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Feuillets littéraires - Un Prophète (L'Indépendance Belge, 12 février 1936)(Belgicapress)
FEUILLETS LITTERAIRES
Un ProphèteNotre compatriote Robert Vivier, le poète subtil de Déchirures, le romancier de Non et de Folle qui s'ennuie, qui lui valurent, l'an dernier, le Prix Albert Ier, vient de consacrer sous ce titre : Délivrez-nous du mal (Paris, Grasset), une étude psychologique très poussée à Antoine le Guérisseur, fondateur de l'Antoinisme.
Quoi que l'on puisse penser de cette religion nouvelle, reconnue d'ailleurs, implicitement, par l'Etat, il faut bien constater qu'elle compte actuellement 300,000 adeptes, plus de 40 temples en Belgique (dont un, très important, dans un grand faubourg de Bruxelles), deux à Paris, d'autres à Vichy, Nice, Monaco, Tours, Nantes, Lyon, Valenciennes. Le 26 juin 1924, cinq mille pèlerins assistaient à la consécration par la Mère du second temple parisien.
Un mouvement mystique aussi considérable, en plein vingtième siècle, a de quoi nous surprendre, mais aussi nous émouvoir. Quelle est donc la qualité d'âme de l'homme qui l'a provoqué, qui a su lui donner une telle vitalité et lui assurer une telle extension ?
C'est à cette question que répond le livre de de M. Vivier, livre de poète et de psychologue, d'abord, mais aussi d'historien, et presque de clinicien, car l'auteur n'a négligé aucune source et son ouvrage est documenté comme un travail de chartiste.
Pour surprendre le processus psychique, à demi conscient, par lequel l'ouvrier mineur Louis Antoine, dit Eloy, devint le « guérisseur » célèbre de 1912, M. Vivier recourt sans cesse aux procédés intuitifs, qui, en quelque manière, l'identifient à son personnage.
« Madame Bovary », c'est moi, disait Flaubert. M. Vivier pourrait parler de même. Il le pourrait d'autant plus et d'autant mieux que sa nature essentiellement réceptive le prédisposait à recevoir les confidences posthumes d'un Antoine et que, grâce à son mariage, il a pris de l'âme slave une connaissance bien utile quand il s'agit de comprendre et de pénétrer la substance intime d'un fondateur de religion.
M. Vivier, d'ailleurs, s'est plu à proclamer cette dette dans la dédicace de son ouvrage : « A ma Femme, à qui je dois les pensées et les sentiments de ce livre ». Les auteurs ne sont pas toujours aussi francs et aussi reconnaissants…*
* *Le Père de l'Antoinisme nait au village de Mons, près de Liège, le 7 juin 1846, dernier enfant d'une très pauvre famille de houilleurs. Dès douze ans, il descend dans la mine. Mais il n'est pas comme les autres. Un sérieux précoce, un goût du silence et de la méditation le distinguent de ses compagnons.
Très vite, il remontera à la surface, incapable de supporter le travail dans les ténèbres du fond. Il entrera dans la métallurgie, puis fera son service militaire, au cours duquel son régiment fut envoyé à la frontière pendant la guerre franco-allemande de 1870.
C'est alors qu'Antoine, soldat modèle pourtant, aimé et estimé de ses chefs, causa involontairement la mort d'un camarade, pendant un exercice de tir. Il avait, jamais on ne sut comment, oublié une cartouche à balle dans le canon de son fusil.
Ce fut, pour lui, l'épreuve, la grande épreuve qui le plaça devant le terrible problème des responsabilités. Il sentit tout de suite qu'il lui faudrait payer un jour le prix du sang qu'il avait répandu. Il le payera de la mort de son unique enfant.
Son service fini, il part travailler en Allemagne, épouse au retour, en avril 1873, une simple fille de chez lui, Jeanne-Catherine Collon, aimante et dévouée, compréhensive aussi, qui sera un jour la Mère, après la désincarnation de son mari.
Le couple repart aussitôt pour l'Allemagne où, en septembre de la même année, il leur naît un fils. Deux ans plus tard, le ménage reparaît au pays de Meuse, et, jusqu'en 1879, Antoine travaille comme machiniste dans un charbonnage, puis exerce le métier de marchand de légumes ambulant.
