• Au Palais - Le Procès du ''Christ'' (La Belgique, 24 novembre 1916)

    Au Palais - Le Procès du ''Christ'' (La Belgique, 24 novembre 1916)AU PALAIS

    TRIBUNAL CORRECTIONNEL DE CHARLEROI

    LE PROCÈS DU « CHRIST »

    AUDIENCE DE MERCREDI.

        En voyant mercredi matin l'enceinte publique de la 5e chambre du tribunal correctionnel bondée au point que les curieux sont, pour la plupart, obligés, tant la pression des voisins est forte, de se tenir sur la pointe des pieds, je pensais à certain député belge disant un jour à la Chambre : „Messieurs, la Belgique s'ennuie...” Certes, Charleroi s'ennuyait, puisque la curiosité est si vive, à chaque audience, pour le procès du „Christ”. Aujourd'hui, depuis 6 heures et demie, d'après un huissier, le prétoire est bondé et surbondé.
        L'audience est ouverte à 9 heures et demie. Me Lucien Lebeau, qui a chômé depuis vendredi, se remet au travail. Ces longues interruptions, ces „chômages” de la Justice dans les procès en cours sont déroutants. Les jugements viennent en „banlieue”. Les haltes sont nombreuses. Quand on „brûlera” les stations, la Justice sera mieux rendue.
        Me Lebeau rappelle qu'à la dernière audience il a montré le désintéressement de l'accusé.
        — Voilà l'homme, dit-il, qu'on dépeint comme un „épervier” ! M. Dor a refusé 5,000 francs que lui offrait M. D...
        Me Bonenill. — A quelle époque ?
        Me Lucien Lebeau. — En 1913.
        Me Gérard. — C'était adroit.
        Me Lucien Lebeau. — Mais un homme cupide qui voudrait se faire passer pour indifférent eût refusé cette somme en public ! Voilà l'escroc !”
        Le défenseur du „Père” lit des témoignages qui attestent que l'accusé soignait gratuitement. Un article du „Messager de l'Amour-Dieu” spécifie que le Père Dor n'accepte pas d'argent, même d'anonymes.
        De l'avis de Me Lucien Lebeau, le Père Dor est un illuminé, un grand naïf plutôt qu'un escroc. Exemple : la vente de la margarine. Il va faire la fortune de plus malins que lui en prêtant son nom. Il n'y a pas eu, d'autre part, corruption de témoins : le „Père” a recommandé à ses adeptes de dire toute la vérité à la Justice.
        Me Gérard. — Pourquoi le prévenu a-t-il demandé des dépositions écrites aux témoins ?
        Me Lebeau. — C'est une nouvelle naïveté du „Père”, si vous voulez ; mais tous les prévenus ont le droit d'agir de la sorte.”
        Les témoins à décharge a-t-on dit, ont été hypnotisés :
        — Cela ne tient pas debout. Ils ne sont pas stupides, parce que doristes. Il y a, parmi eux, des commerçants, des adjoints de police, des chefs de fabrication, etc. Ce ne sont donc pas des candidats à la folie. Ce sont des gens sincères qui ont une religion comme beaucoup de leurs semblables.”
        L'éloquent défenseur s'étend longuement sur le cas de M. R..., chef de fabrication dans une importante usine, et que le procureur du roi a appelé, on le sait, un „cas désespéré”. Ce fut un témoignage remarquable. Quant à l'Ecole morale, c'est une petite église nouvelle. Il y a trois mille doristes...
        — Quinze mille, rectifie le „Père”.
        Me Gérard. — Le bouddhisme compte 500 millions d'adeptes.
        Me Lucien Lebeau démontre que la valeur du dorisme ne peut être contestée et que soutenir que Dor est un imposteur serait violer l'article 14 de la Constitution.
        Le président. — Nous sommes tous d'accord là-dessus.
        Me Lebeau. — C'est pour en arriver à l'histoire des troncs, Monsieur le président. J'en tire la conclusion que le dorisme peut s'extérioriser et que le prêtre, ici le Père Dor, peut chercher quelques ressources pour entretenir son église et organiser son culte. Il y a dans l'église de M. Dor les mêmes pratiques que dans les autres églises. En ordre principal, le tribunal doit s'incliner devant cette petite église. Pas de superstitions grossières ici, comme chez les sorciers. Pas de doctrine : il n'y a rien. Vous avez pour devoir de vous incliner sinon ce serait empiéter sur un domaine qui échappe à votre appréciation. M. le procureur du roi a parlé de l'égoïsme de Stuart Mill et de l'égoïsme doriste.
