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Chez le Christ (La Belgique, 10 novembre 1916)
Chez le « Christ »
Le Père Dor, Messie du XXe siècle.
Trouvé, l'autre matin, dans mon courrier, le billet suivant :
– Viendra devant le tribunal correctionnel de Charleroi, les 9, 10 et 11 novembre, l'affaire du Père Dor, surnommé le Nouveau Christ ou le guérisseur des âmes. Ce grand-prêtre de la nouvelle doctrine donnait à Roux des consultations quotidiennes suivies par plusieurs centaines d'auditeurs. Il eut quelque succès, mais des plaintes aussi surgirent. Le Parquet, après une laborieuse instruction, se décida à poursuivre. Des centaines de témoins sont cités. Il en est qui habitent Saint-Pétersbourg, car le Père officia en Russie également. La population de Charleroi est divisée en Doristes et Anti-Doristes. Cela nous promet des débats intéressants.”
Et cet autre avis :
– Allez donc interviewer le Père Dor qui officie 344, rue du Moulin, Uccle-Saint-Job. Très intéressant !”
Un nouveau guérisseur des âmes ? Voilà bien les effets de la guerre : on ne trouve plus de pommes de terre, mais les „sorciers” et les guérisseurs des âmes affluent... Les tireuses de cartes doivent avoir aussi une plus nombreuse clientèle : certains esprits sont si affaiblis, si désorientés !
Le Père Dor ! Cet homme n'est pas un inconnu pour des journalistes qui, à diverses reprises, l'ont taquiné. Rien n'est sacré pour un sapeur, dit la chanson. Il y a des journalistes qui se conduisent comme des sapeurs. Quelle engeance !
Le Père Dor ! Mais, vous le savez sans doute, c'est le neveu de feu Antoine-le-Guérisseur, qui enseignait un nouveau spiritualisme tous les dimanches à Jemeppe-lez-Liége, qui publiait l'„Unitif”, bulletin mensuel de l'antoinisme, et l'„Auréole de la Conscience”, où il affirmait qu'un seul remède pouvait guérir l'humanité : la foi, et que c'est de la foi que naît l'amour. Le neveu est un guérisseur comme l'oncle dont la puissance magnétique a guéri de nombreux malades. Le neveu guérit notamment les névralgies et la jaunisse, l'asthme et la constipation... Les Doristes seront bientôt 200,000, et, comme les Antoinistes, il y a six ans, ils pourront un jour envoyer au Parlement une pétition monstre pour obtenir la reconnaissance du culte doriste.
Et le Messie du XXe siècle, comme il s'intitule, était attrait devant un tribunal correctionnel, lui qui se proclame, comme Victor Hugo, citoyen de l'Univers ! Quelle engeance aussi, les magistrats belges !
Voilà pourquoi mercredi, au petit jour, par une pluie battante et crépitante, je faisais la dure ascension de la montagne de Saint-Job lez-Uccle. Et tout en escaladant les pentes abruptes, je songeais qu'un jour Gladstone composa une carte des courants religieux : chrétiens, universalistes, unitaires, théistes, sceptiques, athées, agnostiques, néo-païens, sécularistes, panthéistes, positivistes... Cette carte est à réviser ; elle contient trop de lacunes !
Un petit bâtiment en briques rouges, propre, fort avenant : „Ecole morale”. C'est là qu’il habite... Une tête de femme derrière un judas... La porte s'ouvre... Me voici dans une sorte de chapelle laïque... Des bancs, des murs blanchis à la chaux. Une pancarte : „Christ parle à nouveau... Pour jouir de la véritable vie, un seul remède, l'amour de soi-même, c'est-à-dire l'amour de la perfection”. Au fond, un grand tableau : un homme, une sorte de moujik tout de noir vêtu, cheveux retombants, barbe étalée, donne une consultation à une femme qui porte dans ses bras un enfant souffreteux. Ce doit être „le Père” ; ce doit être Lui... C'est intitulé : „le Messie nouveau”.
Une porte s'ouvre... Le moujik apparaît. Je pénètre dans une pièce grande comme une cellule de trappiste. Le „Père”, souriant, m'avance un siège... Il est habillé de noir ; des fils argent ourlent la barbe ; les cheveux ne retombent plus sur les épaules. Physionomie empreinte d'une grande douceur...
– Je savais que vous alliez venir...”
Comment, Lui aussi ! Comme le „sorcier” de Woluwe, alors ? C'était vexant... !
– On m'avait dit qu'un journaliste viendrait peut-être m'interviewer...”
Je le questionne :
– Pourquoi, monsieur, devez-vous comparaître devant le tribunal correctionnel de Charleroi ?
– Il y a trois ans, voyez-vous, il y a eu une descente du Parquet à Roux. On m'accusait, par lettre anonyme, de pratiquer, n'est-ce pas, l'art de guérir. Je ne donne pas de médicaments. Je vais à la cause du mal, voyez-vous. Pas d'effet sans cause. Je remonte à la cause. Celui qui ne veut pas se corriger ne peut pas être guéri.
– Quels genres de maladies soignez-vous ?
– Toutes les maladies physiques et morales.
– Avec succès ?
– Il y a énormément de guérisons.
– Mais pourquoi donc poursuit-on ?
– On m'accuse d'avoir commis une escroquerie. Ce n'est pas vrai. Je n'ai aucune instruction...
– Comment faites-vous vos livres ?
– Il me faut du temps... Je mets une phrase, puis une autre... Je cherche des mots pour entourer ma pensée. Il y a des mots qui ne sont pas de moi...
– Vous êtes Belge...
– Je suis né à Mons-Crotteux, près de Liége. En l'an VIII j'ai été en Russie. L'an IX je me suis établi à Roux-Wilbeauroux... En Russie, j'ai été poursuivi pour avoir guéri... J'aurais dû, voyez-vous, passer au tribunal... Je suis parti...
– Vous voulez, si je ne me trompe, dématérialiser l'homme ?
– Oui. Je détruis le mot Dieu... L'amour existe, elle se réincarne...
– Etes-vous théosophe ?
– Non, mais je dis qu'il y a, voyez-vous, des réincarnations. Tant que l'homme a une imperfection, il revient sur la terre.
– Avez-vous beaucoup de visites ?
– Environ quatre cents par jour. Avant la guerre, j'avais de 500 à 600 malades par jour. Ils achètent mon livre s'ils le veulent... Je vous le donnerai...
– Je crois me rappeler que vous préconisez l'abstinence charnelle ?
– Non, l'excès, le trop. Il y a des malades par excès.
– Etes-vous malthusien ?... Néo-malthusien ?
Le Père paraît ne pas comprendre…
– Dites-vous aux ouvriers : „ Pas plus d'enfants que vous ne pouvez en nourrir” ?
– Je ne dis pas cela !... Il faut laisser tout naturellement venir le fruit de la semence. Je combats l'avortement, voyez-vous... Si l'on m'écoutait, il y aurait dix fois plus d'enfants.
– Quel est, en somme, votre système ?
– Je recommande l'effort avant tout. Je démolis la foi, la prière... Je vais à la cause…
– Laquelle ?
– La colère, l'égoïsme... Il y a alors des excès. L'homme ne sait pas se contenter de ce qu'il a. Il faut être content de son sort. Tout ce qui arrive est un bien. Il faut voir le mal en autrui pour soi-même. Nous ne souffrons que de notre imperfection. On peut lire les mauvais livres, pour voir où est le vice. Ici, il n'y a pas de religion. Je démolis Dieu, la prière, la foi, Voyez-vous...
– Eloignez-vous les catholiques de l'église ?
– Non... Je guéris des personnes pour qu'elles aillent à la messe. Il y a des guérisons par la foi. J'ai les prêtres contre moi. Je suis poursuivi à l'instigation d'une dame et de prêtres. Me Lebeau, du barreau de Charleroi, me défendra, avec Me Morichar, de Bruxelles. Il y a des personnes achetées qui vont dire des choses atroces... C'est un complot, une vengeance... Il y a des femmes qui se sont amourachées de moi... J'ai refusé... Elles vont dire que j'ai commis des attentats à la pudeur...
– Savez-vous ce que c'est que l'hypnotisme ?
– Moi, ouvrier, j'ignore tout de l'hypnotisme, autant que ce poêle...”
Le Nouveau Messie me reparle des devoirs des époux, des poursuites qu'on lui intente pour escroquerie.
– Je vends mon livre fr. 2.50... Il me revient à fr. 0.80. Il y a une femme qui n'est pas contente... J'ai une liste de neuf cents personnes guéries dont je n'ai pas accepté un centime... L'homme doit trouver son bonheur en lui-même. Pas de religion. C'est un obstacle pour l'avancement moral. Je démolis l'antoinisme...”
