• Henri Bonnet, Paris qui souffre, la misère à Paris - XIXe arrondissement

        Le XIXe arrondissement est à la fois le hangar aux matériaux et le garde-manger de Paris. Les citadins du centre n'ont pas souvent occasion de s'y rendre ; à peine font-ils, une fois ou deux en leur vie, l'excursion des Buttes-Chaumont. Cependant le mouvement des affaires est aussi important qu'aux Halles et la foule qui se presse semble venir de toutes les régions d'alentour. Ici, nous ne sommes pas sur un territoire d'habitation hors duquel on travaille ; c'est un lieu d'industrie et de commerce actif, animé, bruyant, qui attire et captive. Cela du moins est vrai pour les deux premiers quartiers, la Villette et le Pont-de-Flandre qui sont en plaine ; les quartiers d'Amérique et du Combat ont d'autres traits.
        A la Villette, la première chose qu'on voit, c'est le canal qui coupe en deux le quartier, et ensuite se prolonge dans le Pont-de-Flandre qu'il sectionne en croix. Puis, les Magasins Généraux, les établissements de la Douane et de l'Octroi, la direction des Pompes Funèbres, les ateliers de la Compagnie des Petites Voitures, le dépôt des Omnibus, la raffinerie Lebaudy, et dans le Pont-de-Flandre, mais pas très loin de la Villette, la raffinerie Sommier et l'usine à gaz. On a idée déjà du monde qui circule et travaille. Il faut plusieurs milliers de tombereaux ou de camions pour le transport de tout ce charbon, de tout ce bois de construction, de toutes ces farines, de tous ces matériaux, ciments, plâtres, pierres meulières, briques, tuiles, produits chimiques et de ces pierres de taille qui sont venues par le canal. Tout ce qui est lourd vient à Paris par voie fluviale, parce que ce mode de transport est moins cher qu'un autre. Il a fallu des conducteurs à ces bateaux, il faut des bras pour la décharge. Les quais de Seine, de la Loire, de l'Oise et de la Marne offrent une animation qui ne cesse qu'avec le jour. Le quartier compte 50.000 habitants, mais il convient d'y ajouter la population des bateaux qui sans doute n'est pas fixe, puisqu'elle ne cesse de se renouveler, mais qui s'élève à plusieurs milliers d'âmes. C'est un des points les plus vivants de Paris.
        Le Pont-de-Flandre a beaucoup moins d'habitants, 15.000 environ. La plus grande part de son territoire est prise par les abattoirs, l'usine à gaz et le canal. L'animation y est intense. De toutes parts, par rues, par chemins de fer et par canaux arrivent au marché les moutons, les boeufs et les porcs, que les bouchers de gros et de détail attendent un peu plus loin. A peu près toute la viande que l'on débite à Paris est ici préparée et vendue. Dans la rue de Flandre, il n'existe pour ainsi dire pas une maison où l'on ne voit un boucher, un charcutier ou un tripier. Les débits de vins sont aussi très près les uns des autres, et à l'intérieur, derrière des grillages élevés pour cela, se traitent, entre agriculteurs et marchands, des ventes importantes que l'on règle sur place, en argent. — Sur les quais on décharge des peaux, des blancs minéraux et surtout du charbon, pour l'usine à gaz. — Dans la rue de Flandre, l'Urbaine a un dépôt de voitures et de nombreux intermédiaires ont ouvert des bureaux de placement.
        A vrai dire, toute cette foule, qui travaille ou fait commerce aux abattoirs ou au marché, n'habite pas le quartier. Ce sont ou des commerçants de la ville, ou des propriétaires de la campagne, ou des ouvriers, meneurs de bestiaux, tueurs, maîtres ou garçons d'échaudoirs qui, la plupart, habitent Pantin ou Saint-Gervais. La population qui réside ressemble beaucoup à celle de la Villette. Ce qui domine, ce sont les ouvriers et ouvrières des sucreries, les débardeurs, les charretiers, palefreniers, laveurs de voitures, tous gens dont le travail est dur et qui dépensent de la force. Il y a de bons métiers. Ainsi, les conducteurs de fardiers, qui dirigent de cinq à huit chevaux, reçoivent de bons salaires et des pourboires sérieux dans les chantiers où ils déchargent leurs pierres. Il y a des ressources en nourriture, car les bas morceaux dont ne veulent pas les bouchers au détail sont laissés à bon compte aux journaliers des abattoirs. Malgré cela, ceux, qui manquent du nécessaire sont nombreux. Les institutions du genre de celles qui sont encouragées ou dirigées par les Compagnies des Chemins de fer, telles qu'économats, caisses de secours, de prêt et d'épargne font ici défaut. Les salaires, si gros qu'ils soient parfois, sont absorbés au jour le jour ; en sorte que le chômage et la maladie sont de véritables fléaux. L'abus des boissons fortes si excusable, mais en même temps si dangereux, pour cette population de travailleurs, apporte encore une nouvelle source de misères. Cependant, dans le Pont-de-Flandre et la Villette le travail manque rarement ; c'est pour cela, sans doute, qu'il y a tant d'ouvriers étrangers, surtout des Italiens, des Belges et des Allemands. Les paresseux, les individus sans profession sont la très rare exception. Ils ne sauraient à qui parler pour dire leurs malheurs. On est de la Villette et l'on a tant à faire, qu'à peine de loin en loin, peut-on descendre dans Paris. Les lieux les plus nécessiteux sont : à la Villette, passage Choquet où se sont établis des chiffonniers ; rue de Tanger, rue de Flandre, rue Riquet, et beaucoup plus haut dans la rue de Flandre, passage Joinville, où dominent les nombreuses familles de raffineurs, rue d'Allemagne, rue de Meaux et rue Petit où l'on rencontre beaucoup d'inscrits du bureau de bienfaisance. Au Pont-de-Flandre, les rues de Nantes, de l'Argonne, Rouvet, le passage Auvry sont une agglomération de malheureux, composée surtout de débardeurs et de sucriers. Et partout, dans l'ensemble des deux quartiers, on subit le contre-coup des accidents de la vie de Paris. Un arrêt dans la batellerie, dans la construction, ou dans l'aisance générale, et tout ce monde en souffre. Les demandes de secours doivent se produire par violentes poussées à la suite d'événements ou de phénomènes sociaux qu'il est difficile, pour ne pas dire impossible, de prévoir, mais qu'on pourrait tenter d'étudier.

    Henri Bonnet, Paris qui souffre, la misère à Paris (1907)
    source : Gallica


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