        M. Mahaux. — Je n'ai pas voulu faire de comparaison !
        Me Lebeau. — Les poursuites sont injustes à priori. S'il avait ouvert un café ou un cinéma où il aurait empoisonné l'âme des enfants, comme a dit un juge, il n'aurait pas été poursuivi. Non, il a ouvert une école qui a donné de bons résultats pour une foule de gens. On le poursuit même pour des faits qui n'ont fait l'objet d'aucune plainte. Les Anglais et les Américains laissent se fonder toute espèce de religions. Voilà la manière large, libérale, de comprendre la liberté des cultes.”
        L'avocat, qui parle d'abondance, avec une belle clarté — il est peut-être un peu long, trop abondant — en vient aux manœuvres frauduleuses. On reproche au „Père” ses phrases emphatiques, sa propagande exagérée, et on en a conclu qu'il est un charlatan :
        — Il faut aux chefs de religions un orgueil extrême, la conviction que leurs idées sont supérieures à toutes autres. Ils se persuadent que leur doctrine est la plus belle. Si Mahomet avait fait imprimer actuellement les phrases du „Père”, il eût été traduit en correctionnelle. L'exagération du langage correspond à l'exagération du sentiment. Luther s'est attaqué au Pape, il a soutenu qu'il était l'Antéchrist, il a déchaîné des guerres autour de ses idées, il était convaincu qu'il avait la raison pour lui !”
        Un détail qu'oublie Me Lebeau : en entrant au château de la Wartbourg, Luther, se faisant appeler „chevalier Georges”, avait la barbe entière, les cheveux longs, et portait l'épée au côté. Le „Père” ne porte aucune épée...
        — Il arrive à ces fondateurs de religions de croire que leurs idées viennent du Ciel. Mahomet a cru avoir reçu la visite de l'ange Gabriel. Il n'y a pas de mahométans ici... Je puis dire qu'il s'est trompé. Fra Angelico, quand il peignait, se croyait sous l'inspiration divine ; son orgueil était donc formidable, puisque ses toiles étaient, disait-il, peintes par Dieu. Dor a dit : „Christ parle à nouveau”. Pourquoi ? Parce qu'il est imbu de la doctrine du Christ ; en toute sincérité, il se croit le Christ réincarné. Je ne vous demande pas de dire que le dorisme est une religion parfaite, mais de reconnaître que „Christ” et „Messie” n'ont aucune intention frauduleuse. Il serait étonnant qu'un homme comme Dor parlât comme un autre. Je conclus qu'il ne peut pas être permis au procureur du roi de dire qu'il y a intention frauduleuse parce qu'il y a des expressions emphatiques. Ce n'est pas une preuve directe de l'intention frauduleuse.”
        Même raisonnement quant aux allures réclamières de l'inculpé.
        — On oublie que la propagande religieuse sincère se concilie avec la réclame commerciale. Il est faux de conclure de cette réclame à une intention frauduleuse. Les prophètes sont souvent des hommes qui manquent de goût. Pour parler aux foules, ils emploient parfois un langage cru, imagé, pour produire un effet certain sur les esprits durs. A la première page de „Christ parle à nouveau”, il y a, c'est certain, une image de mauvais goût ; c'est du pathos. Mais ce qui est écrit au-dessous : „Une seule chose peut sauver l'homme : l'amour du bien”, est admirable. Est-ce le fait d'un charlatan ?”
        Me Lebeau évoque l'Armée du Salut, qui rend d'énormes services ; elle fait une réclame commerciale, ses adeptes portent des costumes ridicules, ils ont une musique criarde.
        — Des banderoles annonçaient un jour, à Charleroi : „La Maréchale vient”. Je me demandais qui pouvait bien être cette maréchale...”
        Me Lebeau conduit avec une fine ironie :
        — Si certains hommes étaient modestes, ils ne seraient rien : ni députés, ni ministres...”
        Le costume, les cheveux du „Père” :
        — Il se croit le dépositaire pur et dernier de la doctrine du Christ. Son costume confirme sa mentalité. Il porte la barbe et les cheveux comme le Christ. Notre barbe et notre costume n'indiquent-ils pas notre mentalité ?”
        A ce propos, il est aussi question de Barrès, l'écrivain des sentimentalités nouvelles, et, peut-on dire, le dorisme est une sentimentalité nouvelle ; celui des morts successives, et les réincarnations sont un peu des morts successives de notre Moi. Mais Bérénice et Bougie-Rose : que nous voilà loin, décidément, de la petite vieille dame à collerette blanche qui reproche des horreurs au „Messie”...
        Est-il faux que Dor soulage des maladies par son fluide ? Nullement, affirme Me Lebeau. Antoine le Guérisseur a aussi été poursuivi, lui qui soutenait que toute pensée a son fluide, mais deux médecins ont reconnu que les guérisons d'Antoine étaient indiscutables, bien qu'il ne se fût agi que de maladies nerveuses. Le Père Dor dit que la foi peut amener des guérisons ; d'après lui, les médecins ne remontent pas à la cause. Le „Père” ne dit pas qu'il guérit, mais qu'il soulage momentanément, que ses malades doivent être leur propre médecin. Il leur indique une morale excessivement dure et sévère ; il exige de ses adeptes un effort surhumain.
        Et le fluide ?
        — On a parlé du fluide-homme, du fluide-femme, du fluide-colère, etc. On a fait des plaisanteries. Ce n'est pas une sorte de courant électrique dont M. Dor aurait le monopole. Tout homme dégage une influence, c'est ce que M. Dor a voulu dire ; influence qui produit un effet attractif ou répulsif.”
        Me Bonehill soutient que Me Lebeau n'explique rien... Par exemple !
        Me Lebeau explique encore une fois l'opération individuelle, l'opération générale, les poses du „Père”, les offices de la Toussaint dans le culte doriste. Il évoque la Rome antique et les catacombes, les persécutions contre les chrétiens.
        — Le sentiment religieux est nécessairement excessif. Il y a des martyrs dans toutes les religions. Ce qui fait la beauté du soldat mourant au champ d'honneur, c'est qu'il est fou. Si le soldat réfléchissait devant le canon, il se cacherait. L'Humanité est faite de ces folies. M. Dor est en proie à la folie religieuse ; c'est son droit, il faut l'acquitter !
        Me Gérard. — il a perfectionné le système d'Antoine.
        Me Morichar. — Qu'est-ce que cela signifie ? A quoi cela répond-il ?
        Me Gérard n'insiste pas.
        Me Lebeau prouve encore que M. Dor ne force pas ses adeptes à acheter ses livres.
        — M. Dor, dit-il, a bien le droit de vivre des bénéfices de la vente de ses livres.”
        Il est midi et demi. L'honorable président, dont la courtoisie est extrême, demande à Me Lebeau combien de temps il compte encore plaider. Me Lebeau en a encore pour deux heures. En conséquence, l'audience est levée et l'affaire, remise en continuation à mercredi prochain, sera terminée ce jour-là.


      

        Escortés d'agents de police, le „Père”, sa femme et une adepte se dirigent vers la gare. Plusieurs milliers de personnes les accompagnent, riant, criant, hurlant. Devant la gare, des gosses font provisionna mottes de gazon pour en bombarder le „Messie”. Un éminent avocat bruxellois, qui s'en retourne encore une fois à Saint-Gilles avec une plaidoirie „rentrée” — Me Morichar n'a pas encore pu plaider, et c'est douloureux, dit-on, une plaidoirie „rentrée”... — cet avocat se précipite sur les gosses, leur fait honte de tant de gaminerie, et les jeunes manifestants abandonnent leurs projectiles végétariens.
        Et le train ramène à Uccle Pierre le Démolisseur…

                                           Pierre GRIMBERGHS

    La Belgique, 24 novembre 1916


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