Amérique la Christian Science, devint, elle, nonagénaire. Mais quoi, le Père Antoine, ancien mineur, ancien concierge aux tôleries, survit assez : il a la barbe et le cheveu blancs comme feu le zouave Jacob, la prestance d’un moujik vénérable, l’œil flambant, le geste bénisseur. Son portrait est un agrandissement photographique au fusain, à vingt-quatre francs quatre-vingt-quinze, et dans un coin, l’artiste a signé de son paraphe superbe. A l’entrée de la chapelle, là où l’on attend le bénitier, une vasque et un robinet de cuivre avec gobelet. L’inscription spécifie que la source n’est là que pour désaltérer les fidèles. Jemeppe n’est, point Lourdes et l’eau miraculeuse a été abandonnée par l’antoinisme dès l’an 1901, époque où les médecins du lieu firent condamner M. Antoine pour usurpation de leur art, magnétisme incongru et concurrence fluidique. 
       L’antoinisme est une religion en train de s’épurer sans cesse. A l’origine, il était spirite. Un adepte m’a appris que, tel saint Jean-Baptiste annonçant Jésus, Allan Kardec avait été l’avant-coureur du Père Antoine. Aujourd’hui, il suffit de croire aux fluides. Ils sont excellents, surtout pour guérir les aphtes de la bouche La foi les attire seule, et à leur tour ils nourrissent la foi, telle la grâce suffisante des jansénistes. Il y a en Belgique 300.000 personnes accessibles aux fluides et qui ont signé une pétition pour faire reconnaître l’antoinisme par l’Etat. A Paris, on compte quatre ou cinq lieux du culte ; et vous en trouverez dans toutes les villes où le travail est dur, où la maladie abonde, à Saint-Etienne ou à Vichy. A Tours aussi et à Lyon, parbleu, qu’on s’attendait à voir en cette affaire, car Lyon est la grande ville des hérésies et Tours la capitale française du spiritisme (le saviez-vous ?). Une dure hiérarchie et centralisation pèsent sur l’antoinisme- J’en ai vu les statuts, ils sont draconiens et tout adepte, gérant d’un temple, peut être remercié après un trimestre de préavis. La forme des églises, l’heure des offices obéissent à un règlement unique, pour que le fluide opère plus aisément. Comme en T.S.F., il faut de l’exactitude à émettre et à recevoir. Les rites, mariage, baptême, sont prévus à merveille. Meurt-on, on vous enterre sous un drap vert, à la fosse commune. Enfin le costume des antoinistes initiés a été ordonné par une révélation spéciale : les femmes, sortes de novices en deuil, ont droit à un bonnet ruche de 22 centimètres et à des manches, pagode de 70. Les hommes ont un chapeau noir, une buse solennelle, fort rare dans les magasins des gentils.
        Mais pour tout cela il faut une volonté, une régence : nous y voici. La Mère, à qui son mari en mourant a transmis le don des fluides et l’autorité, vit à Jemeppe. Elle a soixante-dix-sept ans. C’est cette petite vieille vêtue de noir qui glisse dans le corridor et rejoint dans sa cuisine d’autres adeptes préposées au fricot. Sa figure maigre, ses yeux doux et puissants, on les retrouve sur toutes les cartes postales. Après elle, que deviendra l’antoinisme ? Il n’y a plus d’héritier direct. Les schismes, les querelles, les conciles, la théologie vont-ils diviser cette heureuse religion ?
        Mais ne comptez pas qu’elle s’éteigne si vite. Le ciel pèse plus bas que jamais sur Jemeppe. Le soir tombe. Des coulées de hauts fourneaux flambent par instants sous les nuages et dans le silence accablé de ce faubourg lugubre, deux petites filles en haillons sabotent sur le trottoi : ce sont deux manœuvres de la mine, la face barbouillée de charbon, une loque sur la tête et le dos courbé sous des sacs, comme porteuses de la misère humaine.

                                                            ANDRE THERIVE. 

    Le Journal, 20 février 1928


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