• G. Lenotre - Guérisseurs (Le Monde illustré, 2 janvier 1909)

    G. Lenotre - Guérisseurs (Le Monde illustré, 2 janvier 1909)

     Pages d’autrefois

    GUÉRISSEURS

        Aux environs de Maubeuge, en une partie du Nord où les gens ne sont point crédules, exerce en ce moment un guérisseur qui, d'un geste, moins encore, d'un mot, d'un simple regard, délivre de leurs maux les impotents qui viennent le consulter.
        Il y a foule. La porte de l'homme aux miracles est assiégée par tous les malades de la région. Il les reçoit, un par un, les laisse s'approcher de lui, leur demande de quoi ils souffrent, et, d'un ton de conviction et de recueillement profonds, il leur dit : « Allez, vous êtes guéri ! » Ils s'en vont et il faut croire qu'ils sont guéris, en effet, puisque le défilé ne cesse point et que la réputation de ce bienfaiteur de l'humanité s'étend maintenant, paraît-il, dans toute la contrée.
        Certains sceptiques, qui se prétendent éclairés, riront de cette fantasmagorie : les sages seront plus réservés. A la vérité, on ne sait pas ; on ne sait rien. Qui pourrait affirmer qu'il n'y a pas là un cas d'hypnotisme, quelque phénomène magnétique, quelque miracle de la volonté ? Qui oserait dire, après les étranges découvertes faites par la science, depuis vingt ans, que cet homme n'est pas un précurseur ? Son cas, à la vérité, n'est point nouveau : qu'on se rappelle la vogue extraordinaire du zouave Jacob, qui, au temps du second Empire, n'employait pas d'autre remède : le fameux trombone de la garde, – je crois bien me rappeler que le zouave Jacob était trombone, – fut, durant plusieurs mois, une des célébrités de Paris, et je ne sais même si l'Académie de Médecine ne fut pas invitée à examiner ses procédés. Il vit peut être encore : riche ? pauvre ? toujours en possession de son étrange pouvoir ? Je l'ignore. Ce serait là une curieuse figure de disparu à ressusciter.
        Le rédacteur des Souvenirs de la marquise de Créquy a consigné dans son livre charmant que, à l'époque de Louis XVI, tous les cochers, les palefreniers, les marmitons, les garçons de cuisine et surtout les laquais, furent en grand émoi : on n'en pouvait garder aucun à l'antichambre ; quand on les envoyait quelque part, ils n'en revenaient pas : les maîtres d'hôtel en perdaient la tête ; et comme la même chose arrivait dans presque toutes les maisons, on avait fini par en parler dans le monde et personne ne savait à quoi cela pouvait tenir.
        Or, il était arrivé d'Alsace un prodigieux médecin qui guérissait toute espèce de maladie par la simple imposition d'une de ses mains. Il ne recevait pas d'argent ; mais il était convenu que les personnes qui pouvaient payer donnaient quelque chose en s'en allant, et suivant leurs moyens, à une grosse fille qui se tenait derrière la porte. Ce médecin était allé s'établir dans une maison de la rue des Moineaux, sur la butte Saint-Roch, et c'était là que toute la livrée de Paris tenait ses assises. La foi des clients était telle qu'ils eussent mis en lambeaux toute personne qui se serait permis d'émettre un doute sur la guérison radicale des miraculés : une bonne femme avait amené au thaumaturge sa fille, boiteuse de naissance. Il lui toucha les hanches et lui ordonna de marcher sans béquilles. La boiteuse obéit et tomba de tout son long ; mais la mère s'écria que sa fille était une entêtée, qu'elle faisait exprès : et toutes les commères qui se pressaient dans la rue, voyant la malade s'en aller, comme elle était venue, cahotant sur ses béquilles, la huèrent, lui reprochèrent son obstination, et peu s'en fallut qu'on ne l'écharpât pour la punir de « sa mauvaise volonté ».
        Le fait est éloquent : il prouve de la part des bonnes gens qui ont recours à ces sortes de charlatans, une confiance si absolue, une foi si robuste, que c'est déjà là une sorte de prodige. Le rédacteur des piquants Souvenirs de la marquise de Créquy était un homme extrêmement spirituel, le soi-disant marquis de Courchamps. Il rit beaucoup, il s'indigne presque, de la naïveté des dupes que faisait le médecin fantaisiste de la rue des Moineaux. Il ne se doutait pas qu'un cas d'auto-suggestion bien autrement singulier le guettait lui-même. Quand il eut terminé d'écrire les sept volumes d'anecdotes qu'il attribuait à la vieille douairière, il s'imagina être devenu la douairière en personne. Il sortait vêtu d'une robe et d'un bonnet à la Fanchon ; son logement ressemblait à un boudoir de marquise : tentures de lampas, rocailles merveilleuses, lit à baldaquin et à bouquets de plumes. Assis sur ce lit majestueux, il se coiffait d'un bonnet attaché sous le menton par un ruban de nuance tendre ; une camisole de femme couvrait sa poitrine ; un vieux tartan était jeté sur ses épaules : on eût juré être en présence d'une vieille de soixante-dix ans, surtout lorsqu'il chantait de sa voix tremblante et nasillarde les refrains légers du XVIIIe siècle. On raconte qu'un jour M. de Durfort, venant pour lui parler et ne l'ayant jamais vu, lui dit en le saluant :
