-
Camille Lemonnier - Les Charniers - Bouillon
Nous allions à Bouillon.
Au premier tournant de la route, près d'un grosse ferme où des soldats jouaient au bouchon, une sentinelle croisa le fusil et cria :
- Qui vive ?
- C'étaient les postes belges. Ils étaient échelonnés de distance en distance, quatre hommes et un caporal, et se repliaient, à mesure qu'on les relevait, sur leurs campements, dans les villages et dans les champs.
On répondait :
- Belgique.
Le caporal montait sur le marche-pied, mettait la tête dans la voiture, regardait s'il n'y avait pas de contrebande de guerre, disait : c'est bon, et les bidets repartaient, pendant que la sentinelle se replaçait au port d'armes.
Nous traversions successivement des landes, des bruyères et des bois, sous un ciel gris rayé de hachures de pluie. L'horizon plaquait de noir les paysages. On n'entendait dans ces solitudes que le cri bruant lourdement voletant dans les roseaux, le gloussement de la poule d'eau dans les marais, les querelles des geais et des pies dans les futaies.
Une mélancolie immense suait de la terre amoitie.
Par moment une sourde rumeur lointaine grandissait en se rapprochant : le nez dans les visières, un gros de lanciers au galop. Puis le tremblement décroissait ; les hautes silhouettes emmêlées aux crinières flottantes se faisaient petites, au loin. Et le silence recommençait.
A deux lieues de Bouillon, les postes se rapprochaient, le mouvement augmenta ; çà et là couraient des ambulances.
La première que je vis me poigna l'âme.
Camille Lemonnier, Les charniers, p.2-3
source : archive.org
Tags : père, épreuve
-
Commentaires