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Jean-Marie Klinkenberg - L'insulte (dans Le Jeu de la langue)
Ce jeu social de la distance, un autre type de jeu sur la langue le met en évidence : l'insulte.
L'insulte est une des expressions langagières les plus brutes et les plus évidentes de la relation de pouvoir. On peut en effet parler avec d'un acte social, comme le sont l'acte d'allégeance, la déclaration d'amour, le salut. Le code civil le sait et entend bien gérer et canaliser ce type de sociabilité-là. Mais, en tant qu'acte verbal, elle présente deux particularités. D'abord, l'insulte est un acte pur. A priori, elle n'a besoin d'aucun matériau particulier. Un mot aussi banal que 'chaise' peut devenir une insulte : il faut et il suffit que l'intention d'insulter (contenue dans un membre de phrase comme "tu n'es qu'un..." ou dans un autre signe contigu comme un geste ou une tonalité particulière) existe et soit reconnue. Ensuite, l'insulte, instrument de pouvoir, institue d'abord une relation de contre-pouvoir. Avec elle, il s'agit de mettre en place une relation nouvelle, qui évince toutes celles que les formes policées de la langue pnt pu construire, et qui pose les partenaires dans une relation vierge, où tout peut advenir : avec l'insulte, on saisit donc le moment principiel qui fonde l'être et l'identité. Sur le plan social, l'insulte mime une joute ouverte, dont l'enjeu est un pouvoir à établir : ouverte, car elle peut déboucher soir sur le pouvoir exercé (dans ce cas, il y a victoire de l'insulteur), doit sur le pouvoir subi (c'est sa défaite).
Par rapport à l'argot, l'insulte à ceci de plus : elle met en évidence le fait que la pratique langagière est (peut-être même tout d'abord) le lien des sentiments. Dès les premiers mots de l'être humain, toutes les émotions se modulent à travers sa langue : la tendresse, la solidarité, mais aussi la colère ou la tristesse. A cet égard, l'insulte est sans aucun doute une des manifestations les plus brutes et les plus profondes de la personnalité. D'ailleurs, si la psychanalyse avait été inventée par quelqu'un d'autre que Freud, au lieu de se servir du rêve , elle aurait pu prendre l'insulte comme voie d'accès aux profondeurs de l'individu.
Imaginaire collectif : si, en principe, la mobilisation des m&tériaux verbaux de l'insulte est libre (il suffit, répétons-le, de proférer une formule comme "tu n'es qu'un..." ; c'est pourquoi tout fait farine au moulin sale de l'insulte chez Haddock, de la terminilogie rhétorique à celle de botanique), on constate qu'elle ne l'est pas dans les faits. Le matériau verbal qui la construit est rarement choisi au hasard, mais tend le plus souvent à renvoyer aux groids systèmes de valeurs qui fondent une société : les relations familiales et sexuelles, le système économique, les modes d'alimentation, les modèles éthiques. Ces systèmes de valeurs se révèlent donc à travers l'insulte et en retour, parce qu'elle les verbalise, elle contribue à les confirmer et à les renforcer de manière très visible et même caricaturale. Ce n'est donc pas seulement le psychanalyste qui pourrait la prendre comme matériau brut : ce sont le sociologue et l'anthropologue. Elle révèle en effet un puissant inconscient collectif (pas toujours beau à voir, au demeurant...).
Agent destructeur et recréateur de la relation de pouvoir, révélateur de l'identité personnelle et de l'inconscient collectif : on comprend que l'insulte doive souvent maquillerses fonctions. D'où le caractère ludique qu'elle affecte souvent. Sous le couvert du jeu, elle acquiert sa légitimité tout en paraissant paradoxalement la refuser.
Ce caractère ludique provient aussi du fait que l'insulte est pulsionnelle : grand exercice de rhétorique, elle consruit de smondes dont l'existence est momentanée, elle recourt à des inovations langagières, à des rencontres elles aussi momentanées. Il provient aussi du fait que l'insulte est destructrice ; elle constitue (avec le lapsus, le jeu de mots, la figure de style) un de ces rares moments où la langue se libère. D'ailleurs, ceux qui ont la chance de disposer de plusieurs codes linguistiques le savent : on insulte mieux dans la langue du ceur et de la solidarité que dans la langue de la raison et du pouvoir. C'est qu'avec l'insulte, la langue se libère des contraintes grammaticales et l'exicales, autant que l'insulteur se libère des contraintes sociales. Au coeur de cette libération, de grands trésors de créativité peuvent se trouver.
Au même titre que la poésie, l'insulte est donc un des lieux où trouve à s'exercer l'immense plasticité de nos langues.
Jean-Marie Klinkenberg, Le Jeu de la langue, p.151-53
« tu parles !?, le français dans tous ses états
Flammarion, 2000 en France, Paris, 2000
Tags : matière, intelligence
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