• Délivrez-nous du mal - Une vie d'Antoine le Guérisseur, par Robert Vivier (La Nation Belge, 5 février 1936)(Belgicapress)

    Délivrez-nous du mal - Une vie d'Antoine le Guérisseur, par Robert Vivier (La Nation Belge, 5 février 1936)(Belgicapress)DELIVREZ-NOUS DU MAL

    Une vie d’Antoine le Guérisseur, par Robert Vivier

        M. Robert Vivier est parmi nos romanciers l'un de ceux qui attirent le plus l'attention. Après Non. son roman de début, Folle qui s'ennuie lui valut le prix Albert. Après qu'il eut failli avoir le prix du populisme.
        Malgré le prix dont se recommande cet « isme » nous nous demandons si ce dernier est viable ? En tant, bien entendu, que genre délimité, classé. Cette étiquette qu'on a mise un peu arbitrairement, à la suite d'un de ces engouements subits comme il y en aurait tant à classer dans une Histoire des Caprices Littéraires si quelqu'un s'avisait de l'écrire un jour, est en train de pâlir... Car si le « populisme » est vieux comme le roman lui-même, dès lors qu'ayant laissé les milieux aristocratiques et grand bourgeois il s'est occupé des humbles gens, on ne le voit pas comme un compartiment bien défini, étanche, évoluant en vase clos tirant tout de lui, ramenant tout à lui, n'ayant d'autre fin que lui. Il amènerait forcément un rétrécissement du champ visuel de l'écrivain, lui faisant négliger l'homme pour un homme déterminé, limité par des frontières sociales comme le héros du roman régionaliste est borné par les frontières de sa petite, trop petite patrie. Or, ayant eu l'occasion dernièrement, à propos d'Hubert Krains, d'aborder la querelle du régionalisme nous repoussâmes pour notre auteur la qualification de régionaliste dans le sens péjoratif qu'on y attache le plus souvent. Car pour être régionaux au sens purement géographique, ces romans n'en sont pas moins largement humains. On pourrait même dire que presque tous les romans sont régionalistes alors qu'il en est bien peu qui du milieu, du décor, des actes et des mobiles qui commandent les actes, s'élèvent à l'homme. C'est celui-ci, cette image de nous-mêmes que nous cherchons en fin de compte. Il nous est assez indifférent, après tout, de le trouver dans notre classe ou dans notre habitat. Pourvu que nous le trouvions.
        Nous avons lieu de croire cependant qu'avec Folle qui s'ennuie M. Robert Vivier avait bien voulu faire un roman populiste. Qu'ayant été assez adroit pour cacher ce qu'il y avait dans le choix de son sujet et de ses personnages de systématique, ayant montré assez d'art pour masquer derrière son œuvre son intention, nous n'avions point à le quereller là-dessus. Ceci pour dire que nous le querellerons encore moins à propos de son nouveau roman : Délivres-nous du mal, qui paraît chez Grasset. Cependant c'est M. Andre Thérive qui passe pour le chef de l'école du populisme et qui, après avoir lui-même mis en scène dans un de ses romans, Sans Ame, un milieu d'Antoinistes français, suggéra à M. Robert Vivier d'écrire la vie du Père Antoine qui forme le sujet du présent livre. « Comme cet humble avait grand cœur, explique l'auteur lui-même, il voua son temps et ses forces à ceux qui avaient besoin de lui. Le problème de la souffrance, tant physique que morale, l'amena à remettre tout l'univers en question. » Tout l'univers en question ! Ah ! sommes-nous loin de ces piètres limites où nous enferme un genre littéraire, ou une altitude d'esprit, un goût, un caprice. Aussi nous avons dit assez là-dessus. Et nous n'avons plus qu'à admirer avec quelle pénétration psychologique aiguë, avec quel don de l'introspection, avec quel art de l'analyse Robert Vivier reconstitue un Antoine le Guérisseur qui n'est peut-être pas dans chaque détail la reproduction fidèle de son modèle, mais qui pose avec une lucidité parfaite et une sympathie aussi, faute de laquelle un roman ne saurait vivre, la question si passionnante du thaumaturge et de la thaumaturgie.
        Comme le savant et le sociologue le romancier peut se pencher sur certains phénomènes avec cette objectivité qui réclame même ses droits dans ce que nous pensons être le domaine de la déraison. Il les étudie par le dedans et il arrive ainsi à fournir l'explication pour ne pas dire la justification de faits qui confondent le bon sens. Terrain fécond en ce que nous sommes en plein mystère, aux confins où l'intelligence s'irrite de ne plus rien comprendre mais vers où nous attire un instinct profond. Nous devons bien l'avouer, la science dont nous étions si sûrs voici vingt ans, a subi bien des assauts. Les théories les plus éprouvées pour ne parler que de la microbienne en dernière instance, se sont vu infliger des démentis cinglants et ont été remplacés par des thèses diamétralement opposées. Et comme il n'y a rien de nouveau sous le soleil, aux yeux des sceptiques la science fait aujourd'hui figure d'une mode où repassent toujours les mêmes modèles. Et pas plus tard qu'hier, un de nos amis médecins nous avouait sans ambages que la médecine était la chose au monde à laquelle il croyait le moins, assuré d'autre part que la divination des thaumaturges et des rebouteux était plus près du secret des guérisons que toute la science du professeur le plus réputé...
