• Fondateur de religion (Le Messin, 1er juillet 1912)

    Fondateur de religion (le Messin 1 juillet 1912)

    FONDATEUR DE RELIGION

        Ce fut une curieuse destinée, que celle du petit et doux vieillard qui vient de mourir en Belgique, a Jemmepe, et qu’on appelait Antoine le Guérisseur. Ouvrier modeste, il avait fini par fonder une religion, ou peu s’en faut. Il avait son credo, son temple, ses fidèles. Son œuvre, parait-il, sera continuée par sa veuve : destinée deux fois surprenante dans la calme et positive Belgique, peu coutumière d’ordinaire de ces exaltations mystiques.

        Antoine Louis avait soixante-six ans. Fils de cultivateurs, il n’avait pas eu le temps ni le moyen de pousser bien loin ses études. Quand il quitta l’école de son village, il savait lire à peine et rien de plus. Comme tant de ses compatriotes, il alla aux mines qui, contre un dur labeur, assurent du moins aux travailleurs du sous-sol une certaine sécurité.
        Rien ne distinguait alors Antoine de ses camarades, si ce n’est sa bonté et sa sensibilité. Pendant qu’il faisait son service militaire, son fusil, étant parti tout seul, tua malencontreusement un homme de son peloton. Il en conçut une grande peine qui marqua sur lui et le tourna vers les méditations intérieures. A sa sortie du service, il reprit sa vie d’ouvrier. Puis il devint marchand de légumes. Mais son commerce ne marcha point et, de nouveau il lui fallut s’embaucher aux charbonnages. Cette fois, d’ailleurs, il dut s’expatrier et partir pour la Pologne, où le Société qui l’employait avait des mines importantes.
        Ce séjour dans les pays slaves détermina, semble-t-il, la suite de sa carrière. Il y gagna d’abord une certaine aisance qui lui valut l’indépendance matérielle. Il y subit en outre l’influence du milieu, vibrant et parfois illuminé.
        Tandis qu’il travaillait à la mine, sa femme tenait une pension qui bientôt devint florissante.
        Lui, quand il ne causait pas avec des mystiques russes ou polonais, lisait des ouvrages scientifiques, s’occupait de médecine, étudiait la méthode Raspail de guérison par le camphre. En même temps, sa douceur naturelle se développait au spectacle des scènes douloureuses dont il était parfois le témoin, émeutes sanglantes et répressions sauvages.
        Quand il revint dans son pays, avec quelque avoir, il pensa que son devoir était de mettre le fruit de ses réflexions au service de ses contemporains et il s’y employa de tout son cœur.

        Non point d’abord sans quelques flottements qui prouvent que ses idées étaient plutôt des aspirations vagues et que, s’il concevait le but de sa mission, il n’était pas fixé sur les moyens de la remplir.
        Il avait obtenu, à son retour au pays, une place d’agent d’assurances qui, jointe à ses économies, lui donnait la sécurité. Avec un menuisier de ses amis, il commença par se lancer dans le spiritisme.
        Dans un petit café du bourg, on évoquait l’esprit des grands hommes. On demandait à Victor Hugo ou à d’autres des conseils et des règles de vie. Le petit groupe, qui se consacrait à ces recherches théosophiques, reconnaissait l’hospitalité qu’il recevait d’Antoine en l’acceptant pour son chef. C’était la Société des vignerons du Seigneur.
        Elle avait un journal qui s’appelait le « Tombeau » et qui soutenait d’ardentes polémiques avec le pasteur protestant de l’endroit. Au bout de quelques mois, le menuisier spirite se mit à faire de la politique. Antoine, resté seul, suivit alors sa voie, travaillant à la fois à guérir le mal physique et à prêcher le bien moral.
        Il acquit comme guérisseur une grande notoriété. Au début, il avait eu recours à certains procédés classiques, notamment les massages, ensuite à certains gestes rituels. Peu à peu, comme les « Christian Scientists » d’Amérique, il se persuada que la volonté seule suffisait à guérir. Il ne réussit pas cependant à sauver son fils unique, qui mourut à vingt ans. Mais le courage tranquille avec lequel il subit ce coup accrut l’estime dont il jouissait.
        A dire vrai, il méritait cette estime par son désintéressement et par sa sincérité. Bien que, dans les dernières années de sa vie, il eut cru devoir se couvrir d’une lévite noire et laisser pousser sa barbe, ce qui lui donnait une allure de mage, bien que, après avoir été longtemps rebelle à la publicité, il eût cédé aux instances des reporters et des photographes, ce n’était pas un charlatan, et il n’a pas bénéficié personnellement de son activité. Les Etats-Unis, dont nous parlions tout à l’heure, ont connu des prophètes plus avides.
        L’Antoinisme, ainsi désignait-on la religion nouvelle, avait connu de beaux succès. Une dame, qu’Antoine avait guérie, donna 20.000 francs pour construire un temple, Des dons venus de tous les coins de l’Europe permirent de créer et de faire vivre une revue, l’« Auréole de la conscience ». Enfin, il y a deux ans, une pétition couverte de cent mille signatures sollicita la reconnaissance légale du culte antoiniste. C’était la grande notoriété.

        A vrai dire, ce culte, qui a ses cérémonies et ses prêtres, est assez difficile à définir.
        Les publications officielles manquent un peu de précision. Elles nous apprennent que l’amour du prochain est la base de tout et doit s’appliquer indistinctement à tout le monde. Quant au devoir qui résulte ce principe, Antoine le Guérisseur le résumait ainsi :
        « Nous ne sommes pas arrivés tous au même degré de développement intellectuel et moral et Dieu place toujours les faibles sur notre chemin pour nous donner l’occasion de nous rapprocher de Lui. Il se trouve parmi nous des êtres qui sont dépourvus de toute faculté et qui ont besoin de notre appui ; le devoir nous impose de leur venir en aide dans la mesure où nous croyons en un Dieu bon et miséricordieux. »
        Le Père, comme l’appelaient ses fidèles, estimait que, par là, on arriverait à la tolérance absolue. « Quand on sera pénétré de l’enseignement d’Antoine le Guérisseur, il n’y aura plus de dissension entre les religions, parce qu’il n’y aura plus d’indifférence, nous nous aimerons tous, parce que nous aurons enfin compris la loi du progrès, nous aurons les mêmes égards pour toutes les religions et même pour l’incroyance, persuadés que nul ne peut nous faire aucun mal et que, si nous voulons convertir nos semblables, nous devons leur démontrer que nous sommes dans la vraie religion en respectant la leur et en leur voulant du bien. Nous serons alors convaincus que l’amour naît de la vraie foi qui est la vérité ; mais nous ne la posséderons que lorsque nous ne prétendrons pas l’avoir. »
        On ne peut nier que ce ne fussent la tout au moins des intentions excellentes et le rêve d’un très brave homme. Ce brave homme n’est plus. Mais sa femme lui succède. On lit en effet, dans la circulaire que le conseil d’administration vient d’adresser aux fidèles :
        « Mère le remplacera dans sa mission et suivra toujours son exemple. Il n’y a donc rien de changé. » Il sera intéressant de voir si la disparition du fondateur entraîne la mort de l’œuvre ou si, au contraire, l’idée survivra. On sera fixé dans peu de mois.

    Le Messin, 1er juillet 1912, repris dans Le Parisien du 18 juillet 1912


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