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Au Palais - Le Procès du ''Christ'' (La Belgique, 17 avril 1917)
COUR D'APPEL DE BRUXELLES.
LE PROCÈS DU « CHRIST »
Audience de lundi.
A 9 heures précises, exactement précises, l'audience commence et Me Lucien Lebeau de continuer.
— Messieurs, dit-il, dans une affaire comme celle-ci, il ne faut, pas se perdre dans les détails, et je pense à l'art de guérir.
Pas de visites, pas d'examen. Dor n'a qu'une vague capacité thaumaturgique ; il traite par la culture morale. Ce serait étendre le texte de la loi, d'après l'avocat, que d'incriminer le „Christ”.
Y eut-il des passes magnétiques ? Non, Dor a un rayonnement fluidique, rien de plus ; d'ailleurs, il ferme les yeux :
— Je réclame de nouveau, dit Me Lebeau, la nomination de médecins. Des juristes sont incompétents.
Pas d'injections d'eau salée, et, pour ce qui est du hernieux, il y a une distinction à faire :
— En réalité, Dor n'ordonne jamais, ne conseille jamais ..
Dor enseigne une doctrine morale et religieuse : est-ce pratiquer l'art de guérir ?
Me Lebeau discute le régime végétarien.
— Le régime des Trappistes est exclusivement végétarien, pas de maladies d'estomac, Henri de Varigny l'affirme. Le régime végétarien est le régime par excellence pour la tuberculose.
L'eau non bouillie ordonnée aux nourrissons, même pendant six mois : Dor n'a jamais prescrit ce régime, une formule maladroite disparaîtra de ses livres.
Enfin, aucune plainte des parents.
Me Bonehill. — Votre client est-il végétarien sincère et antialcoolique ?
Me Lebeau.— Oui...
Me Bonehill. — Voici une lettre d'un négociant de Bordeaux qui lui a vendu un fût de fine champagne...
Me Morichar, éclatant. — Qui a bu cette fine champagne ? Voilà !
En conclusion, Me Lebeau résume habilement tous les faits de cette cause célèbre :
Enfin, enfin... Me Lebeau termine, se ralliant à l'opinion de l'avocat général :
— Il est certain que M. Dor est au moins un demi-fou, un trois quarts de fou. Il a une idée fixe : mission à remplir. Il se croit le Messie du XXe siècle. Cette idée fixe est la source de sa force et celle de sa faiblesse.
Mais Me Lebeau ne lâche pas Mme. D... ; celle-ci a fait une déclaration importante : elle a eu l'impression que M. Dor était un homme aux idées élevées.
— Je vous propose, Messieurs, d'acquitté M. Dor sur la foi même de son adversaire la plus terrible.
Me Lebeau a fini, bien fini…PLAIDOIRIE DE Me MORICHAR.
Il est 10 heures et demie. Il y a foule. C'est au tour de Me Morichar, qui se bornera, dit-il en commençant, à épingler les arguments.
— Cette affaire, Messieurs, a fait, depuis quinze jours, un pas immense. Vous ne connaissiez M. Dor que sous les injures savamment calculées dans les métaphores de Me Bonehill. A Charleroi, on l'avait représenté comme un vicieux, un violeur de vieilles femmes. Après la plaidoirie si vivante, si documentée, si savante, quoiqu'un peu longues, de Me Lebeau, vous serez convaincus qu'il est sincère.
Me Morichar dépeint les doristes, montrés sous un aspect qui n'est pas le vrai :
L'œuvre, les livres de Dor :
— Nous avons placé au seuil de notre défense l'article 14 de la Constitution. Est-il encore debout, cet article, dans l'effroyable chaos qui s'est déchaîné sur le pauvre petit pays ? N'est-ce pas le moment d'invoquer cet article ? Pouvons-nous compter sur vous ?
Me Morichar examine quelques libertés. L'article 14 s'applique à toutes les manifestations du culte.
— Est-ce un culte sérieux ? questionne l'avocat général.
— J'avais noté votre objection. J'y arrive. Il y a 15,000 doristes. Il faut un commencement à tout. Pourquoi ne seraient-ils pas 1,500.000 dans quelques années ? Mais Dor a dit' qu'il était le Christ réincarné : donc c'est un escroc ou un fou !
La réincarnation ? Des savants illustres y croient.
— Pourquoi n'existerait-il point, dans le domaine psychique comme dans le domaine physique, des puissances encore inconnues ?
Télégraphie sans fil, aviation, navigation sous-marine :
— Chacun, un jour, aura peut-être son petit avion ou son petit sous-marin. Un précurseur de M. Raphaël Situons en aura condamné les inventeurs !
Les plaintes émanent de doristes désabusés „qui ont formé contre Dor une ligue de chantage”. Mme D... fut prise d'un amour ardent pour le Père Dor. Les Ch... sont bouffis d'orgueil et de prétentions.
D'après Me Morichar, si Mme D... a menti pour les attentats, elle a menti aussi pour les escroqueries. Les attentats ? Inexistants.
Me Morichar plaide avec chaleur, avec force, mettant, dans l'exposé de certains faits, une ironie incomparable, un humour extraordinaire. Il a des demi-teintes et des éclats savamment gradués.
— Vous jetez, Monsieur l'avocat général Mme D... par dessus bord... Gardez-la ! Il y a tout un complot. S'ils mentent pour les attentats, ils mentent pour les autres faits. Si vous l'acquittez sur le chef d’attentats, vous acquitterez le Père Dor, Messieurs, sur les autres chefs... J'ai dit...
Le président. — La Cour rendra son jugement le 9 mai. L'audience est levée.
Il est 11 heures et demie. Le prétoire est comble. Impassible, comme à Charleroi quand des énergumènes l'insultaient, le bafouaient, le crucifiaient, le „Christ” sort du prétoire, entouré d'un grand nombre de doristes, surtout de femmes, avec, sur le visage une sérénité extraordinaire.
Quelle énigme !Pierre GRIMBERGHS
La Belgique, 17 avril 1917
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