        Mais laissons ce paradoxe malgré la part de vérité qu'il pourrait contenir et tenons-nous en au livre de M. Vivier. Il l'a divisé en trois parties : L'Histoire d'un homme, Le Don de Guérir et Le Père dans son Temple dont la première nous a paru la plus intéressante. Pour la raison qu'elle tient exclusivement du roman sans aucun mélange clinique. Nous oserions presque dire, y dût-on voir un démenti de ce que nous affirmions plus haut, pour sa saveur « populiste ». Avec une justesse dans la description, une minutie dans le détail dont aucun cependant ne paraît importun et qui nous confondent, l'auteur étudie l'éclosion et la formation de son personnage dans le milieu où il est appelé à récolter ses adhérents, à fonder ce qu'on a appelé son église. Milieu de mineurs dans la banlieue de Liége que M. Vivier dessine, si on peut dire, d'un crayon sûr, sans rien omettre, mais sans aucune de ces lourdes surcharges dont un naturalisme agressif ne nous eut pas fait grâce. « – Allez jouer, il fait si beau », disait sa maman au petit Louis Antoine. « Car les mères wallonnes disent vous à leurs enfants. C'est comme une caresse timide », observe l'auteur. Le petit Louis interrogeait sur tout et sa mère répondait : « C'est le bon Dieu. Ainsi l'enfant grandit dans une atmosphère à la fois enjouée et grave. Ecolier, il apprenait avec une étonnante facilité. Il écoutait avec avidité l'instituteur vanter la science et combattre la superstition, cependant que l'oncle Eloi, évoquant son grand-oncle à lui, mort à cent sept ans, affirmait avec solennité qu'il n'y aurait plus jamais de centenaires à Mons-Crotteux ni à Flémalle parce qu'il y avait trop d'inventions et trop de médecins. Au sortir de l'école, Louis descend à la mine. Quand il y a tant d'autres métiers à la face du ciel ! Comme si le ciel répondait à son interrogation muette sa lampe s'éteint... Devenu chaudronnier la conscription l'appelle. Il n'est pas fâché de voir du pays, étant envoyé en garnison à Bruges. L'aumônier lui reproche seulement de trop aimer les livres. Rappelé sous les armes pendant la guerre de 70, au cours d'un exercice, son fusil s'étant trouvé chargé par une fatalité inexplicable, il tue un compagnon. C'est l'épreuve qui, toute sa vie, pèsera sur lui. Son idylle avec Catherine, son mariage. Son départ pour l'Allemagne où il y a pénurie de bons ouvriers, puis pour la Russie. Mais les faits, menus faits quotidiens interrompus par un drame, ne valent que par leur réaction sur cette nature renfermée et réfléchie, honnête et droite, « qui ne blâmait point autrui, comprenant que chacun avait son goût et s'amusât à sa manière ». Et déjà le troublait la prescience d'un étrange pouvoir qui lui faisait refuser par honnêteté, de jouer aux cartes avec ses camarades. « Car il ne tenait pas à profiter du gain d'autrui. L'argent c'est le travail et nul n'en a de trop. »
        Jusqu'ici, tout le monde peut donner son adhésion non seulement à l'homme mais à sa beauté morale. Dès que nous abordons la seconde partie du livre, cette sympathie se rétracte et n'est plus que de la curiosité. Non point qu'on doute de la sincérité d'Antoine. Mais notre scepticisme a trop beau jeu devant la puérilité et le côté ridicule des séances de tables tournantes et de spiritisme assez grossier ou verse maintenant notre héros. Que telle ait été la voie où Antoine trouva enfin la révélation de lui-même est historiquement possible. La mort de son fils, mystère devant lequel la science montre une lamentable carence, par le contre-coup qu'elle provoqua au plus profond de lui, y aida d'ailleurs considérablement. Mais nous nous en excusons auprès de l'auteur, autant nous sommes saisis par la puissance de guérir qui, à certaine séance, se manifeste chez Antoine et qui nous donne vraiment la sensation du mystère, autant les pratiques spirites nous apparaissent vides et pauvres et nous leur refusons notre audience tout net. D'où certain malaise provoqué par la dualité qu'il n'était pas possible à l'auteur d'écarter dès lors qu'il « romançait » véritablement la vie d'Antoine et qui déforce ce qu'il y a dans le personnage de pathétique et de bouleversant. Par exemple à force d'art et porté comme par le fluide même que répandait le thaumaturge, le romancier retrouvera dans la troisième partie et, surtout, dans la fin de son livre, cette sérénité où Antoine, dégagé de ses propres contingences, rejoint enfin ce degré de sublimation où le voient ses fidèles. Il y a dans ces pages un accent d'autant plus émouvant, un climat dont le paroxysme se maintient avec d'autant plus d'aisance, que l'auteur ne cesse d'user des moyens les plus simples. M. Robert Vivier possède le don du lyrisme intérieur. Le don essentiel du romancier.

                                             Charles BERNARD.

    La Nation Belge, 5 février 1936 (source : Belgicapress)


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