Sainte Vierge, que de démolitions !
– L'homme ne doit pas s'adresser à Dieu, à aucun dieu. Dieu est une invention, l'homme existe de toute éternité... Je détruis l'athéisme...”
Cette fois, je n'y suis plus du tout... Destructions et démolitions : démolition du théisme, destruction du „pole” opposé, l'athéisme... Venons-en à la pluralité des mondes...
– Pensez-vous que d'autres mondes soient habités ?
– Oui...
– Mais, jusqu'à présent, malgré des primes alléchantes, aucune communication interplanétaire n'a été établie... Pourquoi ?
– Il y a des mondes supérieurs et des mondes inférieurs... Nous ne pouvons pas communiquer avec des mondes qui ne sont pas égaux au nôtre. Les autres mondes, en communiquant avec nous, nous rendraient de mauvais services.”
Nouvelle bifurcation :
– Tout vient de nos imperfections... Je sens par une sensibilité que je ne sais pas expliquer. Il est inutile d'expliquer les choses incompréhensibles. A chacun selon ses œuvres... On dit : „Mon Dieu, aidez-moi !” C'est se remettre à d'autres du soin de se corriger soi-même.
– On vous aime bien ?
– Si on m'adore, c'est que je suis adorable.”
Voilà qui est parler net. Comme il remarque que je jette les yeux sur une porte vitrée qui donne accès à ce que j'ai appelé une chapelle laïque, Il me dit :
– Il y a, dans le bas, des vitres claires, afin que du dehors on puisse voir ce qui se passe ici... Il y a eu des femmes enragées...
– De grandes amoureuses ?
– ...qui se jetaient sur moi... J'ai dû une fois me barricader à l'aide de chaises et de mon bureau...”
Quelle engeance aussi, les femmes !
Sur ma demande, le Père, dont la bonhomie est infinie, laisse pénétrer des malades... Je m'assieds dans un fauteuil... Je regarde et j'écoute...
Une femme entre dans la cellule...
– Eh ! bien, ma fille...
– Cela va un peu mieux, mon père...”
Mais que fait donc le Père ? Planté droit sur un tapis en face de la malade, il se tourne de côté, étend le bras droit, ouvre la main... Il penche la tête... La malade est recueillie... Les pythies, dans l'Ancienne Grèce, s'asseyaient sur un trépied... Leurs cheveux se dressaient, elles rendaient, comme le raconte saint Basile, de l'écume par la bouche, elles proféraient des mots pleins d'ivresse et de folie. On sait pourquoi... Le Père est calme sur son tapis, la figure souriante... Cela dure une demi-minute...
– Et maintenant, ma fille ?
– Cela va mieux, mon père... Mon mari fume de trop... Je voudrais qu'il se modère...
– Il doit venir me consulter...
– Je le lui ai dit...
– Ne le forcez pas... C'est bien. Allez, ma fille...”
Ce bras droit étendu, cette main ouverte... J'y suis !... C'est le signal de l'opération, au moment pendant lequel Il répand sur les malades le baume salutaire... Ce n'est pas le fameux fluide magnétique de Mesmer, l'agent thérapeutique par excellence, à cette époque de barbarie.
Une autre femme est introduite...
– Il faut être sage... le plus possible ma fille... Ne pas douter... Le mal attire le mal, et la peur de mourir attire la mort. Il faut vous humilier le plus possible...
– Je ne sais pas prendre d'œufs, mon père...
– Suivez le régime végétarien... Allez, ma fille, bon courage...”
Le Père, après ces consultations, me montre dans une pièce voisine des rayons charmés de piles de livres noirs... Ce sont des exemplaires du livre : „Christ parle à nouveau”.
– J'en avais commandé 10,000 il y a cinq ans... Il m'en reste environ 5,000... Je n'ai donc pas gagné beaucoup d'argent à les vendre…”
Quelques mots encore...
– Viendrez-vous, demande-t-Il, à Charleroi ?
– Oui…
– Qu'allez-vous dire ?
– Le pour et le contre, sans parti pris.”
Dans la chapelle, devant le tableau...
– Je suis le Messie pour ceux qui croient en moi...”
Je serre la main au Messie, la main qui se lève, qui annonce la venue du baume guérisseur.
Cet homme est un charmeur... Oui, j'irai à Charleroi, jeudi...Pierre GRIMBERGHS
La Belgique, 10 novembre 1916
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