Un obscur instinct, cependant, le pousse à s'enrichir, comme s'il se rendait compte qu'il va avoir besoin de loisirs pour accomplir sa mission. Il se fait donc embaucher, avec un gros salaire, comme contremaître aux aciéries de Praga, près de Varsovie. Il y reste sept ans. Quand il rentre en Belgique, il devient encaisseur aux Tôleries de Jemeppe, où sa femme est nommée concierge. Mais ils ont du bien. Ils achètent du terrain, font bâtir, pourraient vivre du produit de leurs loyers.*
* *Antoine a alors exactement quarante ans. Cet illettré, ce simple frappe tout le monde par on ne sait quelle majesté mystérieuse. Lui-même, inquiet, vaguement tourmenté, semble attendre encore la suite de sa destinée. Il éprouve un immense besoin de se rendre utile à ses frères les hommes, de secourir leur misère.
Sa sincérité, au reste, n'a jamais été contestée, même par les juges devant lesquels, par deux fois, en 1901 et en 1907, on le fera comparaître pour exercice illégal de la médecine.
C'est par spiritisme qu'il accédera progressivement à la compréhension totale de son rôle. Il fonde un cercle, Les Vignerons du Seigneur, et s'y consacre tout entier à l'évocation des esprits et à la guérison des malades. Car il guérit indubitablement. Il guérit des ulcères, des fractures rebelles, les maladies du poumon. Il attire sur lui le mal. Il en délivre les patients.
Le magnétisme, l'autosuggestion, sans doute, expliquent cette thaumaturgie simpliste. Mais il y faut aussi une immense effusion de tendresse fraternelle. Antoine guérit ses malades parce qu'il les aime profondément, parce qu'il est prêt, réellement, à donner sa vie pour sauver la leur. M. Vivier expose tout cela, en un style collant étroitement à l'objet, avec une intensité, une force de suggestion quasi hallucinante et qui, parfois, émeut jusqu'aux larmes.*
* *Mais la partie la plus belle de l'ouvrage me paraît être celle où nous voyons Antoine, après la mort de son fils – car lui, qui pouvait tant pour guérir autrui, n'a jamais pu soulager ses propres souffrances, ni celles des siens – s'élever peu à peu, par un effort psychique d'une incomparable grandeur, à la négation du mal et de la mort.
Cet ouvrier aux mains calleuses a vu ce que ne voient plus les savants : cette chaîne sans fin d'échanges qui constitue la vie de l'Univers. Il guérissait le mal physique : c'était peu. Il s'attache, à présent, à guérir le mal moral, c'est-à-dire le manque de Foi et de l'Amour. Ce qu'il exige, maintenant, de ses adeptes, c'est qu'ils acceptent de souffrir avec joie, avec confiance, conscients que leurs maux ont un sens, une utilité dans le jeu mystérieux des forces cosmiques.*
* *Ce n'est rien de penser ainsi. D'autres l'ont fait, des philosophes, des poètes, des savants. Ce qui est tout, c'est d'avoir, comme Antoine, le don de persuasion qui crée les prophètes et qui fanatise les foules.
M. Robert Vivier conduit son personnage jusqu'à cette journée de juin 1912, qui vit la mort d'Antoine, épuisé par les jeûnes, les prières, les méditations, et aussi pour avoir prodigué aux malades, aux souffrants, aux affligés, toutes ses réserves de fluide vital. Qu'on dise que rien, dans cette histoire, n'est scientifique ; que les esprits forts la traitent par le mépris ; que l'on raille avec hauteur l'incurable superstition des foules ; il n'en reste pas moins qu'Antoine a fait du bien à des centaines de milliers d'êtres que les médecins ou les religions établies ne pouvaient pas soulager ; et que, par surcroît, il a inspiré à M. Robert Vivier une des plus beaux livres, un des plus riches, des plus nobles, des plus largement et profondément humains qu'il nous ait été donné de lire depuis bien longtemps.Georges RENCY.
L'Indépendance Belge, 12 février 1936 (source : Belgicapress)
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