        – Madame, pourriez-vous m'apprendre où est M. de Courchamps ?
        Si un écrivain d'esprit – et Courchamps en avait beaucoup – parvient à s'hypnotiser au point de changer de sexe, faut-il s'étonner de l'empire qu'un homme de forte volonté peut exercer sur des âmes naïves ? Et d'ailleurs, qui peut se targuer d'être réfractaire à l'inexplicable et mystérieuse influence de l'imagination ? Existe-t-il un incrédule qui n'ait son petit coin de superstition ? A l'époque même où les gens du monde prenaient en pitié leurs laquais courant au guérisseur de la rue des Moineaux, eux-mêmes étaient engoués du baquet de Mesmer et payaient des sommes énormes pour être admis à pénétrer chez l'inventeur du fluide éthéré, auquel ils attribuaient toutes les vertus curatives. Ce fameux baquet était une sorte de cuve en métal, remplie de bouteilles cassées, et recouvert d'une toile verte d'où sortaient des tringles de fer recourbées : les Mesméristes se rangeaient autour de ce meuble bizarre et chacun tenait le bout d'une des tringles qu'il s'appliquait sur les yeux, dans l'oreille, aux reins, contre la poitrine, au creux de l'estomac, à la gorge, suivant le mal à guérir. L'effet miraculeux du baquet ne se faisait pas attendre : l'un des malades était pris de frisson ; l'autre se voyait inondé de sueur ; celui-ci tombait en convulsion ; un quatrième entrait en contemplation séraphique. Ici le patient riait à gorge déployée ; son voisin bâillait en pleurant, tandis que dans un coin de la salle, le docteur Mesmer s'occupait à toucher de l'harmonica.
        Son élève et son successeur, le docteur Deslon, supprima l'harmonica dont il ne savait pas jouer, mais il ajouta au baquet magique l'intervention d'une somnambule : c'était la première qui se produisait à Paris et elle inspira autant de terreur que d'admiration.
        Cette personne extra-lucide était une paysanne de Chatou, âgée de trente-quatre ans, qui, jusque-là, n'était jamais sortie de sa basse-cour. Quand elle était dans son état naturel, on ne pouvait pas en tirer une seule parole correctement prononcée ; mais, une fois sur le trépied, elle rendait des oracles en termes scientifiques et sibyllins. Tous les adeptes du magnétisme avaient en la somnambule du docteur Deslon une foi aveugle : les plus grands seigneurs, les plus nobles dames la consultaient et déclaraient s'en trouver à merveille : certains médecins même attestaient que la composition des tisanes qu'elle ordonnait étaient des chefs-d'œuvre de combinaison médicale. Le pouvoir surnaturel de cette fille ne rencontrait qu'un seul incrédule... et c'était le docteur Deslon lui-même. Ah ! comme il en fut sévèrement puni !
        Il faut dire que Deslon, qui n'avait pas plus de quarante ans et qui était d'une santé très robuste, supportait à lui tout seul, depuis la retraite de Mesmer, toutes les fatigues des opérations magnétiques. Un jour qu'il était en train d'endormir sa somnambule, il l'interrogea sur une petite douleur qu'il se sentait au creux de l'estomac. La pythonisse répondit qu'elle y voyait une cause de mort certaine et prochaine : que c'était un point noir, exubérant et putrescent ; que la grande quantité de fluide magnétique absorbée par le docteur avait l'inconvénient de lui corroder le système nerveux, de lui allumer la bile et de lui décomposer le sang, d'où venait qu'elle lui donnait le conseil de se baigner souvent et de ne magnétiser personne avant le retour du printemps, ni surtout pendant la canicule où l'on allait entrer. Cette fille ajouta que le docteur ne vivrait pas deux mois s'il ne suivait son avis.
        On l'a vu, Deslon ne croyait pas à la double vue de sa collaboratrice : ou, du moins, il y croyait suffisamment quand il s'agissait des autres ; mais quand sa propre santé était en question, il préférait des avis moins hasardés : il ne tint aucun compte du diagnostic porté par la somnambule et mourut dans le délai qu'elle avait fixé.
        Des commentaires et réflexions dont le pseudo-marquis de Courchamps agrémentait le récit de cette aventure, on ne doit retenir que cette formule qui devrait servir de règle à tous les savants et de leçon à tous les sceptiques : « Il faut savoir ignorer : il faut s'y résigner humblement, avec un sentiment de résolution soumise : il faut savoir dire à l'intelligence humaine, ainsi que l'Eternel à l'Océan révolté : Tu n'iras point au delà de ces remparts de roches où j'ai marqué ta limite : ici tu briseras l'orgueil de tes flots. »

    G. LENOTRE.

    Le Monde illustré, 2 janvier 1909


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :