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Bossuet - je doute quelque fois si je dors ou si je veille
Qu'est ce donc que ma substance, ô grand Dieu ? J'entre dans la vie pour en sortir bientôt, je viens me montrer comme les autres; après il faudra disparaître. Tout nous appelle à la mort : la nature, comme si elle étoit presque envieuse du bien qu'elle nous a fait, nous déclare souvent et nous fait signifier qu'elle ne peut pas nous laisser long-temps ce peu de matière qu'elle nous prête, qui ne doit pas demeurer dans les mêmes mains, et qui doit être éternellement dans le commerce: elle en a besoin pour d'autres formes, elle la redemande pour d'autres ouvrages. Cette recrue continuelle du genre humain, je veux dire les enfans qui naissent; à mesure qu'ils croissent et qu'ils s'avancent, semblent nous pousser de l'épaule, et nous dire : Retirez-vous, c'est maintenant notre tour. Ainsi, comme nous en voyons passer d'autres devant nous, d'autres nous verront passer, qui doivent à leurs successeurs le même spectacle. O Dieu ! encore une fois, qu'est-ce que de nous ? Si je jette la vue devant moi, quel espace infini où je ne suis pas ! si je la retourne en arrière, quelle suite effroyable où je ne suis plus ! et que j'occupe peu de place dans cet abîme immense du temps ! je ne suis rien; un si petit intervale n'est pas capable de me distinguer du néant : on ne m'a envoyé que pour faire nombre; encore n'avoit-on que faire de moi, et la pièce n'en auroit pas été moins jouée, quand je serois demeuré derrière le théâtre.
Encore si nous voulons discuter les choses dans une considération plus subtile, ce n'est pas toute l'étendue de notre vie qui nous distingue du néant; et vous savez, Chrétiens, qu'il n'y a jamais qu'un moment qui nous en sépare. Maintenant nous en tenons un; maintenant il périt, et avec lui nous péririons tous, si promptement, et sans perdre de temps nous n'en saisissions un autre semblable; jusqu'à ce qu'enfin il en viendra un auquel nous ne pourrons arriver, quelqu'effort que nous fassions pour nous y étendre; et alors nous tomberons tout-à-coup manque de soutien. O fragile appui de notre être ! ô fondement ruineux de notre substance ! In imagine pertransit homo (Psaumes XXXVIII,7). Ah! l'homme passe vraiment de même qu'une ombre, ou de même qu'une image en figure; et comme lui-même n'est rien de solide, il ne poursuit aussi que des choses vaines, l'image du bien et non le bien même : aussi est-il in imagine, sed et frustra conturbatur.
Que la place, que nous occupons en ce monde, est petite! si petite certainement et si peu considérable, que je doute quelquefois avec Arnobe, si je dors ou si je veille : Vigilemus aliquando, an ipsum vigilare, quod dicitur, somni sit perpetui portio (Advers. Gent. lib. II, sub. init.). Je ne sais si ce que j'appelle veiller, n'est peut être pas une partie un peu plus excitée d'un sommeil profond; et si je vois des choses réelles, ou si je suis seulement troublé par des fantaisies et par de vains simulacres.
Prœterit figura hujus mundi (I Cortinthiens VII, 31) : « La figure de ce monde passe, et ma substance n'est rien devant Dieu :» Et substantia mea tanquam nihilum antete (Psaumes XXXVIII, 6). Je suis emporté si rapidement, qu'il me semble que tout me fuit et que tout m'échappe. Tout fuit en effet, Messieurs; et pendant que nous sommes ici assemblés, et que nous croyons être immobiles, chacun avance son chemin, chacun s'éloigne sans y penser de son plus proche voisin, puisque chacun marche insensiblement à la dernière séparation : Ecce mensurabiles posuisti dies meos (Psaumes XXXVIII, 6).
Jacques Bénigne Bossuet, Chef-d'oeuvre oratoire, ou, Choix de sermons panégyriques et oraisons funèbres (1662)
Sermon sur la Mort, Premier point, p.11
source : GoogleBooks
Tags : doute, imagination de la matière
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